Anthony Galluzzo: "Pour comprendre l’économie, il faut la raconter par les écosystèmes, non par les individus"
Maître de conférences à l’université de Saint-Étienne, Anthony Galluzzo s'intéresse principalement aux imaginaires marchands et aux cultures de consommation. Dans son dernier livre*, il étudie des célébrités entrepreunariales, comme Steve Jobs ou Elon Musk, pour déconstruire la mythologie de l'entrepreneur visionnaire, parti de rien, agissant pour le bien de l'humanité.
Pourquoi vous êtes-vous intéressé à la figure de l’entrepreneur et à l'imaginaire qui l'accompagne?
L’imaginaire entrepreneurial est peu discuté. Pourtant, cet imaginaire charrie un nombre important de représentations et d'histoires qui, répétées à l'envi, ont une influence importante sur notre façon de concevoir l’économie. Dans le cas d’Apple, par exemple, ceux qui s’intéressent à l’histoire de l’informatique savent très bien que l’idée selon laquelle deux gamins auraient créé leur entreprise dans un garage est illusoire, même si elle n’est pas entièrement fausse. Ce sont des images qui sont colportées par la presse, le cinéma et les biographies les mieux vendues. Même s’il ne s’agit pas de véritables mensonges, il s’agit d’un certain cadrage de la réalité. On retrouve des "scènes du garage" chez Disney, Amazon ou encore Google.
Un jeune Français qui lance aujourd’hui une start-up est souvent plus passionné par Elon Musk que par Bernard Arnault.
Les figures que vous étudiez sont américaines. Ces mythes réactivent ainsi d’autres mythes, notamment l’"american dream". Ils sont le signe du soft power américain?
On peut trouver partout dans le monde des célébrités entrepreunariales: Jack Ma ou Richard Branson, par exemple. La structure du récit est souvent équivalente, mais il n'en reste pas moins que le soft power américain est très puissant et le monde est surtout fasciné par leurs célébrités entrepreneuriales. Un jeune français qui lance aujourd’hui une start up est souvent plus passionné par Elon Musk que par Bernard Arnault.
Il faut se défaire de l'illusion d’un individu qui ne s’expliquerait que par une vocation, un génie, une force intérieure.
Vous notez qu'au travers de ce mythe, nous considérons l'entrepreneur comme un individu auto-institué, moteur de sa propre réussite. Mais la réalité est très différente. Derrière l'émergence de ces célébrités entrepreneuriales, il y a des dynamiques collectives, un environnement propice, etc.
Oui, il est difficile d’accepter cette réalité, car cela contrarie nos représentations romantiques: cette vision de l’individu auto-créateur, venu de nulle part, génial, etc. Les célébrités entrepreneuriales sont pourtant le produit d’un contexte historique, d’un environnement. On peut, par exemple, étudier en détail l’environnement qui a produit Steve Jobs. Dans son quartier se trouvaient les ingénieurs les plus qualifiés en électronique de l’époque. Il s’est formé à l’électronique auprès d'eux. Il faut se défaire de l'illusion d’un individu qui ne s’expliquerait que par une vocation, un génie, une force intérieure, une mystique, etc. Le financier Arthur Rock, par exemple, a été très important dans l’histoire de la Silicon Valley. Pourtant, aucune biographie ne lui a jamais été consacrée.
Il existe beaucoup de chefs d’entreprises très puissants qui ne sont pas des célébrités entrepreneuriales.
Mais qu'est-ce qui fait la singularité de ces célébrités entrepreneuriales? Qu'est-ce qui marque leur différence avec un chef d'entreprise lambda?
Toutes les célébrités entrepreneuriales investissent dans le storytelling. Elles savent se raconter, se mettre en scène. Elles savent s’insérer dans l’actualité. Ces célébrités exercent une fascination charismatique et constituent des communautés de fans. Elles savent entretenir un rapport clientéliste avec certains journalistes. La figure de l’entrepreneur permet d’ordonner une réalité chaotique en un récit linéaire, facilement compréhensible. Il existe beaucoup de chefs d’entreprises très puissants qui ne sont pas des célébrités entrepreneuriales, et qui n’ont certainement pas cherché à en devenir, comme Larry Page et Sergey Brin, les fondateurs de Google, par exemple. Être une célébrité entrepreneuriale permet plusieurs choses: attirer à soi la ressource humaine, à savoir les meilleurs managers, les travailleurs les plus qualifiés, etc. Cela a aussi un effet sur la notoriété de l’entreprise, sur sa valorisation actionnariale. Les récits qui animent le mythe de l'entrepreneur mettent le marché en intrigue et en récit. Cette dramatisation peut paraitre anodine, mais elle a des conséquences sur la manière avec laquelle nous nous représentons l’économie.
Aucune entreprise n’est une création ex nihilo.
Vous montrez aussi qu’il n’y a pas d’eurêka dans le domaine entrepreneurial. L'entrepreneur ne part jamais de rien ?
