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À la Galleria Borghese, Louise Bourgeois acquiert le statut de classique

La sculptrice franco-américaine Louise Bourgeois (1911-2010). ( ©Jeremy Pollard

La grande sculptrice franco-américaine avait travaillé le marbre à Carrare, à partir de 1967. La voilà de retour en Italie, confrontée à l'une des plus belles collections de marbres au monde.

De la Galleria Borghese, située dans l'un des plus grands parcs de Rome, à l'abri de son imposante façade blanche, on avait gardé des images indélébiles — deux têtes monumentales, vestiges de l'Empire, dans son immense salle d'apparat, et, dans ses salons baroques luxuriants, les sculptures impressionnantes du Bernin. Indépassable.

Aussi avions-nous craint, un instant, que leur confrontation avec Louise Bourgeois (1911 - 2010), artiste emblématique du XXe siècle, abondamment récupérée par les féministes américaines, souscrive à l'esprit du temps et ne soit qu'une entreprise anachronique de castration du Bernin. Mais rien de tel dans le chef de Francesca Cappelletti, la directrice de la Galleria, spécialiste du Caravage, qui inscrit cette rencontre dans une perspective beaucoup plus complexe et profonde, comme elle l'a déjà tentée par le passé en accueillant l'Arte povera de Giuseppe Penone, et la puissance flamande d'un Rubens venu faire son grand tour d'Italie.

Une "Tête" de Louise Bourgesois et, à droite, "Le rapt de Proserpine par Pluton", du Bernin.
Une "Tête" de Louise Bourgesois et, à droite, "Le rapt de Proserpine par Pluton", du Bernin. ©The Easton Foundation - Licensed by SIAE and VAGA at Artists Rights Society (ARS)

"C'est évidemment une question très délicate pour nous et que nous abordons sous différents angles et points de vue. Mais je pense que l'on doit toujours davantage préciser le contexte. Nous portons sur les choses — et même sur l'art ancien — un regard contemporain, c'est inévitable et il faut le respecter. Mais quand Ovide raconte le mythe du rapt de Proserpine par Pluton dans ses 'Métamorphoses', il nous présente le roi et la reine des Enfers comme un couple très soudé. Avant de tirer des conclusions sur la violence du geste, il faut plutôt travailler sur les sources. On se rend compte aussi que c'est l'époque où le Bernin prend conscience de la puissance de ses moyens. C'était moins le thème du rapt, du viol, qui l'intéressait que sa capacité à réaliser un théâtre de marbre."

Philip Larratt Smith, Co curator Louise Bourgeois, « Unconscious memories », Galleria Borghese, Rome

Mythes classiques et peurs archaïques

Pour tous ces artistes, les mythes classiques étaient des figures imposées qui donnaient matière à l'expression de leur génie et par lequel ils nous les rendaient éternels. Plus que le fait divers, c'est la main de l'agresseur faisant ployer la peau de marbre de sa victime qui fait revivre en chacun de nous des peurs et des instincts ancestraux, et suscitent instinctivement notre fascination. On pourrait dire qu'il en est de même pour Louise Bourgeois, qui s'est servi de la vulgate psychanalytique pour expliquer elle-même une œuvre qu'elle justifie par les traumatismes de son enfance, l'air de dire: «Je vous donne les clés, maintenant fichez-moi la paix.» Mais si son travail nous touche à ce point, c'est moins par son côté autobiographique, somme toute assez banal, que parce qu'elle remue en nous des fantasmes extrêmement destructeurs et archaïques.

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Ainsi, toute l'entreprise artistique de Louise Bourgeois pour exorciser ses démons n'aura-t-elle pas été vaine. À Rome, la voilà au paradis!

Et c'est le coup de génie de cette exposition que d'opérer la jonction entre l'introspection intime de l'artiste franco-américaine et la puissance des mythes explorés par les artistes de la collection. L'exercice est d'autant moins artificiel que Louise Bourgeois, qui a fait l'École du Louvre et abondamment guidé dans les salles du musée, connaissait la collection de Scipion Borghese, régulièrement exposée à Paris depuis 1811, et que l'artiste elle-même a fait son voyage en Italie en venant étudier la taille du marbre à Carrare, à partir de 1967. Une période apaisée, semble-t-il, et c'est comme cela que l'exposition nous la présente d'emblée avec «The Last Climb», la dernière cellule qu'elle a réalisée en 2010, juste avant sa mort à New York, et qui ceint l'escalier en colimaçon qui reliait les deux étages de son atelier de Brooklyn, avant que celui-ci ne soit rasé.

Louise Bourgeois travaillant à son "Germinal", à Pietrasanta", en 1967.
Louise Bourgeois travaillant à son "Germinal", à Pietrasanta", en 1967. ©The Easton Foundation_Licensed by SIAE and VAGA at Artists Rights Society (ARS)_ NY
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Son mouvement hélicoïdal renforce la force ascendante de la salle elle-même qui culmine avec l'immense plafond peint en trompe-l'œil par Mariano Rossi entre 1775 et 1779. On y voit Jupiter accueillant Romulus dans l'Olympe, entouré des allégories de la Justice, de la Fidélité et de l'Harmonie, qui triomphent grâce à l'action du Temps sur la Calomnie, la Tromperie et le Mensonge. Ainsi, toute l'entreprise artistique de Louise Bourgeois pour exorciser ses démons n'aura-t-elle pas été vaine. À Rome, la voilà au paradis!

