tribune

Non, le travail n’est pas à la fête

Professeur à la Louvain School of Management (UCLouvain)

Face à une société hyperindividualisée, comment faire communauté dans nos entreprises? Voilà une question de nature à réunir les partenaires sociaux au lendemain du 1ᵉʳ mai.

En Europe, le 1ᵉʳ mai est le jour où est célébré le travail (en ne travaillant pas). Cette date fut choisie en commémoration des révoltes ouvrières de 1886, de leur répression (14 tués et de nombreux blessés, en Belgique), mais surtout de la prise en considération de la "condition ouvrière" qui engendra le droit du travail et le syndicalisme. Le jour de la fête du Travail, on célèbre donc les droits des travailleurs.

Laurent Taskin.
Laurent Taskin.

L’appareil législatif en la matière s’est considérablement épaissi: des fonds d’indemnisation, de la création des conseils de l’industrie et de l’assurance sociale originels, le travail fut en réalité absent. Ce sont les conditions et les termes de l’emploi qui furent au cœur de ces régulations instituant, d’un côté, le contrat de travail et son principe de subordination et, de l’autre, les conditions de l’accès, du maintien, de la fin et du non-emploi.

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Le nombre de malades de longue durée et les constats posés par les partenaires sociaux montrent que l’enjeu de notre temps est aussi, sinon davantage, celui d’un travail en panne de sens que des conditions d’emploi. Les employeurs peinent à attirer et fidéliser leurs "talents"; les travailleurs se sentent dépossédés d’une partie de leur expertise (par la digitalisation, l’IA, mais aussi des méthodes d’organisation du travail et d’évaluation des performances qui invisibilisent le travail et les personnes); les managers se sentent eux-mêmes peu considérés entre désengagement, isolement et sentiment d’impuissance, les organisations tâtonnent.

Individualisation du travail

Cet état de fait illustre la difficulté que nous avons à nous saisir du travail. Or, le carburateur du sens au travail, c’est l’activité de travail (pour paraphraser Matthew Crawford). Invisibilisé par les indicateurs censés manifester une "bonne" gestion de l’entreprise, le travail s’est effacé et le "travail" managérial s’est désincarné. Le sens aussi. Le droit du travail n’est pas en reste (job deal, lanceurs d’alerte…) et contribue à individualiser la relation d’emploi à coups de télétravail perçu (et parfois négocié) comme un droit individuel, d’horaires à la carte, etc.

Fêter le travail consiste à le visibiliser: chaque métier, chaque compétence, chaque travailleur en tant qu’expert. Et substituer un management des indicateurs par un management humain fondé sur la reconnaissance du travail réel.

Or, le sens du travail prend racine dans des communautés de travail, des régimes collectifs, des rapports de solidarité. Face à cette société hyperindividualisée qui produit un isolement social sans précédent, comment faire communauté dans nos entreprises? Voilà une question de nature à réunir les partenaires sociaux au lendemain du 1er mai.

J’observe que la réponse des employeurs consiste le plus souvent à éteindre les incendies: "envoyer" les managers en formation afin qu’ils développent des styles de leadership "appropriés", qu’ils apprennent à se connaître eux-mêmes, répondent aux attentes des nouvelles générations, puissent gérer à distance, ou encore en recourant à du coaching ou à l’assistance psychologique en ligne. Les organisations syndicales cherchent aussi une manière de raviver les solidarités et leurs batailles portent sur le bien-être, sa mesure, sa prévention.

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On soigne les symptômes, pas les maux

Des deux côtés, on tente de soigner les symptômes, pas les maux. Ce faisant, on participe de l’individualisation et de la psychologisation en considérant que les maux organisationnels résultent de difficultés individuelles (burn-out, épuisement, mal-être, désengagement, démotivation). En surinvestissant l’accompagnement personnel (le "soin") des salariés, on s’empêche finalement d’agir sur les véritables causes qui touchent au travail, pas aux personnes: la charge de travail, l’organisation du travail, la collaboration, l’identification à un collectif de travail… Autant de facteurs constitutifs de l’activité réelle du travail, conditions d’un travail "bien fait" porteur de sens pour les personnes et la communauté de travail.

Fêter le travail consiste alors à le visibiliser: chaque métier, chaque compétence, chaque travailleur en tant qu’expert. Aménager des espaces de discussion du travail et substituer un management des indicateurs par un management humain fondé sur la reconnaissance du travail réel sont les conditions pour que le travail soit à la fête tous les jours de l’année.

Par Laurent Taskin, professeur en gestion des ressources humaines à la Louvain School of Management (UCLouvain).

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