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interview

François Heisbourg :"Le premier effet de l'élection de Trump pourrait être le chacun pour soi en Europe"

Il est urgent que les Européens commencent à se parler, prévient François Heisbourg. "Le 5 novembre, ce sera trop tard". ©©Julien FALSIMAGNE/Opale/Leemage

François Heisbourg est conseiller spécial à la Fondation pour la recherche stratégique et a présidé l’International Institute for Strategic Studies de Londres et le Centre de politique de sécurité de Genève. Il est l’auteur de nombreux ouvrages, dont le dernier en date « Les leçons d’une guerre»*. Il revient notamment sur les dernières déclarations de Donald Trump au sujet de l’Otan et sur l’évolution du conflit en Ukraine.

Quelle est votre analyse de la récente déclaration de Donald Trump au sujet de l’Otan?

Sur la forme, on est surpris sans être surpris. On redécouvre Trump, d’une certaine façon. Sur le fond, il n’y a pas de nouveauté. Trump n’a jamais aimé l’Otan. Depuis 40 ans, dans toutes ses déclarations, la notion d’une alliance qui ne ressemble pas à une affaire transactionnelle le répugne. Lors de son élection en 2016, où il n’était pas préparé à sa victoire et a dû composer avec des gens qui n’étaient pas nécessairement prêts à envisager ce genre d'attitude vis-à-vis de l'Otan, il n’a pas pu conduire la politique qu’il voulait concernant la participation américaine à l’alliance, ce qui ne l’a pas empêché cependant de s’approcher d'assez près du seuil de la sortie. Cette fois, la situation est différente: il joue pour gagner. Il faut prendre très au sérieux ce qu’il dit.

Avec Trump au pouvoir en novembre, on assisterait à une fragilisation de l’Otan, voire à sa mort potentielle?

L'Otan serait très fragilisée, c'est le bon terme. Je ne pense pas que les États-Unis sortiraient formellement de l’Otan, mais il suffirait de deux choses pour que la situation de sécurité en Europe soit bouleversée. Premièrement, une déclaration de Trump qui expliquerait qu'il n'y a pas d'automaticité dans la solidarité qu'implique le Traité de l'Atlantique Nord, notamment le fameux article 5, celui de l'aide mutuelle. Et, deuxièmement, sur le plan diplomatique et militaire, les États-Unis pourraient cesser de jouer un rôle dans la machinerie même de l'Otan. Il est possible que ce soit moins dramatique, mais Trump est en mesure de le faire. Il faut donc partir du principe qu'il le fera.

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Le grand risque stratégique serait de voir l'Europe se diviser, certains cherchant à établir une relation bilatérale – et transactionnelle — avec les États-Unis, d’autres cherchant à se rapprocher de la Russie.

François Heisbourg
Conseiller spécial à la Fondation pour la recherche stratégique

Le risque n’est-il pas singulièrement de voir l'Europe se diviser?

C’est le grand risque stratégique, en effet. Le premier effet de l'élection de Trump pourrait être le chacun pour soi en Europe, certains cherchant à établir une relation bilatérale – et transactionnelle — avec les États-Unis, d’autres cherchant à se rapprocher de la Russie.  L'Otan serait fragilisée et l’Europe se diviserait.

Comment se préparer à ce scenario?

Il faut d’abord partir du principe qu’il s’agit d’un scénario probable. Il faut donc agir économiquement et militairement comme s’il allait advenir. Le 5 novembre, ce sera trop tard. Pour l’instant, hélas, les signes ne sont pas bons. Olaf Scholz a déclaré dernièrement que l’Europe ne peut pas se débrouiller sans les Américains. D’un certain point de vue, il a raison, mais, sur le plan politique, c’est absurde.  Si l'Amérique de Trump va nous signifier qu’elle ne fait plus partie de l’Otan, il faudra nécessairement avoir anticipé comment se débrouiller sans elle. La déclaration de Scholz montre bien que l’évolution psychologique n’a pas encore eu lieu.

Olaf Scholz a aussi évoqué la nécessité de passer à «une économie de guerre». Ce n’est pas la première fois qu’on entend cette idée. Où en sommes-nous? 

Pour donner un exemple, pour l'instant, la France produit 3.000 obus par mois. Or, l’Ukraine a besoin de 8.000 obus par jour... D'autre part, il n’y a plus une seule arme et munition américaine depuis le début du mois de janvier en Ukraine. Les Américains sont donc déjà hors-jeu. Ils reviendront si ça se débloque au Congrès. Mais les Européens doivent comprendre qu’il faut maintenant commencer à se parler. La réunion qui a eu lieu entre Scholz, Macron et Tusk va dans le bon sens. C’est ce qu’il faut faire: discuter à plusieurs, bâtir une position commune pour éviter le chacun pour soi en Europe.

Qu’est-ce qui pourrait réellement changer la donne sur le terrain?

