Eswar Prasad, économiste: "Une monnaie Facebook poserait une menace existentielle"
Le système financier se trouve à la veille d’une révolution. Les banques sont menacées par les acteurs de la fintech tandis que les cryptomonnaies pourraient modifier l’essence même de notre argent. "Les banques centrales doivent s'interroger sur la pertinence de leur monnaie" explique Eswar Prasad, le célèbre expert en devises qui a publié un livre sur l’avenir de notre argent.
"Depuis la parution de mon livre, je me fais souvent ‘attaquer’ lors de conférences sur les cryptomonnaies", nous confie en souriant Eswar Prasad, professeur d’économie à l’Université Cornell. Cette expérience n’est probablement pas neuve, car dans son livre "The Future of Money", il évoque déjà une discussion "longue et animée" avec un défenseur du bitcoin, âgé de 25 ans, à l’occasion d’une de ces conférences. À l’époque, il s’agissait de répondre à la question de savoir si le bitcoin était le "nouvel or".
Toutefois, Prasad voue une véritable admiration au bitcoin, une "merveille" technologique qui, depuis sa création en 2009, a enclenché un "changement révolutionnaire" au sein du système financier, écrit-il. La technologie sous-jacente, la blockchain – qui comprend un réseau décentralisé d’ordinateurs qui traitent et enregistrent les transactions – réussit à régler des paiements entre deux parties sans l’intervention d’un organe centralisé fiable comme une banque. C’était également l’objectif du bitcoin et une des raisons pour lesquelles les banques envisagent l’avenir avec inquiétude.
Les banques ont raison d’être nerveuses, argumente Prasad, mais pas à cause du bitcoin. La cryptodevise présente encore trop de lacunes. Par exemple, les fluctuations importantes dont elle fait l’objet la rendent inadaptée comme moyen de paiement, car elles obligeraient les commerçants à ajuster leurs prix tous les jours. La question de savoir si la cryptomonnaie peut remplir une autre fonction en tant que devise – comme outil de thésaurisation qui conserve plus ou moins sa valeur – alimente des discussions enflammées comme celle à laquelle Prasad fait référence.
La menace pour la survie des banques vient d’ailleurs. Tout d’abord des nouvelles sociétés de la fintech, qui sont généralement de purs acteurs en ligne et qui, grâce à l’utilisation des technologies numériques et des data, empiètent sur le cœur de métier des banques – de l’octroi de crédits aux paiements.
Mais le bitcoin jette lui aussi une ombre sur le secteur. Dans le monde entier, les banques centrales réalisent des expériences avec une version digitale de leur monnaie en complément des liquidités qu’elles distribuent, poussées dans le dos par l’essor des cryptomonnaies et la digitalisation rapide des systèmes de paiement. Le projet de Facebook de faire de Diem – son propre "stablecoin" – une monnaie digitale couverte par un panier de devises fortes comme le dollar ou l’euro, a fait trembler plus d’une banque. Quant aux banques centrales, elles considèrent comme un scénario catastrophe l’idée de perdre leur contrôle sur l’argent et l’économie.
Dans le monde entier, les banques centrales réalisent des expériences avec une version digitale de leur monnaie en complément des liquidités qu’elles distribuent, poussées dans le dos par l’essor des cryptomonnaies et la digitalisation rapide des systèmes de paiement.
Lorsque Prasad annonce une révolution imminente, il parle également de la nature même de l’argent. Le cash – les pièces et les billets – pourrait vivre ses dernières heures. Selon lui, cette perspective crée des opportunités et des dangers et vaut pour l’ensemble de la "disruption" technologique qui pèse sur le système financier. Les gouvernements et les autorités de contrôle sont confrontés à un délicat exercice d’équilibre: les innovations créées par le secteur privé peuvent réduire le prix et augmenter l’accessibilité des transactions financières, certes, mais menacent également la stabilité financière.
S’y ajoutent d’autres considérations d’ordre social: un monde sans cash rend plus difficiles le travail au noir et le commerce illégal, mais signifie également la fin de la vie privée. Prasad y voit une certaine ironie: le bitcoin est né de l’idée de réaliser des transactions sous pseudonymes sans interférence d’en haut, mais semble aujourd’hui mener à un monde de devises souveraines digitales sans confidentialité, y compris pour les plus petites transactions, et avec un pouvoir supplémentaire pour les gouvernements.
