Clément Tonon: "Ce qui se passe aux États-Unis est une dénaturation profonde du libéralisme"
Dans "Gouverner l'avenir"*, Clément Tonon, haut fonctionnaire et conseiller politique auprès d’Édouard Philippe, nous invite à repenser le sens du temps long en politique.
Comment penser le temps long en politique? Comment répondre aux différentes urgences tout en élaborant une vision à long terme? L'invitation de Clément Tonon peut paraître à contretemps dans une époque marquée par l'accélération technologique, la crise climatique et les différentes recompositions géopolitiques. Mais selon le haut fonctionnaire et conseiller politique auprès d’Édouard Philippe, "si les modérés n'arrivent pas à réenchanter une vision d'avenir, nos démocraties occidentales vont s'abîmer dans une sorte d'éternel présent, celui du populisme."
Nous vivons selon vous un "grand déboussolement". Qu'est-ce que ça signifie exactement?
Le "grand déboussolement" est une sorte de perte de repères généralisée du politique, qui se traduit dans beaucoup de domaines, et que l’on voit à l’œuvre, en ce moment même, en matière internationale avec l’effondrement de la solidarité transatlantique telle que nous la connaissions. Tous les cadres et les modèles de pensée qui étaient les nôtres et qui ont structuré le XXe siècle, à la fois en matière stratégique et politique, volent en éclats. Pour inventer le nouveau monde, nous ne pouvons pas nous raccrocher à des idéologies datées qui ne correspondent plus à la réalité. Le "grand déboussolement" désigne cette inadéquation entre nos cadres de pensée traditionnels et la réalité du monde tel qu'il est et tel qu'il devient.
Le politique doit retrouver des repères, reforger des cadres d'analyse et de pensée adaptés au monde contemporain.
Comment fait-on pour retrouver le sens du temps long dans ce contexte, qui est aussi celui de l’urgence permanente?
Actuellement, nous vivons une nouvelle donne temporelle qui se caractérise par une accélération dans tous les domaines: technologique, climatique, géopolitique, etc. Alors que nos institutions démocratiques étaient censées ralentir les choses grâce à la confrontation des points de vue et une prise de décision informée et éclairée, on observe au contraire leur alignement sur le tempo de l’urgence. Il faut retrouver un rythme des institutions compatible avec une profondeur de champ dans la discussion et dans la décision. Et, en réalité, le temps long commence en dehors des institutions, dans la structure même du débat démocratique. Le problème, c'est que ce débat démocratique, en France notamment, est très peu structuré, puisque les partis ont été laminés au fil des années et que les programmes politiques se sont atrophiés. C’est pourquoi je propose de créer des grandes fondations politiques, comme il en existe en Allemagne ou dans les pays anglo-saxons, pour construire des programmes et éclairer l’opinion. Le politique doit retrouver des repères, reforger des cadres d'analyse et de pensée adaptés au monde contemporain.
Mais l’évolution technologique et le développement de l’IA ne sont-ils pas en train d'imposer, d'une manière ou d'une autre, leur tempo au politique?
Le populisme entretient un rapport pathologique au présent: il incarne une sorte de présentisme absolu qui, par la même occasion, déforme le passé.
Il y a de nombreux champs où l'État est extrêmement en retard, notamment sur le déploiement, en son sein même, de l'intelligence artificielle. Certains États sont en train de penser l'avenir de la puissance publique et de la planification publique avec l'intelligence artificielle prédictive. Le Royaume-Uni est, par exemple, en train de créer un jumeau numérique de l'État, c'est-à-dire une sorte de réplique numérique et artificielle de l'action publique pour pouvoir simuler des politiques publiques et les évaluer. Il faut utiliser l'intelligence artificielle pour construire le long terme. Tant que l'État refusera de penser son action à l’ère de l'intelligence artificielle, il subira son tempo.
Dans votre ouvrage, vous montrez que les partis populistes sont en quelque sorte mieux adaptés à cette nouvelle donne temporelle. Quel rapport le populisme entretient-il avec le temps?
Le populisme entretient un rapport pathologique au présent: il incarne une sorte de présentisme absolu qui, par la même occasion, déforme le passé. Les populistes estiment qu'il faut trancher tous les problèmes dans l’immédiateté, d’où leur obsession pour le référendum et leur critique des contre-pouvoirs qui, de leur point de vue, les empêcheraient d'agir. Ils haïssent la lenteur de la délibération démocratique qui, selon eux, leur fait perdre du temps, alors qu'elles sont censées, au contraire, projeter la collectivité dans l'avenir. Si les modérés n'arrivent pas à réenchanter une vision d'avenir, nos démocraties occidentales vont s'abîmer dans une sorte d'éternel présent, celui du populisme, que l’on voit notamment à l’œuvre actuellement aux Etats-Unis.
En réalité, Musk n'est pas en train de préparer le futur: il abîme les institutions qui, en démocratie, permettent de créer du commun dans la durée.
