Elle évite les projecteurs et n’a pas accordé une seule interview depuis qu’elle a pris place sur le trône le plus envié du monde de la mode. Ce mardi a lieu le défilé prêt-à-porter Chanel conçu par Virginie Viard. Que faut-il savoir sur celle qui a succédé à Karl Lagerfeld?
Un rythme meurtrier. De nombreuses équipes à superviser et des résultats à produire en cinq semaines seulement. Rétrospectivement, c’était sans doute un jeu d’enfant pour Virginie Viard: pendant plus de trente ans, elle a travaillé pour Karl Lagerfeld, qui perpétuait la légende Chanel depuis 1982.
Pendant près de vingt ans, elle a dirigé le studio de création, qui donnait vie aux croquis. Le Kaiser disait qu’elle était “son bras droit et son bras gauche”, jusqu’à ce qu’il décède d’un cancer du pancréas le 19 février dernier, à l’âge de 85 ans.
Comme il sied aux dynasties, la Maison Chanel - en deuil mais pas perdue - a assuré la continuité et répondu par communiqué officiel à la question “Et maintenant?” avant même qu’elle soit posée. "Le plus grand hommage que nous puissions lui rendre aujourd’hui est de continuer à suivre le chemin que Karl a tracé, en embrassant le présent et en inventant l’avenir." Le roi est mort, vive le roi - ou plutôt, vive la reine!
Pour la première fois depuis le décès en 1971 de la fondatrice, Coco Chanel, dans sa suite du Ritz à Paris, c’est une femme qui donnera le “la”. Cette femme, c’est Virginie Viard, la plus proche collaboratrice de Lagerfeld depuis plus de 30 ans. "Pour continuer de faire vivre l’héritage de Gabrielle Chanel et de Karl Lagerfeld", selon le communiqué.
À une époque où les maisons de mode en quête de hype et de revenus jouent au mercato avec les créateurs externes, Chanel (à l’image de Coco imposant ses pantalons amples et son athleisure avant la lettre) suit sans dévier sa propre voie.
Ce qui est possible quand, à 109 ans, on est encore une entreprise privée dont le bénéfice net est passé à près de 2,7 milliards d’euros l’an dernier, soit 8 % de plus que l’année précédente. Les sacs à main, la parfumerie et même les collections de mode (le secteur le plus difficile) se portent bien. Dès lors, quoi de plus logique que de choisir le successeur le plus évident, au sein même de la Maison?
La reprise des rênes par Viard n’est pas un cas unique: il est fréquent qu’un bras droit succède à son boss. Bien que ce ne soit pas une garantie de longue et d’heureuse collaboration: il suffit de penser à Yves Saint Laurent, qui, à 21 ans, a succédé en 1957 à son mentor, Christian Dior, pour être remercié à peine trois ans plus tard (sous prétexte de grave dépression), juste parce que la maison refusait ses projets progressistes considérés comme sacrilèges. À quelque chose malheur est bon: suite à ce revers, YSL a fondé sa maison de couture et est devenu mondialement célèbre.
Revenons à Virginie Viard, car ses longues années de service sont exceptionnelles. Elle est sans doute la seule à être aussi chevronnée dans une maison de couture nourrie par le mantra de Lagerfeld, “on to the next one” une nécessité, selon lui, pour garder une marque non seulement en vie, mais vivante.
"Je connais l’ADN Chanel sur le bout des doigts. Il est si solide qu’il est même inutile d’en parler. Chanel voulait être une femme respectable, mais la bienséance peut vite devenir ennuyeuse et ma mission consiste à veiller à ce que ce ne soit pas le cas. Je fais en sorte que Chanel ait une image fun, contemporaine et sans liens avec le passé. Parce que le passé est une idée. Et quand on respecte le passé comme une réalité, on meurt." Un bon début pour un film, non?
The show must go on
Loin de la croyance qu’aujourd’hui, on n’est rien sans notoriété sur les médias sociaux, la designer (qui n’a pas de compte Instagram) rappelle qu’un réseau est fort s’il n’est pas soumis à la loi des hashtags et des likes.
Virginie Viard était l’interprète des rêves de Karl Lagerfeld: un croquis et quelques mots d’inspiration lui suffisaient pour traduire sa vision et ses idées.