Vous vous attendez à l’émergence d’une ère de "disruption" du système financier. Quel sera selon vous le principal impact des nouvelles technologies?
Eswar Prasad: "Dans le domaine des paiements, nous constatons que les plateformes fintech commencent à proposer à grande échelle des moyens de paiement très bon marché. Prenez la Chine, où les systèmes de paiement privés Alipay et WeChat Pay (des géants technologiques Alibaba et Tencent, ndlr) sont tellement efficaces que les Chinois n’utilisent plus de cash ni un autre moyen de paiement, y compris pour les transactions les plus banales."
"Les cryptomonnaies comme le bitcoin n’ont pas réussi à tenir leur promesse d’être un moyen de paiement courant. Leur valeur fluctue beaucoup trop, elles sont lentes et ne peuvent traiter de gros volumes de transactions."
"Les cryptomonnaies comme le bitcoin n’ont pas réussi à tenir leur promesse d’être un moyen de paiement courant. Leur valeur fluctue beaucoup trop, elles sont lentes et ne peuvent traiter de gros volumes de transactions. Mais les nouveaux 'stablecoins', qui doivent la stabilité de leur valeur à leur couverture par des devises de banques centrales, promettent d’être beaucoup plus efficaces. Elles permettent d’importants gains d’efficacité, en particulier pour les paiements transfrontaliers, qui sont aujourd’hui trop lents, très chers et difficiles à suivre en temps réel. Les nouvelles technologies peuvent faciliter les flux internationaux de capitaux."
"En outre, les plateformes fintech font également irruption dans l’intermédiation traditionnelle entre les épargnants et les emprunteurs, avec des banques en ligne et d’autres acteurs qui collectent l’épargne et l’utilisent pour octroyer des crédits, sans l’intervention des banques classiques. En bref, de nombreuses parties du système financier – y compris les assurances – peuvent être bouleversées par l’arrivée de ces plateformes plus performantes. Par ailleurs, elles améliorent l’inclusion sociale en donnant un accès facile aux produits et services financiers à un plus grand nombre de citoyens, y compris ceux à faibles revenus."
Selon vous, les banques doivent craindre pour leur modèle d’exploitation et les bénéfices "excessifs" qu’elles ont pu engranger parce qu’elles ont été protégées pendant longtemps. De quels bénéfices parlez-vous?
Prasad: "Le cœur de métier des banques est menacé. Elles exercent deux fonctions traditionnelles. La première consiste à transformer les dépôts à court terme en crédits à long terme. La seconde porte sur l’information asymétrique, où les emprunteurs en connaissent plus sur eux-mêmes que les créditeurs, qui prennent un risque de crédit. La fintech permet de relever ces deux défis et se différencie surtout dans la deuxième fonction, avec des plateformes de paiement qui collectent de grandes quantités d’informations sur les utilisateurs et sur la base desquelles elles peuvent évaluer les risques. Cela semble fonctionner efficacement."
"Les banques doivent faire face à une concurrence féroce et ne peuvent plus compter sur des activités très rentables comme les paiements internationaux."
"Les banques doivent donc faire face à une concurrence féroce et ne peuvent plus compter sur des activités très rentables comme les paiements internationaux. Un autre danger encore plus important vient des cryptomonnaies créées et gérées par les gouvernements, qui leur permettraient de créer un compte individuel pour chaque citoyen au niveau de la banque centrale. Cela pourrait se traduire par un transfert des dépôts des banques commerciales vers les banques centrales (qui, contrairement aux banques traditionnelles, ne peuvent faire faillite et sont donc plus sûres, NDLR), particulièrement lors des moments de panique financière, mais aussi en temps normal."
La fintech compte sur le big data et l’intelligence artificielle pour faire la différence, mais dans quelle mesure cette approche a-t-elle été testée, par exemple lorsqu’il s’agit d’évaluer le risque crédit des clients?
Prasad: "Il est vrai que les modèles d’évaluation du risque n’ont pas encore été véritablement testés. Mais les résultats qui nous arrivent d’un pays comme la Chine sont encourageants. Alipay, qui collecte de nombreuses informations (dans l’écosystème d’Alibaba, NDLR), signale des taux de défaut de paiement étonnamment bas. C’est d’autant plus remarquable que, contrairement aux banques traditionnelles, la plateforme prête beaucoup d’argent à de petits entrepreneurs, ce qui est plus risqué. Dans des régions comme l’Afrique, l’image est moins claire : certains acteurs de la fintech font face à des défauts de paiement, ce qui les oblige à appliquer des taux plus élevés pour compenser les risques."
