Roland Gillet: "Dans cette crise, je suis plus inquiet pour l’Europe que pour les États-Unis"
Le paradigme lié à des taux d’intérêt extrêmement bas est révolu, confie le professeur Roland Gillet. Dans ce contexte, la dette italienne le préoccupe bien davantage que la dette belge.
Une date importante. La Banque centrale européenne (BCE) a arrêté ses achats d’actifs nets sur les marchés à compter du 1er juillet. Des hausses des taux directeurs suivront bientôt. Pour Roland Gillet, professeur de finance à la Sorbonne à Paris et à l'ULB (Solvay), dans un contexte de remontée des taux, tous les pays doivent faire attention car "nous avons basculé dans un autre monde".
La Federal Reserve (Fed) américaine a-t-elle raison de relever drastiquement ses taux d’intérêt directeurs? Cette stratégie ne comporte-t-elle pas des risques?
Il faut bien comprendre la différence entre les États-Unis et la zone euro. Les États-Unis enregistrent une forte inflation liée essentiellement à un excès de demande, ce qui n’est pas le cas dans la zone euro où la composante énergétique est dominante. Le président Trump avait déjà injecté pas mal d’argent dans l’économie américaine et son successeur Joe Biden a en remis une grosse couche.
"Que la Fed relève ses taux directeurs comme elle le fait actuellement, quitte même à provoquer une forte baisse du cours des actions et obligations, m’apparaît parfaitement légitime."
Aujourd’hui, il faut reconnaître que ces aides étaient excessives même si, soyons humbles, c’est toujours plus facile de s’en rendre compte après coup. L’inflation s’est disséminée un peu partout aux États-Unis, dans les prix comme dans les salaires. Cette inflation est peu liée à la composante énergétique, car les États-Unis sont indépendants en la matière. En outre, le dollar est la monnaie de référence pour les matières premières.
Face à cette inflation, la banque centrale américaine est obligée de réagir avec force sous peine de perdre sa crédibilité. Qu’elle relève ses taux directeurs comme elle le fait, quitte même à provoquer une forte baisse du cours des actifs, dont les obligations et les actions, m’apparaît parfaitement légitime au vu de la situation.
Que penser des dernières décisions de la BCE? N’est-elle pas en retard sur toutes les autres banques centrales?
Du côté de la BCE, le discours sur les taux a changé. Il y a une volonté de normaliser la politique monétaire et de mettre fin à l’ère des taux négatifs. Christine Lagarde a indiqué que la BCE arrêtait ses achats d’actifs nets sur les marchés à compter du 1er juillet, que les taux directeurs seraient relevés de 0,25 point le 21 juillet et de 0,25 point, voire de 0,50 en septembre.
Mais dans le même temps, l’inflation, liée notamment à la guerre en Ukraine, va faire très mal aux ménages européens les plus faibles, car la composante énergétique est très importante dans leurs dépenses. La hausse des cours de l’énergie touche aussi les entreprises. Tout cela pourrait réduire la croissance économique au moment précis où la BCE relève ses taux d’intérêt. L'équilibre entre une inflation forte et les risques de récession resteront longtemps le sujet principal des décisions effectives de la BCE.
La mission apparaît pour le moins délicate pour Christine Lagarde…
Il est clair que la présidente de la BCE marche sur des œufs. En matière de hausse des taux, la BCE n’a pas besoin de frapper aussi fort que la Fed, car la zone euro n’est pas aussi avancée dans le cycle économique que les États-Unis. Les cours élevés de l’énergie risquent de continuer à faire mal aux ménages européens les plus faibles, surtout si l’euro continue à s'affaiblir aussi lourdement face au dollar.
Je crains aussi que la hausse des taux longs américains, même si on a assisté récemment à un léger reflux, entraîne encore davantage les taux européens vers le haut par effet de contagion. Ce qui va progressivement devenir coûteux pour les emprunteurs, notamment les États.
En outre, il faut souligner que lorsque les Américains achètent du pétrole, c’est de l’argent qui demeure au sein de leur pays. Pour nous Européens, quand nous achetons du pétrole, c’est de l’argent qui va à l’extérieur et sans grand effet de retour sur l’économie européenne. Quand cela va à la Russie, l’argent sert en outre à financer la guerre de Vladimir Poutine. Je suis donc plus inquiet pour l’Europe que pour les États-Unis.
La BCE veut aussi éviter de créer des tensions sur les taux obligataires des pays jugés les plus fragiles, comme l’Italie, et provoquer un élargissement des écarts de taux (spreads) avec l’Allemagne sur les marchés.
