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interview

Delphine Minoui: "En Iran, le régime est déjà tombé dans les têtes"

La grande reporter Delphine Minoui a écrit son roman «avec ses tripes», dit-elle. ©Bénédicte Roscot

La journaliste Delphine Minoui, qui a vécu 10 ans en Iran, recourt à la fiction pour rendre hommage au courage des femmes de ce pays, qui combattent pour leur liberté.

Dans son nouveau roman, la journaliste Delphine Minoui, grand reporter et spécialiste du Moyen-Orient, nous plonge au cœur du mouvement "Femme, Vie, Liberté" en Iran. Elle raconte cette révolte de l’intérieur, à travers le long monologue de l’une de ces jeunes filles. Un roman écrit avec "ses tripes", dit-elle, un hommage au courage des femmes iraniennes qui résistent face à la répression du pouvoir en place, mais aussi un magnifique hymne à la liberté: "Ces jeunes filles sont un peu comme des Antigone des temps modernes."

Avec la littérature, vous avez essayé de comprendre la révolte des femmes en Iran de l'intérieur. Qu’est-ce que la littérature dit que le journalisme ne dit pas?

En tant que journaliste, j’ai couvert ces événements qui me tiennent à cœur, car j’ai vécu dix ans en Iran. La plupart des femmes qui ont participé au mouvement "Femme, Vie, Liberté" étaient très jeunes. Ce sont souvent des adolescentes, qui avaient à peine 15 ou 16 ans.

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De ces jeunes filles, nous ne savons pas grand-chose: nous avons des noms et quelques photos, c'est tout. Je me suis donc posé plusieurs questions: Qui étaient-elles? Qu’est-ce qui les a motivées à aller manifester? Quel genre de jeunesse et d’enfance ont-elles eu? Quels ont été leur rapport à leurs parents? Il m’a semblé que le journalisme ne permettait pas de répondre à ce genre de questions.

"La génération Z est biberonnée à la propagande islamique, mais elle n’est pas dupe. Quand ces jeunes filles rentrent à la maison, elles se connectent à Internet."

En revanche, le propre de la littérature est de dépasser l’événement pour le vivre dans sa chair et dans son cœur. J'ai voulu ainsi me glisser dans la peau d’une de ces filles. Inspirée par toutes ces bribes de vie que j’ai pu récolter, j’ai créé le personnage de "Badjens". J’ai voulu ainsi incarner toutes ces destinées "anonymes", ces vies souvent brisées. 

Cette jeune génération iranienne vit dans une schizophrénie totale: bloquée entre la propagande du régime et une ouverture au monde. Il y a un véritable gouffre culturel entre cette génération et le pouvoir en Iran...

Oui, cette génération Z, ce sont les petites filles des filles de la Révolution de 1979. Elles sont moins bigotes que leurs grand-mères et plus libres que leurs mères.  Cette nouvelle génération est biberonnée à la propagande islamique, mais elle n’est pas dupe. Quand ces jeunes filles rentrent à la maison, elles se connectent à Internet.  

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Elles contournent la censure: elles ont toutes entre 15 et 20 VPN. Même si ça prend du temps, elles vont télécharger le dernier clip de Taylor Swift. Mais cela va bien au-delà du divertissement, comme on peut le ressentir en Occident: il s’agit de leur combat pour leur liberté.

Manifestation de soutien, le 15 septembre dernier à Paris, au mouvement initié deux ans auparavant par des femmes iraniennes après la mort en détention de leur compatriote Mahsa Amini, 22 ans. Celle-ci avait été arrêtée pour non-respect des règles en matière de port du voile.
Manifestation de soutien, le 15 septembre dernier à Paris, au mouvement initié deux ans auparavant par des femmes iraniennes après la mort en détention de leur compatriote Mahsa Amini, 22 ans. Celle-ci avait été arrêtée pour non-respect des règles en matière de port du voile. ©AFP

Cette jeune génération n'est donc pas simplement "occidentalisée". Elle voit dans le divertissement quelque chose de plus profond...