Celle qui, pendant des décennies, a su se soustraire à l’attention des médias et à éviter de figurer sur les listes d’influenceurs de magazines tels que Time et Business of Fashion, avait - délibérément ou non - été préparée à prendre le relais.
Un œil observateur aura repéré sa place de princesse héritière lors du défilé printemps- été 2019. Un show qui entrera dans les annales comme l’événement qui a transformé le Grand Palais à Paris en plage, avant le réchauffement climatique, et où Karl et Virginie ont été applaudis depuis une jetée - Chanel ne connaît aucune limite.
Si les rumeurs ont été fermement démenties en janvier quand Viard est apparue, seule, pour saluer à la fin du défilé (“Karl était simplement fatigué”), la vérité a éclaté quelques semaines plus tard. Mais “the show must go on” - et dans la mode il y en a à profusion.
La collection A/H19 présentée un mois après la disparition de Karl Lagerfeld, a été la dernière de la main du grand maître, même si c’est sa dauphine qui est venue saluer l’assistance, seule et au bord des larmes.
Bruno Pavlovsky, CEO de Chanel, avait révélé dans une interview au magazine WWD que Viard assumait davantage de responsabilités depuis un certain temps déjà: "Ceux qui connaissaient bien le travail de Karl sentaient que la collection avait été conçue à quatre mains, avec beaucoup de respect, de simplicité et de bienveillance."
Du cinéma à la mode
Fille d’un champion de ski devenu un chirurgien réputé, Virginie Viard a plutôt suivi l’exemple de sa famille maternelle. Son élégante mère était également médecin, mais descendait d’une lignée de soyeux lyonnais.
L’aînée d’une fratrie de cinq enfants, aujourd’hui âgée de 57 ans, a étudié le costume de cinéma et de théâtre au Cours Georges, une école de mode de Lyon. Cependant, son job dans l’équipe de la costumière et comédienne française Dominique Borg, qu’elle a assistée au début des années 1990 pour ‘Bleu’ et ‘Blanc’ de la trilogie des ‘Trois couleurs’ de Krzysztof Kieslowski, n’a pas réussi à la convaincre de rester dans le cinéma.
"J’avais pensé travailler comme costumière de cinéma et de théâtre, mais je préfère la mode", commente-t-elle. "Comme Karl, j’aime l’idée de vêtir des actrices dans des films, mais je préfère habiller des mannequins. C’est plus facile et plus fashion."
"Ma rencontre avec Karl a changé beaucoup de choses dans ma vie. Bien sûr, Dominique Borg était une femme formidable, mais je n’ai jamais vraiment pu apprécier l’univers du cinéma parce qu’on court tout le temps et qu’il faut se concentrer sur une seule chose pendant le tournage. Et une fois le tournage terminé, les personnes impliquées se séparent. Cela a quelque chose de triste ..."
La jeune femme a fait ses débuts chez Chanel en tant que stagiaire. Elle a pu obtenir ce poste grâce au chambellan du Prince Rainier de Monaco, qui connaissait à la fois la famille Viard et le bras droit de Karl Lagerfeld. C’est ainsi qu’en 1987, elle arrive rue Cambon. Très vite, elle prend la direction du département broderie.
Entre 1992 et 1995, Lagerfeld l’emmène chez Chloé, dont il est directeur artistique, en parallèle de Chanel. En 1999, elle prend du galon et est nommée directrice du studio de création mode de Chanel, fonction qu’elle assurera jusqu’au printemps dernier.
Bonnes relations
Pour Karl, elle était son bras gauche et son bras droit. "Quand on ne se voit pas, on se téléphone tout le temps." Viard était l’interprète des rêves de Lagerfeld: il lui suffisait dun croquis et de quelques mots d’inspiration pour traduire sa vision et ses idées (parfois mieux que lui) en vêtements, soutenue par de nombreuses équipes, des manufactures de tissu aux ateliers de plissage.
Virginie Viard a su se soustraire à l’attention des médias et des listes d’influenceurs des magazines, mais elle était prête.