"Une autre question est de savoir dans quelle mesure la fintech est évolutive. En termes absolus, la fintech s’est beaucoup développée, mais si on la compare au système bancaire traditionnel, elle est encore très petite. Il est donc prématuré de dire si la fintech remplacera le système bancaire ou si elle augmentera simplement la concurrence. Beaucoup dépendra de la réaction des banques. Certaines d’entre elles se lanceront dans la bataille et d’autres rachèteront des petits acteurs de la fintech."
"Nous devrons également attendre de voir dans quelle mesure les applications de fintech réduisent réellement les risques. Dans le passé, nous avons constaté à plusieurs reprises que l’innovation financière était très prometteuse sur papier en termes de gestion et de répartition des risques, mais que dans la pratique, elle concentrait au contraire tous les risques dans certaines parties du système."
Ne risque-t-on pas également de voir l’importance prise par les données favoriser l’émergence d’acteurs dominants de la fintech, comme c’est le cas en Chine?
Prasad: "C’est une question cruciale. L’effet de réseau autorenforçant (selon lequel un réseau devient de plus en plus incontournable au fur et à mesure que le nombre d’utilisateurs augmente, ndlr) peut conduire au non-respect de la promesse de réduire le seuil d’entrée pour les nouveaux entrants. Alipay et WeChat ont réussi à donner un coup de pouce à la croissance chinoise et à l’inclusion financière, mais mènent la vie dure aux nouveaux concurrents à cause de leur position dominante."
Cette autre révolution financière – les cryptodevises nationales – est selon vous une "affaire conclue". Elles arrivent. Pouvez-vous expliquer?
Prasad: "Les paiements digitaux deviennent la norme partout dans le monde. Ils offrent de nombreux avantages par rapport au cash, comme l’efficacité et la sécurité, ce qui permet à l’économie d’évoluer davantage dans ce sens. Les banques centrales doivent se poser la question de savoir si elles peuvent conserver la pertinence de leur monnaie pour les paiements de leur clientèle. La plupart d’entre elles considèrent l’émission d’argent comme une partie importante de leur mission, ce qui, selon moi, les poussera à réagir."
"Chaque banque centrale qui expérimente aujourd’hui la cryptomonnaie souligne qu’il s’agit d’une alternative qui coexistera aux côtés du cash, mais ne vous leurrez pas : si les secteurs privé et public facilitent les paiements digitaux, l’usage de cash disparaîtra rapidement."
"Plus encore: l’émergence des cryptodevises – y compris des stablecoins – a mis le feu aux poudres dans les banques centrales. Elles sont généralement très conservatrices et évoluent lentement. C’est pourquoi je suis étonné de la vitesse à laquelle de nombreuses banques centrales osent aujourd’hui réfléchir à la transformation fondamentale de l’argent qu’elles proposent. Chaque banque centrale qui expérimente aujourd’hui la cryptomonnaie souligne qu’il s’agit d’une alternative qui coexistera aux côtés du cash, mais ne vous leurrez pas: si les secteurs privé et public facilitent les paiements digitaux, l’usage de cash disparaîtra rapidement."
Si les systèmes de paiement privés facilitent les paiements digitaux à l’aide d’argent "traditionnel", les banques centrales ne devraient pas craindre de perdre leur contrôle sur l’argent ?
Prasad: "L’argent des banques centrales peut en effet conserver sa pertinence si les acteurs privés peuvent l’utiliser pour améliorer l’efficacité des paiements. Pourquoi les banques centrales préparent-elles une version digitale de leur devise? Il y a plusieurs raisons à cela."
"Les pays moins développés considèrent leur cryptomonnaie comme une façon d’améliorer l’inclusion financière, car le secteur privé ne réussit pas à garantir un accès facile aux services financiers (ceux qui ne disposent pas d’un compte bancaire peuvent accéder à portefeuille numérique pour effectuer des paiements, ndlr). Aux Bahamas – le premier pays à mettre en place une devise digitale au niveau national, le 'Sand Dollar' – ce fut la principale motivation des autorités."