Donald Trump parle d’un "nouvel âge d'or pour l'Amérique", tandis qu’Elon Musk semble obsédé par le futur. Cette vision n’est-elle pas contradictoire?
Je pense qu'il y a un rapport dystopique qui est en train de s'instaurer aux États-Unis: un écartèlement entre un passé fantasmé et un futur qui l'est tout autant. Les origines idéologiques de Musk, c’est le long-termisme, une idéologie apparue au Royaume-Uni il y a quelques années et très en vogue dans la Silicon Valley. Le long-termisme estime que la priorité est l'amélioration du bien-être de l'humanité à long terme, dans un futur très éloigné, et non l'amélioration du bien-être de l'humanité présente. Cette idéologie défend aussi l'idée que l’on ne sauvera l'humanité que par une modification profonde de sa nature: c'est l'âme même du transhumanisme. Mais, en réalité, Musk n'est pas en train de préparer le futur: il abîme les institutions qui, en démocratie, permettent de créer du commun dans la durée. Il se complait dans une sorte de fuite en avant qui sape la puissance américaine.
On accuse souvent l’Europe d'être trop engluée dans son passé: est-elle aujourd'hui en train de redécouvrir le présent étant donné la situation géopolitique internationale?
L’Europe est mise devant ses responsabilités. Elle se retrouve face au mur du présent, en quelque sorte. Mais ce serait une erreur de sa part de se borner à réagir à ce qui lui arrive, alors qu'elle doit au contraire planifier les conditions de sa puissance.
Tous les efforts sur la sobriété et sur la décarbonation de l'industrie européenne permettent de limiter la dépendance des Européens vis-à-vis du gaz russe.
Cette Europe de la défense qui s’échafaude ne va-t-elle pas se construire au détriment de l’Europe climatique, par exemple? Comment l’Europe peut-elle agir sur tous les fronts efficacement?
Les Européens doivent absolument, dans leur logiciel de puissance qui est en train d'émerger, intégrer la dimension écologique. L'écologie est une dimension de la puissance. On le voit: le conflit en Ukraine est aussi une guerre énergétique. Tous les efforts sur la sobriété et sur la décarbonation de l'industrie européenne permettent de limiter la dépendance des Européens vis-à-vis du gaz russe. La Chine a bien compris aussi que l’écologie est une dimension clef de sa puissance: c'est pourquoi elle est en train d'organiser sa suprématie technologique dans un monde post-énergie fossile. La réindustrialisation de l'Europe passera donc par la transition écologique.
Si on continue d’opposer économie et écologie, on sacrifiera toujours le budget de l'écologie par rapport au budget de la réindustrialisation et de la défense. Et, pour éviter que l'effort de défense vienne phagocyter l'effort de transition écologique, il faut développer une vision budgétaire globale et pluriannuelle, que j’appelle le budget de législature. Nous devons en finir avec les visions court-termistes. Il faut forger un nouveau consensus d'avenir, ce que je nomme un "libéralisme écologique".
Donald Trump est en train de mettre en place un travestissement complet de la démocratie libérale pour tendre vers une forme d’autoritarisme ultralibéral.
Mais, actuellement, le libéralisme politique n’est-il pas en crise? Ne tend-il pas à se confondre, sous l’influence de Trump et de Musk notamment, avec le libertarisme?
Les libéraux qui sont fascinés par Trump se trompent totalement. Ils sont aveuglés par l’image séduisante de la tronçonneuse et d’une prétendue efficacité économique, sans voir son aspect profondément illibéral du point de vue politique. Ce qui se passe actuellement aux États-Unis est une dénaturation profonde du libéralisme tel qu'il a été formé au XXe siècle. Le libéralisme a toujours désigné un équilibre entre la liberté politique et la liberté économique. C’est le cœur des démocraties. Donald Trump est en train de mettre en place un travestissement complet de la démocratie libérale pour tendre vers une forme d’autoritarisme ultralibéral.
Dans un entretien récent sur LCI, Hubert Vedrine, ancien ministre français des Affaires étrangères, évoquait "la fin de l'Occident", étant donné le revirement de Donald Trump et la remise en question des liens entre l’Europe et les États-Unis. Allez-vous également dans ce sens?
Selon moi, défendre la démocratie est plus important que préserver à tout prix la solidarité de l'Occident. Pour sauver la démocratie libérale, ce miracle qui a fait la prospérité et la grandeur de l'Europe, il y a peut-être des rapprochements géopolitiques à opérer avec des pays qui ne sont pas occidentaux, mais qui sont attachés aux valeurs démocratiques. Ne l'oublions pas: c'est l’amour et la défense de la démocratie qui ont forgé l'Alliance transatlantique. Quand l'un des partenaires s'éloigne de la démocratie, il est normal d’aller voir ailleurs: il faut sauver la démocratie avant de vouloir sauver l'Occident.
*Gouverner l'avenir. Retrouver le sens du temps long en politique, Clément Tonon, Tallandier, 224 p., 19, 50 €
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