En mars 2020, Christine Lagarde avait déclaré que la BCE n’était pas là pour réduire les écarts de taux. C’était une maladresse qu’elle a vite rectifiée. Mais les marchés financiers ont de la mémoire. Dans le cadre de son plan d’urgence contre la pandémie, la BCE avait fait sauter le verrou des 33% pour les achats de dette d’un pays. Ce qui signifiait que si l'on voulait s’attaquer à l’Italie sur les marchés, la BCE pouvait se permettre pendant un certain temps de détenir plus de 33% de la dette italienne dans son bilan. Cela a fait peur aux spéculateurs.
"La dette publique italienne me préoccupe bien davantage que la dette belge."
Au début juin, Christine Lagarde a redit qu’elle était prête à intervenir pour limiter le spread et garantir ainsi la solidité de la zone euro. Mais les marchés n’ont pas été convaincus. D’où la convocation d'une réunion d’urgence le 15 juin dernier où la BCE a promis d’accélérer la finalisation d’un nouvel instrument dit anti-fragmentation. Cela signifie sans doute que la BCE se donnera les moyens d’effectuer des achats de titres qui seront ciblés sur un pays pour éviter un élargissement des spreads.
Dans le contexte de hausse des taux, la Belgique doit-elle faire attention vu les chiffres de son endettement public?
En fait, tous les pays doivent faire attention, car nous avons basculé dans un autre monde. Le paradigme lié à des taux d’intérêt extrêmement bas semble révolu. Les États européens doivent s’attendre au fil du temps à devoir se refinancer à un taux moyen plus élevé. Pour la dette belge, la situation est loin d’être catastrophique parce que la dette a été bien gérée. Elle a été rééchelonnée à long terme à des taux bas. La hausse du taux moyen de la dette ne sera donc que progressive. La dette italienne me préoccupe bien davantage que la dette belge, de par son importance relative au PIB et sa prime de risque potentielle.
Après les résultats des dernières législatives, la France ne risque-t-elle pas de connaître aussi une situation difficile?
En effet, des réformes structurelles qui sont indispensables en France seront très difficiles à faire passer. Le rapport dette publique/PIB n’a fait qu’augmenter ces 10 dernières années contrairement à la situation en Allemagne notamment. Et cela risque bien de se poursuivre. Si c’est le cas, la France risque d’être perçue comme un pays plus proche des pays du sud de l’Europe que des pays du nord. Pour les marchés financiers, la situation actuelle en France constitue une incertitude supplémentaire.
"Cela ne sert à rien de favoriser l’achat de pétrole et de gaz qui coûte très cher à l’économie belge et à ses perspectives de croissance."
Comment mieux protéger les bas revenus face à l’inflation? Faut-il revoir en Belgique le mécanisme automatique d’indexation des revenus pour qu’il cible davantage les plus bas revenus. Faut-il inclure les carburants dans l’indice des prix?
La Belgique connaît une indexation automatique et c’est heureux pour les bas revenus, même si cette indexation ne couvre pas véritablement la composante énergétique. Dès lors, on pourrait effectivement inclure au moins partiellement les frais de carburant dans l’indice des prix qui sert de base à l’indexation. Par ailleurs, je pense qu’il n’est pas indispensable que les plus hauts revenus bénéficient d’une indexation automatique totale, ils n’en ont pas vraiment besoin.
En revanche, je suis opposé à toute nouvelle distribution de chèques qui servirait à couvrir les déplacements privés en voiture. Cela ne sert à rien de favoriser l’achat de pétrole et de gaz qui coûte très cher à l’économie belge et à ses perspectives de croissance.
Tout en évitant de fragiliser les plus faibles, il est également nécessaire que les gens fassent globalement un effort pour limiter leurs dépenses en matière d’énergie (chauffage, carburant…). Je remarque qu’il y a toujours autant de voitures sur les routes qu’auparavant. Cela signifie que le prix des carburants n’est sans doute pas encore assez élevé pour dissuader les gens de réduire leurs déplacements en voiture. Plutôt que de voir cet argent consacré à l’achat d’essence, je préférerais qu’il soit utilisé par exemple pour aller au restaurant ou à des achats dans les commerces et qu’il soutienne ainsi l’économie.
Moins grave que lors de la bulle Internet
Les marchés boursiers ont subi une correction importante. Les valorisations redeviennent-elles progressivement attrayantes ou la hausse des taux d'intérêt change-t-elle complètement la donne pour les actions?
