"À la Biennale de Venise, on veut renverser les rapports de domination"
Pauline Fockedey et Pierre Huyghebaert, deux des membres du collectif Petticoat Government, qui a investi le pavillon belge de la Biennale avec sept géants d'osier, tirent un premier bilan de l'aventure.
Ce n'est pas une œuvre originale, mais un dispositif que le collectif Petticoat Governement (Denicolai & Provoost, Antoinette Jattiot, Nord et Spec uloos) donne à voir, depuis samedi, au pavillon belge de la Biennale d'art de Venise. Le grand récit de la transhumance de sept géants d'osier venus de Belgique, de France et du Pays Basque (L'Echo des 13 et 20 avril), et qui vont maintenant se reposer durant huit mois, à trois mètres au-dessus des visiteurs, avant de repartir vers Charleroi et Dunkerque...
Quel bilan tirer de cette étonnante aventure qui semble faire un pied-de-nez à la grand-messe de l'art contemporain? C'est ce que nous avons demandé à deux membres de Petticoat Government, Pauline Fockedey, architecte, et Pierre Huyghebaert, graphiste, typographe et cartographe.
Quelqu’un vous aurait proposé d’installer vos géants sur des tourniquets pour les rendre plus conformes à l’idée que l’on se fait d’une installation d’art contemporain... Comment se passent ces frottements entre arts populaire et contemporain, ici, à la Biennale de Venise?
Pauline Fockedey: La réelle puissance de ces géants, elle existe dans leurs sorties avec leurs communautés. Les communautés n'étant pas à Venise, ce n'est pas à nous de le faire. Que va-t-il se passer pendant ces huit mois à la Biennale? Nous ne voulions pas les présenter comme des sculptures, comme des ready-made. Les mettre en lévitation, c'était l'occasion de pouvoir poser un nouveau regard sur ces géants qui n'existe jamais: voir l'intérieur, d'en bas, l'endroit secret où se cache le porteur et qui active le géant.
Le rapport d'échelle entre ces géants et les visiteurs vous permet de renverser les positions de pouvoir...
Pierre Huyghebaert: Quand on regarde le public de l'ensemble des manifestations auxquelles participent les 16.000 géants répertoriés dans le monde, ça dépasse de loin les 800.000 personnes qui viennent à Biennale de Venise. Cette activation très populaire, relativement invisible, se situe à une échelle qui nous dépasse complètement.
"Le populaire est aussi en soi un endroit violent. Au carnaval, beaucoup de choses s'entrechoquent et se libèrent."
Nous n’allions clairement pas essayer de rejouer ça ici, mais, en les plaçant à deux mètres quarante au-dessus de la foule, cela permettait de brouiller les mécanismes de projection des visiteurs. Même choses pour les communautés de géants qui ne les ont jamais vus dans cette logique-là. À Venise, on déplace ces objets techniques et symboliques que sont les géants et on voit ce que ça produit comme nouveaux récits.
La dimension populaire de votre projet s'inscrit dans la thématique "queer" de la Biennale, qui met en évidence notamment l’artiste autodidacte, l'artiste folklorique, l'artiste populaire, dans un contexte général par ailleurs de plus en plus réactionnaire…
P. F.: Le nom de notre collectif, Petticoat Government (le "Gouvernement jupon", NDLR), fait écho à des épisodes historiques où des femmes ont été assez puissantes que pour infléchir des décisions importantes. Une possibilité de renverser un peu les rapports de domination et de pouvoir de façon tout à fait politique. Notre conviction de travailler toujours de manière située nous oblige en tout cas à tenir compte du contexte social, économique et politique.
N’y a-t-il pas une ambiguïté avec la composante folklorique du projet, qui peut laisser penser à un retour au conservatisme...
P. F.: Le folklore est très "de gauche" et très "de droite". De droite, parce qu'il y a cette dimension traditionnelle, réactionnaire, de transmission et d'identité; et de gauche dans la mesure où il est très populaire et contient une promesse d'émancipation. C'est donc un endroit hyper intéressant en termes de valeurs et, d'un point de vue sociétal, parce que tout cela se mélange et peut mettre mal à l'aise. Le populaire est aussi, en soi, un endroit violent. Au carnaval, beaucoup de choses s'entrechoquent et se libèrent.
Une catharsis qui permet in fine de réaffirmer l'ordre social...
P. H.: Dans ces débordements d'inversion, il y a une sorte de triangle. D'un côté, il y a l'élite qui définit ce qui relève de l'art et du bon goût. Puis, il y a l'"art des vaincus", le mauvais goût, le kitsch, qui ont toujours une guerre de retard. Et enfin quelque chose de beaucoup moins facile à définir, à l'autre bout du triangle, qui relève des cultures populaires, des cultures des minorités. Des cultures qui sont mouvantes, très difficiles, et heureusement, à stabiliser et à institutionnaliser.
Le pari de notre projet, c'est d'essayer de redistribuer les choses à l'intérieur de ce triangle, dans un lieu de surreprésentation comme la Biennale de Venise qui fonctionne sur un mode très vertical.
Quel bilan tirez-vous du collectif et de cette dynamique participative dans laquelle s’inscrit le projet de Petticoat Government?
P. F.: En tant qu’architecte, cette pratique collective est intrinsèque à notre travail. Avec le duo d'artistes Denicolai & Provoost, cela fait cinq ou six ans qu'on a pu travailler ensemble sur des projets. Avec Pierre, on a collaboré sur le Louvre-Lens. Il y a effectivement une volonté de déconstruire la notion d'auteur. Que chacun puisse apprendre à l'autre, et le faire de façon moins autoritaire. Mais on sent, malgré tout, qu'il y a des compétences, des intérêts ou des compréhensions qui demeurent singulières.
Peut-on en déduire des recettes dans la manière de collaborer efficacement de manière participative?
P. H.: Non, je crois qu'on a essayé, par moments. On s’est parfois dit qu’on touchait quelque chose, puis ça glissait. Il faut dire qu'on ne pouvait pas savoir à l'avance ce qui allait se passer, vu qu'on ne pouvait pas créer de prototype de ce qu'on allait faire. C'est finalement devenu une espèce d’énorme entreprise de lâcher-prise…
"Le pari de notre projet, c'est d'essayer de redistribuer les rapports de domination dans un lieu comme la Biennale qui fonctionne sur un mode très vertical."
Il y a cette idée d'anonymat évoquée par l'artiste Ivo Provoost devant la réalisation de sa vision par le groupe. Comment cette idée peut-elle faire son chemin dans notre monde de l'ultra-individualisme?
P. F.: Pour nous, la reconnaissance ne vient pas par le nom, mais via autre chose: par exemple, voir les gens danser et sourire dans le pavillon belge, à la Biennale. Après, que générera l'effacement de nos noms en termes de contingences économiques et même médiatiques?
J'ai eu un collectif avec des amis, au sortir de mes études d'architecture, et, volontairement, nous voulions effacer les noms. Une volonté un peu vertueuse qui au final ne nous a pas desservis, mais n'a pas permis non plus de se transformer en véritable source d'identification pour le groupe. Je considère depuis que les deux doivent pouvoir coexister.
60E BIENNALE DE VENISE
"Stranieri Ovunque - Foreigners Everywhere"
Commissaire: Adriano Perdrosa
Du 20 avril au 24 novembre 2024
Billets à retirer Ca’ Giustinian, San Marco 1364/A 30124 Venise | Tel. +39 041 5218711 > En savoir plus
Note de L'Echo:
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Une révélation dans un lieu ouvert pour la première fois au public.
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