Lagerfeld et Viard ont formé un tandem soudé pendant des années. Il dessinait chez lui et elle effectuait des recherches pendant qu’il se reposait. "Comme je sais qu’il a besoin d’une grande liberté, j’essaie de lui épargner les détails", expliquait-elle en 2015 à La Libre Belgique. Son travail était un exercice d’équilibre entre l’histoire de Chanel, Karl Lagerfeld et ses propres idées.
Si un croquis était trop romantique, elle l’élaguait ou suggérait quelque chose de neuf. "C’est comme dans la vie quotidienne: c’est en se rebellant contre une orientation que l’on découvre de nouvelles voies. Et mon inspiration vient aussi de ce qu’aimerait Karl."
Sa philosophie? Une passion sans dictat: "Je ne me comporte pas en chef. Tous les membres de l’équipe savent exactement ce qu’on attend d’eux. Parfois, je donne des directives ou des conseils, mais je n’entre pas dans les détails. Chacun est libre. Les membres de l’équipe me montrent sur quoi ils travaillent, puis nous en discutons."
Style casual
Avec ses pantalons amples ou sa petite robe noire qui, il y a cent ans, suscitaient les froncements de sourcils, Gabrielle Chanel s’est appuyée sur son style pour bâtir sa marque dès 1910. Avec ses lunettes noires, son catogan et son haut col blanc, Karl Lagerfeld a utilisé son look pour se transformer en personnage. Par contre, Viard est d’un autre bois. Comme elle se voit grande et “n’aime pas se faire remarquer”, elle ne porte pas de hauts talons.
Son visage apparaît sous une épaisse frange qui met en valeur ses yeux soulignés de khôl - peut-être une réminiscence du style punk, repéré lors d’une année passée à Londres. Elle porte toujours une tenue décontractée et cohérente, en noir ou en jeans sur jeans avec un t-shirt blanc, dans le droit fil du style Coco, sur l’air de “la mode se démode, le style jamais”. C’est aussi cela qui fait de Viard une “fille Chanel”. "J’en ai toujours été une, et je ne sais même pas comment il pourrait en être autrement."
La designer a un fils qui est beaucoup moins timide qu’elle sur le catwalk. Lagerfeld faisait parfois défiler des amis de la maison, comme Vanessa Paradis et sa fille Lily-Rose Depp. Ce fut également le cas en 2014, lors d’un défilé à Singapour, où Robinson (fils de Viard et du compositeur Jean-Marc Fyot) y a présenté un blazer en dentelle.
Seule en scène
Virginie Viard a pour mission de conserver les codes de la maison: le tweed, le camélia, les bijoux fantaisie à profusion, le matelassé, les manteaux et les monogrammes. Ils sont donc présents, tant dans la collection Automne-Hiver qu’elle a conçue avec Lagerfeld que dans la collection Haute Couture qui lui a permis de se lancer en solo pour la première fois. Cette dernière est sans aucun doute très Chanel, mais, de dures, les lignes sont devenues plus douces et les coupes, un peu plus modernes.
Si son prédécesseur avait le goût du show, elle représente plus le minimalisme discret, aussi bien sur le catwalk qu’en dehors. Alors que Lagerfeld enchaînait les bons mots assassins, Viard est silencieuse, en tout cas jusqu’à présent. "Tant qu’elle ne se sent pas prête à parler, je mettrai tout en œuvre pour la protéger, afin qu’elle puisse se concentrer sur ses collections", déclare Bruno Pavlovsky.
Nous verrons la semaine prochaine ce que l’avenir nous réserve, mais cette citation de la créatrice publiée dans Brand Magazine en 2018 suscite la curiosité: "J’estime que j’ai de la chance de pouvoir travailler avec Karl, un homme avec lequel j’aime collaborer. Il serait pourtant exagéré de dire qu’il m’influence.
Ce qui fait de moi la personne que je suis, c’est l’éducation que j’ai reçue de mes parents et de ma famille. Karl m’aime telle que je suis. On pourrait dire que nous nous influençons mutuellement: ma tendance à la simplicité et au naturel ont une influence sur lui. Et même si Karl m’a appris à travailler encore plus dur, j’ai toujours été quelqu’un qui se jette à corps perdu dans ce qu’on lui propose."