Thomas Piketty, économiste: "Nous sommes dans une situation très proche de celle de la Révolution française"
Auteur du célèbre best-seller "Le Capital au 21e siècle", l’économiste Thomas Piketty publie un nouvel ouvrage* dans lequel il montre que, sur le long terme, l’égalité a progressé. Et, selon lui, "elle va continuer à progresser".
Vous faites un constat plutôt optimiste: sur le long terme, on observe une marche vers l’égalité dans nos sociétés. La pandémie actuelle n'a-t-elle pas, au contraire, creusé les inégalités?
À court terme, c’est certain. Les fortunes des géants du numérique ont progressé encore plus rapidement qu’avant la crise. Mais, en même temps, une crise comme celle-là bouleverse les discours orthodoxes en matière économique et financière, comme on l’a vu sur la question de la dette ou du fameux "quoi qu'il en coute".
"La légitimité de l’Etat social a été remis au gout du jour par cette crise."
Dans ma réflexion , je me place dans une perspective de long terme. On observe que la marche vers l’égalité existe depuis la fin du 18e siècle, avec la Révolution française et la révolte des esclaves de Saint-Domingue, qui marquent le début de la fin pour les sociétés de privilèges et les sociétés esclavagistes. Bien sûr, nous ne sommes pas encore totalement sortis de la société des privilèges et il reste d'immenses inégalités entre le Nord et le Sud. Mais ma réflexion constitue un appel à continuer ce combat sur une base historique solide: l’égalité a progressé et va continuer à progresser.
Lors de cette crise, on a pu observer le retour de l'État-providence. Cette situation est-elle appelée à durer, selon vous?
La légitimité de l’État social a été remise au gout du jour par cette crise. Mais en réalité, il n’avait jamais été complètement oublié. Nous vivons dans des sociétés où l'ensemble des prélèvements obligatoires représente 40 à 50%. Aucun mouvement politique d’envergure ne propose de revenir à moins de 10%, ce qui correspondrait à la situation d’avant la Première Guerre mondiale.
"L’impôt progressif ne tue pas la croissance."
Personne ne propose de tout remettre dans les mains du privé. Pourquoi? Parce que l’État social a très bien fonctionné. La montée de l’État social a produit plus d’égalité et a été aussi l'une des clés de la prospérité.
Les pays qui continuent d’avoir des logiques de profit dans la santé, par exemple, se rendent compte que ça coute plus cher et que ça donne moins de résultats. La sortie de la logique purement capitaliste a été un facteur d’égalité, mais aussi de prospérité, particulièrement dans l'éducation et dans la santé. Mais c’est vrai aussi dans d’autres secteurs : les transports, la culture, etc. Tout l'enjeu est savoir si nous voulons encore faire évoluer cet état social.
Quelle serait la condition pour mettre en place cette nouvelle étape?
Il n’ y a pas de nouvelle étape de l’état social s’il n’ y a pas, dans le même temps, de nouvelle étape de la justice sociale et de l’impôt progressif. L’égalité sociale conduit à la prospérité collective.
"Il y a une fuite en avant de la dette publique parce qu’il y'a un séparatisme fiscal des plus riches."
Contrairement à ce que l'on pense, l’impôt progressif ne tue pas la croissance. D'autre part, il crée les conditions d’un consensus social. Le problème est que nous avons mis en place des conditions institutionnelles pour le séparatisme fiscal des plus riches : pourquoi payer pour les plus pauvres que moi alors que les riches font du séparatisme fiscal ?
En sortie de crise, est-ce le bon moment pour parler d’impôts?
Aujourd'hui, l’opinion européenne en a assez que les petites et moyennes entreprises payent plus que les multinationales, que les classes moyennes payent plus que les milliardaires. Nous sommes dans une situation très proche de celle de la Révolution française. Il y a une fuite en avant de la dette publique parce qu’il y a un séparatisme fiscal des plus riches.
"La demande de justice fiscale va s’exprimer de plus en plus fortement."
Au XVIIIe siècle, la noblesse représentait à peine 1% de la population française et ne voulait pas payer d’impôts. Qu’a-t-on fait à l’époque? On a aboli les privilèges. Il faut faire la même chose aujourd'hui. Il ne s'agit pas d'obtenir une égalité absolue, mais la société doit avancer au même rythme.
Concrètement, comment fait-on ?
On pourrait envisager une coordination entre plusieurs pays, mais cela se fera sans doute de manière un peu plus désordonnée, peut-être avec des décisions unilatérales qui mettront fin, par exemple, à la libre circulation des capitaux. Quoi qu'il en soit, la demande de justice fiscale va s’exprimer de plus en plus fortement. La crise des gilets jaunes en a été un bon exemple. Il va y avoir d’autres révoltes fiscales, d'autres demandes de justice.