Ce n’est pas une invasion culturelle occidentale, comme le prétend le régime. C’est une soif de connaissance, une volonté de comprendre ce qui se passe ailleurs, de comparer, et de critiquer aussi. Ces jeunes filles sont aussi critiques de l’Occident. Mais il y a une soif de pluralité quand on vous impose un seul schéma, en l'occurrence l'islam politique. Elles veulent s’ouvrir des chemins vers un futur dont elles rêvent. Elles refusent d’être enfermées dans un passé.

"J'en veux à toutes les formes de patriarcat: étatique, social, familial", déclare votre héroïne. Cette révolte est totale?

Le problème n’est pas seulement la république islamique.  Elles se battent aussi contre le conservatisme, les traditions, etc. Même dans les foyers les plus conservateurs, ça craque. Cette génération refuse qu'on lui impose sa vie, qu'on décide à sa place. Elle veut se réapproprier son destin. 

"Aujourd’hui, en Iran, ce n'est plus une théocratie, mais une militaro-théocratie."

Le régime va inévitablement tomber, selon vous?

Les Iraniennes n’ont pas fait tomber le régime, mais elles ont changé la trajectoire. La révolution des mentalités est bien présente. De génération en génération, les femmes ouvrent de plus en plus le champ du possible, repoussent les lignes rouges. Donc ça ne peut plus tenir: ça finira par changer. On n'a jamais vu un tel fossé entre une petite minorité au pouvoir et la société. Aujourd’hui, en Iran, ce n'est plus une théocratie, mais une militaro-théocratie.

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"Ces jeunes filles sont un peu comme des Antigone des temps modernes. Elles ont intériorisé cette culture du sacrifice."

La répression s’est encore accentuée…

La répression est extrêmement violente. En ce moment, il y a des milliers de femmes et d'hommes qui sont derrière les barreaux. Des gens ont été tués, condamnés à mort pour avoir soutenu le mouvement "Femme, Vie, Liberté".  Et malgré tout, aujourd'hui, il y a à Téhéran et dans d'autres grandes villes, dans les villages également, des femmes qui continuent à sortir dans la rue, tête nue, qui continuent à aller travailler sans foulard, à prendre le métro.

Le régime ne tient qu'à un fil. Ces jeunes filles sont un peu comme des Antigone des temps modernes. Elles ont intériorisé cette culture du sacrifice. Il n’y aura pas de retour en arrière. En Iran, le régime est déjà tombé dans les têtes.

60%
Sur les bancs des universités iraniennes, il y a 60% de femmes.

Vous abordez aussi cette révolte par le biais de la langue. "Et si les femmes avaient le pouvoir sur le verbe, serions-nous plus heureuses?", écrivez-vous.

Les mots sont résistance en Iran. Ce sont les armes des Iraniennes. Sur les bancs des universités, il y a 60% de femmes. Fortes de cet art du langage, elles veulent s’imposer et retrouver leur place.

Si les femmes reprennent leur pouvoir sur le verbe, si elles ont la possibilité de s'exprimer, elles auront plus d’influence et la société iranienne sera plus heureuse. Ça rétablirait une certaine forme d’ouverture, de joie aussi. Parce que les hommes, dans le système actuel, sont malheureusement assignés à un rôle de gardien des mœurs. D’ailleurs, ils se révoltent également en Iran.

La région est soumise à de nombreuses tensions: le conflit entre Israël et le Hezbollah s’intensifie. Est-ce que le régime iranien pourrait être tenté de ne pas intervenir du fait de la colère de la société civile?

C’est possible, mais il pourrait y avoir un autre scénario aussi: le fait d’avoir un ennemi extérieur peut servir les intérêts du régime. Le régime pourrait instrumentaliser la situation dans la région pour mieux justifier une lutte contre un ennemi intérieur.

Il pourrait donc être tenté de brandir la menace de l’ennemi extérieur pour réprimer encore plus durement la société iranienne. Je me souviens d'avoir lu, par exemple, un discours de Khomeiny où il mentionnait cette idée que le voile était une sorte de bouclier de protection contre les ennemis extérieurs qui veulent imposer certaines valeurs à la république islamique.

Roman

"Badjens"

Par Delphine Minoui

Édité par Le Seuil

160 p. - 18 €

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