Louise Bourgesois, "The Last Climb" (2010).
Louise Bourgesois, "The Last Climb" (2010). ©The Easton Foundation/Licensed by SIAE 2024 and VAGA at Artists Rights Society (ARS), NY. Ph.by A.Osio
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Équations parfaites

«Mes sculptures sont des équations parfaites», avait coutume de dire la sculptrice. Et on ne peut lui donner tort ici, tant la sensation d'équilibre se dégage entre les éléments qui composent cette ultime cellule — bobines de fils, bulles de bois ou de verre bleu en suspension, et cette étrange forme en caoutchouc à l'évidence phallique qui évoque peut-être la navette d'un métier à tisser, travail de sa mère et qu'elle-même a pratiqué dans son enfance. «Ces éléments s'élèvent vers le ciel, c'est ouvert, il y a une idée d'éternité», expliquait au micro de France Culture Nadine Satiat, qui a publié, en 2014, chez Gallimard, un essai sur l'artiste après l'avoir beaucoup fréquentée. «Le bleu, c'est la couleur de l'apaisement, de la réparation. Dans une large mesure, elle a réussi à se réparer elle-même.»

Tout au plus les orteils croisés de "Jambes enlacées" trahissent-ils une tension psychique, et sans doute sexuelle, car les jambes qui sont exposées là sont celle de Jerry Gorovy, son jeune et fidèle assistant.

Ce même sentiment de paix se remarque dans les trois marbres exposés dans la Galleria. Tout au plus les orteils croisés de «Jambes enlacées» trahissent-ils une tension psychique, et sans doute sexuelle, car les jambes qui sont exposées là sont celle de Jerry Gorovoy, son jeune et fidèle assistant. Une muse au masculin, renversant les rapports traditionnels que nous renvoie, juste en face, le sublime portrait en marbre de Pauline Borghese, représentée en Vénus par Canova.

«Jambes enlacées» (1990) en marbre, face à celles de Pauline Borghese Bonaparte, représentée en Vénus par Antonio Canova (1804-1806).
«Jambes enlacées» (1990) en marbre, face à celles de Pauline Borghese Bonaparte, représentée en Vénus par Antonio Canova (1804-1806). ©ALTO PIANO SRL

Une pureté classique dans les deux cas, mais qui étonne de la part de Bourgeois dont on connaît les œuvres beaucoup plus tourmentées et subversives. Peut-être est-ce dû à la matière elle-même. Louise Bourgeois ne parlait-elle pas du marbre comme du «sucre des pierres». Même maîtrise et même inspiration dans les avant-bras enlacés d'«Untitled nr.7» sur lesquels a poussé une petite maison, et qui évoque peut-être ce qui lui a manqué durant son enfance: la chaleur et la protection du foyer. Une sensation qui se dégage en vis-à-vis dans l'ensemble du Bernin représentant Énée portant son père Anchise et guidant son fils Ascagne, loin de Troie en flammes.

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"Topiary" de Louise Bourgeois et, à droite, "Apollon et Daphné" du Bernin.
"Topiary" de Louise Bourgeois et, à droite, "Apollon et Daphné" du Bernin. ©The Easton Foundation - Licensed by SIAE and VAGA at Artists Rights Society (ARS)

Angoisses et sérénité

Bourgeois bourgeonne littéralement dans un autre petit chef-d'œuvre, «Topiary», sculpture de jeune fille dont la tête se transforme en fleur de marbre, faisant écho à la transformation de Daphné en laurier par le Bernin. Mais les angoisses de l'artiste ne sont pas éludées pour autant avec une série de portraits («toutes ses œuvres sont des autoportraits», disait Jerry Gorovoy), en chutes de tapisseries, qui évoquent l'Art brut et saisissent d'effroi — particulièrement celui qui présente trois paires d'yeux auxquels il ne semble pas possible d'échapper. Ils sont placés dans la grande salle du «Rapt de Proserpine» du Bernin, défiant aussi les douze bustes d'empereurs romains en marbre et porphyre, et traduisant peut-être l'effroi que put susciter leur pouvoir absolu.

Une mise en condition pour monter à l'étage et découvrir deux autres cellules, dont la plus grande que Louise Bourgeois ait construite, «Passage dangereux», avec six chambres où elle a entreposé ce qui pourrait apparaître comme une réminiscence sauvage du décor de sa maison familiale. Maison qui fut le théâtre d'une trahison: son père avait installé sa maîtresse à demeure, de 6 ans à peine plus âgée qu'elle.

Une "Araignée" de Louise Bourgesois dans les jardins de la Villa Borghese.
Une "Araignée" de Louise Bourgesois dans les jardins de la Villa Borghese. ©The Easton Foundation/Licensed by SIAE 2024 and VAGA at Artists Rights Society (ARS), NY. Ph.by A.Osio

Une exposition à rebours de l'œuvre de Louise Bourgeois, et qui démontre magistralement son principe créateur: «J'organise mes sculptures comme on soigne un malade». Au jardin de la Galleria, l'une de ses emblématiques araignées de bronze a l'air serein. «Mes araignées représentaient ma mère», disait-elle.

EXPOSITION

"Louise Bourgeois. Unconscious memories"

Commissaires: Philip Larratt-Smith, Geraldine Leardi et Cloé Perrone

Jusqu'au 15 septembre 2024

Galleria Borghese

Piazzale Scipione Borghese 5, 00197 Roma, Italia - Tel. +39 068413979

Note de L'Echo:

LOUISE BOURGEOIS une vie
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