Venise: une Biennale de l'étranger dans l'Italie de Meloni
Pilotée par le Brésilien Adriano Pedrosa, la 60ᵉ Biennale de Venise donne la parole aux minorités et aux cultures invisibilisées. Dont la culture populaire, magnifiquement fêtée au pavillon belge.
Depuis que nous les avions abandonnés au col de Resia, dans les Alpes (L'Echo du 13 avril), les sept géants du projet de Petticoat Governement, retenu par la Fédération Wallonie-Bruxelles pour la 60ᵉ Biennale de Venise, ont continué leur petit bonhomme de chemin. On les a vus danser devant les rotatives de la Gazetta dello Sport, à Padoue, tandis que ces dernières imprimaient leurs aventures. On les retrouve à Venise, où ils sont arrivés en barges, droits comme des "i" sur leur plateforme de métal, surplombant les happy few qui se pressent au pavillon belge, avant l'ouverture officielle, ce samedi 20 avril.
Ce projet, substituant la production d'une œuvre originale à un grand récit populaire qui se tissera jusqu'en 2025, allait-il convaincre tout ce que le milieu de l'art contemporain compte de professionnels? La réponse est vite donnée quand on pénètre dans le pavillon qui vibre, à intervalles réguliers, au rythme entêtant des fanfares. Sous les géants qui les narguent d'en haut, les visiteurs chics et branchés entrent dans la danse, sourire aux lèvres. C'est le pavillon de la joie!
"On avait laissé tomber l'idée de 'militance joyeuse', mais il s'agit bien de cela!", réagit à chaud Valentin Bollaert, architecte du bureau Nord et membre du collectif Petticoat Governement (qui compte aussi dans ses rangs Denicolai & Provoost, Antoinette Jattiot et Spec uloos). C'est que derrière la fête, il est aussi question de renverser les rapports de domination qu'entretient l'art contemporain à l'égard de la culture populaire...
"Et ce n'est pas trop folklorique?", nous demandent tous ceux qui n'ont pas encore vu le pavillon belge. "Le folklore n'est pas le sujet", avait tranché Antoinette Jattiot, la commissaire du projet. Quant à Pierre Huyghebaert, graphiste, typographe, cartographe, et lui aussi membre du collectif, il parle de remettre en jeu cette triangulation qui met aux prises la culture de l'élite, qui définit la tendance, le folklore, figé dans la répétition, et puis ces cultures populaires dont se revendique Petticoat Governement, plus difficiles à définir "parce qu'elles sont mouvantes et difficiles à institutionnaliser".
Et c'est exactement de ces dernières dont parle cette 60ᵉ édition de Biennale, telle que l'a conçue son commissaire général, le Brésilien Adriano Pedrosa. Une édition pléthorique, avec 332 artistes invités, 88 pavillons nationaux et des dizaines de projets annexes, mais qui vise d'abord à mettre en valeur les créateurs oubliés de l'hémisphère Sud, les arts longtemps marginaux comme le textile, les peuples autochtones spoliés et les minorités "queer".
"Le premier sens du mot 'queer' est précisément 'étrange'", déclare Pedrosa, évoquant "l'artiste queer, qui s'est déplacé au sein de différentes sexualités et de différents genres, souvent persécuté ou proscrit; l'artiste 'outsider', qui se trouve en marge du monde de l'art, tout comme l'artiste autodidacte, l'artiste folklorique et l'artiste populaire; l'artiste indigène, souvent traité comme un étranger dans son propre pays."
Étrangers partout
"Starnieri Ovunque - Foreigners Everywhere", le titre de sa grande exposition à l'Arsenale, est inspiré par le travail du collectif italo-britannique antiraciste Claire Fontaine, qui s'affiche en néons rouges au début et à la fin du parcours. L'"Astronaute réfugié" de l'Anglo-Nigérian Yinka Shonibare nous accueille avec sa panoplie "à l'africaine" pour traverser les crises écologiques et humanitaires. Un joli pied-de-nez, aussi, à la croissance effrénée du capitalisme et à sa tentation de toujours conquérir le monde.
Notre entrée se conclut sous le vaste auvent en polyester tressé du collectif mahori Mataaho, qui réinterprète le lieu rituel où se pratiquent les naissances en Nouvelle-Zélande et où le nouveau-né passe des ténèbres à la lumière. Ce n'est pas aussi fort qu'en 2022, lorsque la commissaire Cecilia Alemani avait planté là l'immense vénus de Simone Leigh, ouvrant une édition en hommage aux femmes artistes, et qui mettait déjà en évidence les peuples premiers, la résurgence de la transe dans les pratiques artistiques et le textile. Pedrosa accentue juste le propos et son engagement politique, péchant peut-être même par excès de cohérence.
Depuis 2022, les sociétés se sont, il est vrai, encore un peu plus polarisées, et il est piquant d'apprendre que le nouveau président nommé pour quatre ans à la tête de la Biennale, Pietrangelo Buttafuoco, est une personnalité beaucoup plus ambiguë, proche de Giorgia Meloni, dont le parti post-fasciste, Fratelli d'Italia, abhorre les sujets défendus ces dernières années par la Biennale...