"Il n’y a pas de solution au défi climatique autrement qu’avec une très forte réduction des inégalités."
La question de la réduction des inégalités va de pair, selon vous, avec la question climatique?
Il n’y a pas de solution au défi climatique autrement qu’avec une très forte réduction des inégalités. L’idée d’une taxe carbone qui frappe tous les ménages de la même façon, au même taux, est une erreur. Les autorités publiques, et non le marché, doivent fixer la taxe carbone selon un système progressif, un peu comme une "carte carbone" individuelle. Les niveaux raisonnables d’émission doivent être exemptés, tandis que les modes de vie démesurés doivent être fortement taxés.
"Vis à vis des pays du Sud, l'Occident s’est inventé un rôle de bienfaiteur. On prétend aider des pays qui nous rapportent en réalité quatre fois plus."
A l’échelle planétaire, peut-on envisager de taxer fortement des pays qui sont en plein développement économique?
Vis-à-vis des pays du sud, il y a une hypocrisie sur les questions climatiques - l’Afrique subsaharienne ou l’Asie du Sud n’émettent rien - et, plus généralement, sur les questions de développement. On parle de l’aide internationale, mais elle est dérisoire par rapport aux flux sortants des compagnies.
L'Occident s’est inventé un rôle de bienfaiteur. On prétend aider des pays qui nous rapportent en réalité quatre fois plus. Il faut sortir de cette logique. Nous devons partager les recettes fiscales provenant des acteurs économiques les plus puissants avec les pays du Sud. Il faut une clé de répartition qui soit, au moins en partie, établie en fonction de la population des pays.
"Le jour où les catastrophes climatiques deviendront vraiment accablantes dans la vie quotidienne des gens, ça pourrait bouleverser très rapidement les attitudes au sujet des inégalités et de la mondialisation"
Cela peut paraître révolutionnaire et inadmissible, mais cette idée repose sur les droits fondamentaux des individus : chaque être humain a un droit minimal à la santé, à l'éducation, etc. Nous avons aussi besoin de décisions symboliques qui reconnaissent les crimes sur lesquels s’est construit l’enrichissement occidental. C'est pourquoi il faut, selon moi, envisager des réparations. Le ressentiment envers les pays occidentaux a pris une ampleur inimaginable. Il faut revisiter notre histoire, sinon nous allons au-devant de très graves problèmes.
Mais n'est-ce pas utopique d'envisager un consensus international sur cette question en sachant que, durant cette crise, nous n'avons déjà pas été capables de nous entendre au sujet de la levée des droits sur les vaccins...
Oui, mais on a tout de même compris qu’il y avait un droit minimum et un principe d'égalité. On ne peut pas proportionner les droits fondamentaux aux ressources. Il est vrai que la marche vers l'égalité à un niveau mondial n'est pas encore réalisée. Mais elle va finir par se réaliser. Beaucoup de citoyens chez nous se rendent compte que notre enrichissement aurait été impossible sans les pays du Sud.
"Le fait de mettre son bulletin de vote tous les cinq ans dans une urne ne suffit pas à définir la démocratie."
Et puis, il y aura aussi un enjeu de nécessité à un moment : le jour où les catastrophes climatiques deviendront vraiment accablantes dans la vie quotidienne des gens, ça pourrait bouleverser très rapidement les attitudes au sujet des inégalités et de la mondialisation. Voir des milliardaires dépenser des fortunes pour faire du tourisme spatial ne fera plus rire grand monde...
La défiance envers le politique ne représente-t-elle pas un frein à cette marche vers l'égalité?
C'est la concentration du pouvoir qui crée de la défiance. C'est très clair en ce qui concerne les médias, par exemple, comme on le voit en France actuellement. Au niveau politique, la capacité à apporter une contribution financière à un parti ou à un candidat doit être égalitaire, ce qui est loin d'être le cas aujourd'hui. Au-delà de ça, il est évident que le fait de mettre son bulletin de vote tous les cinq ans dans une urne ne suffit pas à définir la démocratie. Il faut inventer d’autres formes de participation politique.
"Les banques centrales deviennent un outil de politique environnementale et de politique sociale. Personne n’aura imaginé cela il y a quelques années."
Les banques centrales ont joué un rôle important durant cette crise. Elles pourraient devenir, écrivez-vous, des "outils démocratiques". Qu’entendez-vous par là?
Ce qui se passe au sujet des banques centrales est assez incroyable. Elles deviennent un outil de politique environnementale et de politique sociale. Personne n’aurait imaginé ça il y a quelques années. Les crises nouvelles font revoir des positions qu'on croyait éternelles.
*Une brève histoire de l'égalité, Thomas Piketty, Seuil, 368 p., 14 €
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