Comment Facebook a rendu les médias moches et méchants
En encourageant les contenus polémiques, Facebook ne fait pas que semer la zizanie, il tarit aussi de nombreuses sources d’expression positives et constructives qui font le vivre ensemble et inflige à nos sociétés une double peine.
De plus en plus de voix s’élèvent aujourd’hui pour dénoncer les atteintes de Facebook (dites Meta) à la cohésion sociale de nos démocraties, avec en ligne de mire le fonctionnement de son sacro-saint algorithme, récemment mis en cause par la lanceuse d’alerte Frances Haugen, à l’origine des "Facebook Files".
Parmi les nombreux reproches adressés au géant du web, celui de prioriser les contenus qui divisent et polarisent.
Une critique fondamentale également reprise par Ryan Gellert, le CEO de la vertueuse marque Patagonia, qui a décidé de suspendre les campagnes publicitaires du groupe via Facebook, qu’il condamne lui aussi pour encouragements à la haine et la désinformation. Des accusations lourdes de sens qui ne doivent pas faire oublier leur corollaire: en favorisant les contenus polémiques, Facebook ne fait pas que semer la zizanie, il tarit aussi de nombreuses sources d’expressions positives et constructives qui font le vivre ensemble, et inflige à nos sociétés une double peine.
Régime censitaire du droit à la parole
Peut-être l’avez-vous constaté par vous-même, peut-être pas, mais tout qui gère une page Facebook a subi ces dernières années une chute drastique du "reach" organique de ses publications, soit une baisse de visibilité de tout contenu non sponsorisé.
Sur Internet aussi, les plus aisés peuvent parler plus fort.
En cause? Un effet d’engorgement tout naturel: plus il y a de gens qui postent du contenu sur Facebook, plus ce dernier est susceptible d’être filtré, le temps moyen passé sur un "feed" étant, si pas constant, du moins limité. Une logique aussi implacable qu’inégale, car au jeu de la visibilité, tous ne sont pas logés à la même enseigne… le raisonnement pouvant être court-circuité en sponsorisant ses posts, c’est-à-dire en payant. Une évolution incrémentale qui renforce chaque jour le fait que sur Internet aussi, les plus aisés peuvent parler plus fort. Une lecture censitaire du droit à la parole qui n’est certes pas nouvelle, mais désormais mise en œuvre dans des proportions jusqu’alors inconnues.
Effet pervers de la limitation de l’engorgement
En vue toutefois de ne pas limiter son réseau social à une succession d’annonces publicitaires et de contenus de marque (et aussi après s’être fait taper sur les doigts suite au scandale "Cambridge Analytica"), Facebook a, il y a quelques années, revu sa politique de diffusion en encourageant les interactions entre personnes "physiques", c’est-à-dire en limitant l’effet d’engorgement sur le contenu proposé par les individus, au détriment du contenu diffusé par les personnes "morales".
Une intention originellement louable (bien que cela soit ’à relativiser au vu des dernières révélations), mais qui a eu pour conséquence de mettre sur un même pied des acteurs qui ne devraient pas l’être…
Multinationales, institutions publiques, restaurants, boutiques, collectifs citoyens, ASBL, médias, blogs, etc., toutes les pages Facebook – les personnes "morales" – sont depuis maintenant des années logées peu ou prou à la même enseigne en vue d’assurer leur visibilité, c’est-à-dire orientées vers trois solutions: a) pousser du contenu sponsorisé, b) pousser des formats de contenu sur lesquels l’effet pénalisant est moindre, c) encourager le caractère "viral" du contenu poussé.
On a vu de nombreux médias modifier leur ligne éditoriale au fil de désidératas qu’ils ne contrôlaient pas, voire ne comprenaient pas…
La première solution étant réservée à ceux qui peuvent se le permettre, on a ainsi vu de nombreux acteurs – médias en tête – modifier leur ligne éditoriale au fil de désidératas qu’ils ne contrôlaient pas, voire ne comprenaient pas… Ce fut par exemple le cas des rédactions qui ont licencié des journalistes pour engager des vidéastes à leur place, les formats vidéos courts étant réputés moins pénalisés, avant de rétropédaler, l’effet d’aubaine annoncé étant finalement moins favorable qu’escompté.
Course folle de la viralité
C’est aussi la raison qui explique la course folle vers la viralité – dernière variable d’ajustement pour les moins fortunés – qui modifie structurellement la manière dont nous racontons (et percevons) le monde: titres courts, formules racoleuses, explications simplistes, impératifs à la publication, etc. Une viralité devenue le mètre étalon de la performance sur le web, sans toutefois de garantie quant à la fiabilité de la mesure, Facebook n’étant pas exempt de bugs, comme nous l’a récemment rappelé le "shut down" mondial de ses plateformes.
Sur Facebook, un petit chat mignon fait la une, bien avant le rapport du GIEC.
Sauf qu’une fois encore, en matière de viralité, tous ne dansent pas sur le même pied, ne serait-ce que parce que les contenus avec une forte charge émotionnelle sont plus susceptibles de créer de l’interactivité que les contenus rationnels… C’est ainsi que sur Facebook, porte d’entrée sur le monde pour de nombreux internautes, un blogueur « food » un peu célèbre dépasse aisément le nombre d’abonnés de la Commission européenne ou qu’un petit chat mignon fait la une, bien avant le rapport du GIEC…
Comme depuis une décennie, la caravane des réseaux sociaux passe, les sonneurs d’alerte aboient, et notre lecture du monde se rétrécit. Jusqu’à quand? Quand daignerons-nous enfin demander aux géants du web de rendre des comptes et de faire acte de transparence sur leurs pratiques? Qu’on le veuille ou non, les réseaux sociaux sont devenus trop importants pour continuer à agir comme une nébuleuse mystique. Il importe aujourd’hui de les désenchanter.
Par Kathleen et Clément Jadot, fondateurs des magazines SIROP (www.siroplemag.be) et Boulettes (www.boulettesmagazines.be).
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