L’invention strictement individuelle n’existe dans aucune discipline, pas plus dans l’industrie que dans la science. On construit toujours sur la base de ce qui a déjà été fait par nos prédécesseurs. Aucune entreprise n’est une création ex nihilo. Elle résulte d’un environnement, hérite du contexte et d'une série d'innovations préalables. Toutes les mythologies individualisantes tendent pourtant à prouver qu’il n’y avait rien avant le grand entrepreneur et qu’ensuite, après lui, les choses ont été révolutionnées. Or, lorsqu'on se penche sur l'histoire des objets et des procédés, on voit qu'il y a toujours eu une succession d’expérimentations. On prétend, par exemple, que Steve Jobs a donné naissance au baladeur MP3, mais en vérité, il avait déjà été conceptualisé dans les années 70. Seulement, à cette époque, il manquait d’autres innovations pour construire les composantes électroniques afin de lancer ce produit.
Le mythe renforce l’idée que le marché révèle les individus supérieurs et qu’il serait donc normal que cette élite s’accapare la majorité de la valeur.
L’État est le grand absent de ces histoires, et pourtant il joue un rôle bien souvent déterminant. Est-ce que ce mythe alimente un certain sens antidémocratique ?
Oui, absolument, c’est l’une des fonctions idéologiques de ce mythe qui ne rend pas compte de la dimension collective de la création de valeur. Le mythe renforce l’idée que le marché révèle les individus supérieurs et qu’il serait donc normal que cette élite accapare la majorité de la valeur, comme si elle était indispensable et irremplaçable. Les conséquences politiques sont nombreuses: la légitimation des écarts de richesse, l'opposition à toute activité syndicale, etc. C'est toute une conception du monde qui est ainsi véhiculée. Et cela a des conséquences précises. Cela empêche une plus ample redistribution de la valeur produite, notamment vers l’État qui a permis l’éclosion de ces entreprises via le financement de la recherche fondamentale en amont. Pour comprendre l’économie, il faut la raconter par les écosystèmes et non par les individus.
Tous les éléments du mythe de l'entrepreneur se retrouvent chez Musk, mais poussés jusqu’à la parodie.
Vous dites qu'Elon Musk pousse le mythe "jusqu'à la parodie". Pourquoi ?
Tous les éléments du mythe de l'entrepreneur se retrouvent chez Musk, mais poussés jusqu’à la parodie. Généralement, une célébrité entrepreneuriale est connue pour avoir fondé et dirigé une entreprise. Apple pour Jobs, la Standard Oil pour Rockfeller, Carnegie Steel pour Carnegie, Microsoft pour Gates, etc. Musk prétend diriger de front cinq entreprises dans des domaines assez diversifiés. Tous les six mois, il fait une déclaration fracassante, à propos d’entreprises qui souvent ne tiennent pas leurs promesses. En 2016, il a, par exemple, prétendu qu’il allait coloniser Mars d’ici 2024… Musk apparaît comme un toutologue. Ce n’est pas totalement neuf. Carnagie, par exemple, était connu pour ses points de vue sur la diplomatie, la philosophie, la philanthropie, etc. Parler de tout et de rien pour occuper l’espace médiatique permet de capitaliser sur sa célébrité. Musk multiplie les déclarations farfelues depuis dix ans sans rencontrer de problème. Mais depuis qu’il a mis la main sur Twitter et affirmé ses accointances avec la droite américaine, les célébrations sont moins unanimes.
Le consommateur associe l’objet au mythe, à la marque, plutôt qu’aux conditions de production imposées aux travailleurs.
Vous montrez aussi que cette figure de l’entrepreneur, en prenant toute la place, rend invisibles les modes de production. En tant que consommateur, quel est notre rapport à ce mythe?
Les individus associent les produits à des histoires, des célébrités. Nous associons la marque à un personnage, ce qui contribue à invisibiliser le fait que ces objets sont produits par des millions de travailleurs à travers le monde. Le consommateur associe l’objet au mythe, à la marque, plutôt qu’aux conditions de production imposées aux travailleurs.
Dans nos représentations, le patron exploite, l’homme d’affaires spécule et l’entrepreneur est un être animé par la création et non par le gout de l’argent.
L'entrepreneur établit aussi une rupture au sein de la logique capitaliste, en s'opposant à la figure du patron et de l’homme d’affaires. Qu'est-ce que cela signifie ?
C'est une grande constante. Pour se légitimer, on se dit entrepreneur et non patron ou homme d’affaires. Dans nos représentations, le patron exploite et l’homme d’affaires spécule. L’entrepreneur véhicule d’autres connotations. C’est un être animé par la création et non par le gout de l’argent. En ce sens, la figure de l'entrepreneur est plus proche de l’homme d’art et de lettres. On le célèbre souvent comme un grand homme au service du progrès.
Cet imaginaire véhicule une vision du monde conforme aux intérêts des capitalistes.
Comment déconstruire ce mythe?
Cet imaginaire véhicule une vision du monde conforme aux intérêts des capitalistes. Les idées fausses véhiculées par le mythe de l’entrepreneur sont régulièrement critiquées et déconstruites depuis les années 1920. Mais cette critique reste marginale. Les célébrités entrepreneuriales ont les moyens d’investir massivement dans la publicité et le storytelling. Elles possèdent à la fois les outils de production et de communication. Les contre-récits, même s'ils existent, restent donc minoritaires. Le combat est, pour l’instant, asymétrique.
*Le mythe de l'entrepreneur. Défaire l'imaginaire de la Silicon Valley, Anthony Galluzzo, Éditions de la Découverte, 242 p., 20,50 €
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