Pour certains investisseurs, le krach obligataire, lié à la remontée des taux de rendement, leur a parfois fait perdre davantage d’argent que sur les marchés d’actions. Ils commencent à comprendre que les taux sont demeurés anormalement trop bas pendant trop longtemps.
Avec divers chercheurs, dont Pablo Fernandez qui est devenu un grand spécialiste de la prime de risque, nous avons tenté d’estimer quel aurait été le taux allemand en l’absence des interventions musclées de la BCE, notamment les achats d’actifs (QE). La réponse: au lieu d’être négatifs, les taux auraient été compris entre 1,5 et 2,5% selon la période. En cas de remontée à ces niveaux, cela pouvait donner une correction en moyenne de 15 à 20% des marchés d’actions sur base de l’actualisation des cash flows.
Si l’on tient compte des effets liés à la pandémie et du retour d’une inflation attendue plus élevée et plus durable, ce taux sans risque devrait être au moins de 4 à 5%, ce qui correspondrait à une correction en moyenne des marchés de 25 à 30%. C’est environ l’ampleur de la correction que nous venons de connaître sur les marchés américains. Les gens ont en quelque sorte perdu la part du rendement gagné précédemment grâce à la perfusion des banques centrales. C’est moins grave qu’avec la bulle internet des années 2000, où il existait une surévaluation des marchés et où l'absence de bénéfices ne justifiait pas les cours de bon nombre d’entreprises.
"Je ne choisirais pas encore d’investir en obligations."
La correction actuelle aux États-Unis est donc essentiellement à associer à ce stade au début du rétropédalage de la Fed. On revient à une situation plus normale. Pour des sociétés comme Apple et Google qui vont pouvoir répercuter une large part de l’inflation dans leurs prix, la correction n’est donc pas liée à leurs perspectives de bénéfices, mais à la hausse du taux pour les actualiser. Pour d’autres sociétés, notamment en Europe, continent le plus touché par la guerre en Ukraine, la situation sera sans doute plus complexe, ce qui pourrait peser davantage sur les cours.
Que peut-on conseiller à l’investisseur?
Tout dépend de l’état de son portefeuille et de son aversion au risque. S’il avait déjà pris une partie de ses bénéfices et qu’il dispose de liquidités, je pense qu’il a intérêt à les conserver car la volatilité risque de persister et il pourra sans doute revenir sur le marché à des niveaux plus bas.
Si l’investisseur dispose d’actions acquises à un cours raisonnable et que son portefeuille est correctement diversifié, il n’y a pas de raison de paniquer. Enfin, je ne choisirais pas encore d’investir en obligations, car la hausse des taux n’est sans doute pas encore arrivée à son terme.
Le marché des cryptos a subi de violents remous, avec une lourde chute du bitcoin. Y a-t-il un risque pour la stabilité financière globale?
Autant la blockchain représente une innovation majeure pour la traçabilité des transactions, autant le bitcoin apparaît comme un instrument très spéculatif. Une monnaie qui permettrait d’acheter un kilo de viande le mois en cours, trois kilos le mois suivant et 750 grammes deux mois plus tard, n’a pas pour vocation à être une monnaie d’échange. Le bitcoin est souvent apparu aux yeux des jeunes comme une alternative à la monnaie des banques centrales sans intervention aucune des gouvernements.
Mais à chaque fois que les banques centrales doivent faire face à des difficultés, comme c’est le cas aujourd’hui face à l’inflation, le cours des cryptos baisse davantage par rapport aux principales monnaies traditionnelles. Il chute même plus fort que les autres actifs à risques. Aujourd’hui, après sa dégringolade, le bitcoin représente une capitalisation de quelque 385 milliards d’euros. Ce n’est pas énorme pour une monnaie qui veut jouer à l’échelle mondiale. Par comparaison, rien que l’encours des livrets d’épargne en Belgique est de 300 milliards. Vu les montants, le danger pour la stabilité financière globale m’apparaît limité.
- Face à l'inflation, la Federal Reserve américaine (Fed) est obligée de réagir avec force sous peine de perdre sa crédibilité.
- La BCE n’a pas besoin de frapper aussi fort que la Fed, car la zone euro n’est pas aussi avancée dans le cycle économique que les États-Unis.
- En Europe, avec la hausse des taux, tous les pays doivent faire attention parce que nous avons basculé dans un autre monde.
- Pour certains investisseurs, le krach obligataire, lié à la remontée des taux de rendement, leur a parfois fait perdre davantage d’argent que sur les marchés d’actions.
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