La stratégie sur le terrain est dictée par le manque de munitions. C’est une stratégie purement défensive, linéaire. La poussée russe s’observe sur tous les points du front. Les Ukrainiens résistent, mais ils ne peuvent pas manœuvrer. Si le front est percé, il n’est pas évident que les Ukrainiens pourront se replier sur des positions préparées à l'avance. Ce que nous pouvons faire, c'est nous préparer du mieux possible à un horizon de deux ou trois ans. Le temps de l’industrie n’est pas le temps des discours politiques. L’année dernière, on avait annoncé la production d’un million d’obus, c’était un horizon hors d'atteinte. Aujourd’hui, on parle de produire 1,2 million d'obus pour début 2025, ce qui parait déjà plus réaliste. On ne pourra pas améliorer sensiblement la situation de l’Ukraine dans l’année qui vient, mais il n’est pas écrit pour autant que l’Ukraine va devoir déposer les armes.

Du point de vue stratégique, l’Ukraine souffre dans les combats terrestres, mais elle parvient à faire souffrir sérieusement la Russie, pas seulement au niveau des pertes humaines, mais sur l'eau. La mer Noire n’est plus un lac russe.

François Heisbourg
Conseiller spécial à la Fondation pour la recherche stratégique

Les récentes déclarations de Vladimir Poutine ne laissent entrevoir aucun changement de perspective, selon vous?

La position russe reste celle de la dénazification, de la neutralisation. Les Russes demandent à Zelensky de se faire hara-kiri. Ils ne proposent aucune négociation, mais seulement une réédition sans condition. Le message politique de Poutine ne changera pas avant le résultat des élections américaines. Mais il faut tout de même ajouter ceci: la guerre ne se déroule pas seulement sur terre, mais aussi dans les airs et en mer. Or, la Russie est dans une situation scabreuse en mer Noire. D'un point de vue stratégique, l’Ukraine souffre dans les combats terrestres, mais elle parvient à faire souffrir sérieusement la Russie, pas seulement en termes de pertes humaines, mais sur l'eau. La mer Noire n’est plus un lac russe.

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L’économie russe est en croissance. En 2023, le PIB a augmenté de 3,6% et la production industrielle également. Que faut-il en penser?

Une guerre est très bonne pour le PIB quand on n’est pas soi-même envahi... Le PIB de l’Allemagne du troisième Reich a atteint son apogée en 1944. Utiliser l’épargne pour fabriquer des armes est très porteur pour l’économie. Mais ce n’est pas pour autant un signe de bonne santé, car il s’agit de dépenses stériles. Il faut noter aussi que l’effort de guerre russe est relativement modéré. Les dépenses militaires représentent 6 à 7% du PIB. Cet effort de guerre est comparable à celui de la France durant la guerre d’Algérie. L’idée que la Russie va devoir arrêter la guerre pour des raisons économiques ou budgétaires me semble fausse. Si la guerre ne change pas de nature et si elle se poursuit au rythme actuel, la Russie a les moyens de continuer pendant un certain temps.

Poutine va continuer à avancer. Et si les Américains s’assoient sur l’article 5, pourquoi s’arrêter? Il a récemment expliqué que ce sont les Polonais qui ont déclenché la Seconde Guerre mondiale, et non Hitler. Tout est dit...

François Heisbourg
Conseiller spécial à la Fondation pour la recherche stratégique

Qu’est-ce qui pourrait alors faire reculer Poutine?

Dans la mesure où il estime qu’il est train de gagner, il ne reculera pas. Il va continuer à avancer. Si l’Ukraine perd ou si la guerre se ralentit, il pourrait être tenté d’ouvrir un autre front. Il y a des «cibles molles», en Roumanie, par exemple. Et si les Américains s’assoient sur l’article 5, pourquoi s’arrêter? Poutine a récemment expliqué que ce sont les Polonais qui ont déclenché la Seconde Guerre mondiale, et non Hitler. Tout est dit... En revanche, si les Russes constatent que l’aide à l’Ukraine va continuer à être importante et s'ils sont bloqués sur le terrain, alors ils pourraient peut-être commencer à se mettre à table. Face à une alliance atlantique forte, qui rappellerait l’article 5, je ne pense pas que la Russie voudra tenter le coup...

Il y a de nombreux débats autour de la santé de Joe Biden. Devrait-il se retirer, selon vous? Les démocrates ont-ils un plan B?

Il semblerait qu’il n'y ait pas de plan B, ce qui est inquiétant. Théoriquement, si Biden est déclaré incapable de gouverner, Kamala Harris deviendrait présidente. S'il se retirait maintenant, l’appareil du parti démocrate considérerait sans doute qu’il faut de vraies primaires.

Kamal Harris serait donc présidente, mais pas forcément la candidate démocrate…

Oui, mais le problème, c'est que l'essentiel des primaires se déroule entre maintenant et le début du mois d’avril. Après cette période, les démocrates n’auront plus le temps de trouver un candidat crédible. D'autre part, il faut préciser que Biden ne donne aucun signe de vouloir décrocher. Il est même de plus en plus convaincu qu’il est le meilleur barrage à Trump.

Mais est-il en état de terminer la campagne ?

Je ne suis pas médecin, mais au point où en sont les choses, il n’est pas évident qu’il puisse terminer la campagne. Et à ce moment-là, par défaut, Kamala Harris serait candidate. Le problème, c'est qu’elle est encore plus impopulaire que Biden dans l’électorat démocrate. Elle n’a pas de partisans organisés susceptibles de porter un message autre que celui de plaire aux minorités ethniques. Elle ne convainc absolument pas l’électorat blanc "mainstream".

*Les leçons d'une guerre, François Heisbourg, Odile Jacob, 208 p., 15,99 €

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