Résistance et rébellion
Aucune ambiguïté, en revanche, dans la sélection des œuvres de l'Arsenale, souvent monumentales, comme cette grande fresque joyeuse – arc-en-ciel de couleurs rythmé de fines broderies – de la Mexicaine vivant à Berlin, Frieda Toranzo Jaeger, qui se présente comme un espace de liberté queer, guidant le spectateur à travers les expériences des communautés marginalisées.
Dans un tout autre style, la vaste installation vidéo circulaire de The Zoetrope, "Disobedience Archive", déjà présentée dans une quinzaine de pays, jette à la face du visiteur des actes de rébellion un peu partout sur la planète, mêlant les pratiques artistiques à l'action politique, et forme une archive dynamique des différentes formes d'activisme dans le monde. Quant à la salle des cartes de la Marocaine vivant en Autriche Bouchra Khalili, elle nous impose de réfléchir à la terrible réalité des routes de la migration en Méditerranée.
La vaste salle consacrée aux artistes de la diaspora italienne à travers les continents offre un peu de répit, dans une superbe scénographie qui suspend les œuvres sur les élégants socles de verre de Lina Bo Bardi, designeuse italienne émigrée au Brésil, en 1946.
"Disobedience Archive", déjà présentée dans une quinzaine de pays, jette à la face du visiteur des actes de rébellion un peu partout sur la planète.
La vidéo reste très présente, avec deux superbes propositions, l'une du Nicaraguayen Elyla, reproduisant un rituel du feu en guise de cérémonie anticoloniale, l'autre du Philippin vivant à Bruxelles Joshua Serafin, s'enduisant le corps d'une mélasse noire pour renaître à sa réalité d'artiste non-binaire. Le parcours ne manque pas non plus de performances live, qui empêchent qu'on décroche avant d'arriver aux pavillons des nouveaux-venus. Dans celui du Bénin, on aime l'impressionnant abri en jerricans de Romuald Hazoumè, qui distille autant de sons que de senteurs troublantes.
Julien Creuzet au pavillon français
Aux Giardini, les propositions nationales jouent le jeu du thème de la Biennale. Et pas seulement au pavillon belge... Le travail du Martiniquais Julien Creuzet, qui nous avait déjà marqué, l'an passé, à la Biennale de Liverpool (L'Echo du 30/08/2023), impressionne au Pavillon français avec sa forêt tropicale, composée de 80 sculptures entrecroisant leur vannerie multicolore.
Une expérience immersive qui doit beaucoup à ses larges vidéos aquatiques, dont une masque la façade du bâtiment, et à son ambiance sonore électro, aussi entêtante que politique, avec ses poèmes qui renvoient à la pensée créole d'Aimé Césaire et d'Édouard Glissant.
Le pavillon canadien, très raffiné avec son grand rideau multicolore en perles de Murano, évoque les héritages complexes des échanges interculturels et commerciaux. Il semble faire écho au travail de l'artiste Jeffrey Gibson, d'origine Cherokee, qui réinterprète avec un soin extrême les parures indiennes dans un pavillon américain complètement rhabillé. Mais c'est avant tout pour explorer les stéréotypes dont on affuble toujours les "indigènes" pour délégitimer leur culture.
L'expérience immersive du pavillon français est aussi entêtante que politique avec ses poèmes qui renvoient à la pensée créole d'Aimé Césaire et d'Édouard Glissant.
La dimension politique est aussi très présente au pavillon israélien, lequel n'a pas ouvert après une pétition internationale qui n'a cessé d'enfler depuis février. Une annonce laconique s'affiche sur la vitrine: "L'artiste et les commissaires du pavillon israélien ouvriront l'exposition quand un accord de cesser-le-feu et de libération des otages aura été conclu"...
Partout dans Venise
La Biennale de Venise ne se limite pas à l'Arsenale et aux Giardini, mais prend possession de la ville entière, soit à travers des événements collatéraux pilotés par l'institution ou indépendants d'elle. Parmi ces derniers, un coup de cœur: les huit vidéos de "Nebula", de la Fondation in Between Art Film, dans le Complesso dell' Ospedaletto, une église baroque et un hôpital désaffecté, réaménagés pour l'occasion.
La vidéo projetée sur un paravent de Basir Mahmood, qui a monté des images trouvées sur le web et tournées par des migrants eux-mêmes lors de leur dur exil, nous a donné plus d'émotions que ce qui nous a été présenté à l'Arsenale.
Quant aux Belges, on n'a pas manqué d'aller admirer les Archanges de Berlinde De Bruykere, à San Giorgio Maggiore, dont la puissance émotionnelle, déjà constatée la semaine passée à Mons, dans la nouvelle exposition Rodin, ne se dément pas. Et si on était resté un jour de plus, on vous aurait parlé de l'exposition du Vatican, à la prison de la Giudecca, où ce sont les détenues elles-mêmes qui vous guident... On annonce des œuvres majeures de Claire Tabouret ou de Maurizio Cattelan, l'homme qui avait balancé une météorite sur le Pape Jean-Paul II... On n'est pas rancunier en Italie.
60E BIENNALE DE VENISE
"Stranieri Ovunque - Foreigners Everywhere"
Commissaire: Adriano Perdrosa
Du 20 avril au 24 novembre 2024
Billets à retirer Ca’ Giustinian, San Marco 1364/A 30124 Venise | Tel. +39 041 5218711 > En savoir plus
Note de L'Echo:
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