"En Suède, le secteur privé fait un travail fantastique en matière de paiements digitaux, mais la banque centrale parle tout de même de couronne digitale en tant que filet de sécurité en cas de problème technique ou de crise de confiance envers les infrastructures de paiement privées."
"En Chine, le gouvernement s’inquiète de la domination de deux acteurs – Alipay et WeChat Pay – qui empêchent la concurrence de se faire une place sur le marché et freinent l’innovation. Il s’inquiète également des énormes quantités d’informations collectées par le duo sur leurs clients, informations auxquelles lui-même n’a pas accès."
Selon vous, les cryptomonnaies comme le bitcoin ne sont pas à la hauteur de la tâche. Les "stablecoins" ont-ils plus de chances de réussir ?
Prasad: "En principe, les 'stablecoins' sont une très bonne idée et peuvent augmenter l’efficacité des systèmes de paiement. Mais les autorités de contrôle financier ont d’autres inquiétudes. Les stablecoins sont supposés être couverts par des devises sous-jacentes et des créances liquides en dollars ou en euros, mais vu qu’ils ne sont pas contrôlés par des autorités spécifiques, nul ne sait si les stablecoins conservent suffisamment de réserves sous-jacentes. Nous ne savons pas non plus s’ils seront suffisamment liquides (c’est-à-dire facilement négociables, ndlr) en période de crise. L’absence de contrôle fait aussi craindre qu’ils ne financent des activités illicites."
"Et que se passera-t-il si Facebook ou Amazon lancent un 'stablecoin" ? Ces entreprises sont présentes partout dans le monde et leurs poches sont très profondes. La création d’un 'stablecoin' pour les paiements via leur propre plateforme peut être une première étape en direction de la création d’une cryptodevise qui ne serait plus couverte par des dollars ou des euros, mais par leurs propres réserves. De telles monnaies peuvent avoir du succès dans un premier temps sur leur propre plateforme – qui sont déjà très importantes – ainsi qu’à l’extérieur. Si Facebook émet sa propre monnaie, il est possible que les citoyens lui fassent davantage confiance qu’aux devises de pays moins développés où les banques centrales ont un problème de crédibilité. C’est une menace existentielle."
"Si Facebook émet sa propre monnaie, il est possible que les citoyens lui fassent davantage confiance qu’aux devises de pays moins développés où les banques centrales ont un problème de crédibilité. C’est une menace existentielle."
Le bitcoin n’a pas tenu ses promesses en tant que moyen de paiement, mais n’est-il pas en train de devenir le "nouvel or digital"?
Prasad: "Tout comme l’or, le bitcoin profite de sa rareté, c’est-à-dire de la limite fixée à un maximum de 21 millions d’unités. Les devises des banques centrales sont au contraire illimitées. Mais pour un économiste, la rareté en soi ne crée aucune valeur fondamentale. Il faut également une utilité intrinsèque. Par exemple, l’or est utilisé dans des applications industrielles et autres, même s’il est clair que sa valeur est de loin supérieure à ce qui est justifié par ces applications. À la rareté vient s’ajouter la croyance des investisseurs dans une valeur sous-jacente."
"Concernant l’argent des banques centrales, on leur fait confiance parce qu’une banque centrale soutient sa monnaie avec l’aide d’un gouvernement qui peut lever des impôts et exiger que ceux-ci soient payés dans ladite monnaie. Les cryptomonnaies n’ont pas cette possibilité."
"Cela n’empêche pas d’autres cryptodevises, comme l'ether et la technologie sous-jacente de sa blockchain ethereum, d’avoir une utilité, par exemple pour les ‘smart contracts’ (contrats qui s’exécutent automatiquement lorsque certaines conditions sont remplies, NDLR). Cela pourrait donner à l'ether une valeur fondamentale beaucoup plus solide."
- "L’émergence des cryptomonnaies a mis le feu aux poudres dans les banques centrales. Je suis étonné de la vitesse à laquelle de nombreuses banques centrales osent aujourd’hui réfléchir à la transformation fondamentale de leur argent."
- "La fintech menace le cœur de métier des banques, qui ne peuvent plus compter sur certaines activités très rentables."
- "Si Facebook émet sa propre monnaie, il est possible que les citoyens lui fassent davantage confiance qu’aux devises de pays moins développés où les banques centrales ont un problème de crédibilité.
- "La rareté organisée des bitcoins ne crée en soi aucune valeur fondamentale."
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