Reportage à New York: il n'y a pas qu'Edward Hopper cet automne
Edward Hopper au Whitney Museum et Alex Katz au Guggenheim donnent une image figée et solitaire de New York, cet automne. Mais la "Grosse Pomme" n'en reste pas moins l'archétype de la ville-monde et bouillonne de sa diversité. Suivez le guide!
Quelle image choisir pour exprimer ce que pourrait être New York en 2022? Le refrain d'Alicia Keys revu par Jay-Z que vocifère l'enceinte connectée d'un touc-touc à touristes au bas des pubs monstrueuses de Time Square? "Une jungle de béton dont sont faits les rêves/Il n'y a rien que tu ne puisses réaliser/Maintenant que tu es à New York/Ces rues te feront te sentir tout neuf/Les grandes lumières t'inspireront/Entendez-le: New York, New York, New York!" Ou alors la vue de la célèbre Skyline, qui dit à peu près la même chose depuis Ellis Isand, l'île où accostaient les migrants fuyant le monde entier pour bâtir un Nouveau Monde sans entraves?
New York n'aime pas les demi-mesures et appelle à une frénésie ascensionnelle. Mais on peut se mesurer pied à pied avec elle et refuser son irrésistible appel à la verticalité. C'est le parti pris par Edward Hopper et que l'on découvre dans "Edward Hopper's New York", la grande exposition d'automne que consacre le Whitney Museum à l'immense artiste américain qui occupe, avec 3.100 œuvres, plus de 10% de ses collections et a toujours été le plus exposé par le musée depuis 1920, date à laquelle Gertrude Vanderbilt Whitney a jeté son dévolu sur ses toiles figées dans la solitude.
"C'est la ville américaine que je connais le mieux et que j'aime le plus."
Mais il n'y a plus eu de grande exposition Hopper depuis le déménagement du musée de son bâtiment historique conçu par Marcel Breuer, dans l'Upper East Side, à celui de Renzo Piano, inauguré en 2015 dans le district branché de Meatpacking, à l'extrémité ouest de la ville. Et cela tombe, bien: c'est le "New York d'Edward Hopper" que le musée nous donne à voir à travers plus de 200 toiles et quantité d'affiches et d'effets personnels miraculeusement conservés, comme les tickets de toutes les pièces de théâtre auxquelles les Hopper ont assisté.
"Horizontal city"
"C'est la ville américaine que je connais le mieux et que j'aime le plus", révèle le peintre dans un carnet de notes, mais un New York contrarié, qui prend systématiquement le contrepied de sa verticalité et de sa légendaire agitation. Plutôt que de participer à l'élaboration du mythe, il préfère les chemins de traverse aux images de carte postale. Il a ainsi réalisé plusieurs toiles et aquarelles du Manhattan Bridge qu'il voyait de sa fenêtre, à Washington Square Park, mais aucune du fameux pont de Brooklyn.
Et la compétition acharnée qui saisit la ville dans les années 30 pour savoir à qui reviendrait le record de hauteur le laisse froid. Pourtant, on s'extasie encore aujourd'hui, du côté des 5e et 6e Avenues, au pied du Chrysler Building avec son sol en albâtre, son style Art déco et sa flèche en acier inox, de l'insolent Empire State Building ou du RCA, trônant dans une symétrie parfaite au centre du Rockefeller Center.
"Je ne me suis juste pas intéressé à la verticalité", dit-il en peignant à longueur de toiles une "horizontal city", qui fait l'objet d'une section entière dans l'exposition, avec des compositions qui donnent "une sensation de grande extension latérale. Porter les principales lignes horizontales du dessin avec peu d'interruption jusqu'aux bords de l'image, c'est faire prendre conscience des espaces et des éléments au-delà des limites de la scène elle-même."
Au lieu d'une skyline de gratte-ciel, Hopper préfère l'enchevêtrement anarchique de cheminées, locaux techniques et lucarnes sur les toits qu'il observe depuis la fenêtre de son atelier, ou lorsqu'il emprunte le réseau de voies ferrées aériennes qui lui donnent une vue imprenable sur une ville en constante mutation, figeant la scène dans des aplats brique, ocre ou vert clair, écrasés par la lumière du soleil, comme on le voit dans l'emblématique "City Roofs" de 1932.
La section "Theater", consacrée à la passion du couple Hopper pour le théâtre, donne la clé des grands chefs-d'œuvre avec leurs personnages instantanément reconnaissables, souvent des femmes, terriblement seuls dans des cafeterias, des bureaux déserts et des chambres monacales. Hopper ne dépeint jamais des représentations théâtrales en cours, mais des moments de transition, entractes ou apartés, qui mettent en évidence le "proscenium", cette séparation entre la salle et la scène, entre le monde réel et l'imaginaire qui prolonge la vie intérieure de l'artiste.
"Nous ne sommes pas mondains, et nous sommes très privés, et nous ne buvons pas, et nous ne fumons presque pas."
Et cette vie n'est pas forcément folichonne, semble avouer Josephine Hopper, la plus extravertie des deux artistes, qui déclare: "Nous ne sommes pas mondains, et nous sommes très privés, et nous ne buvons pas, et nous ne fumons presque pas", tandis qu'Edward la peint, rajeunie, dans ce "Morning Sun" de 1952, assise sur son lit, devant la fenêtre, le regard toujours aussi absorbé par une scène qui nous échappe.
New York comme scène à ciel ouvert du monde intérieur de Hopper se poursuit à la sortie du Musée (qu'on ne quittera pas sans avoir vu le "Cirque" miniature animé par Calder dans un français désopilant!), lorsqu'on emprunte la High Line qui le jouxte, ancien chemin de fer suspendu comme ceux qu'empruntait le peintre pour ses observations et qui a été transformé en allée verte et piétonne sur le modèle de la Coulée verte René-Dumont, à Paris.
Zaha Hadid parmi les artistes
Une promenade chic de 2,3 km qui relie Meatpacking District à Hudson Yards en passant par Chelsea, et serpente entre les immeubles de grand luxe, ponctués d'installations artistiques qui valent parfois le détour, comme "Windy", la tornade de l'artiste marocaine Meriem Bennani, un empilement de disques de différents diamètres qui tourne sur lui-même.
On a découvert aussi une partie du bestiaire des artistes-décorateurs français Claude et François-Xavier Lalanne, que la galerie Kasmin avait installé jusqu’au 3 novembre devant le "520W28", un immeuble hallucinant de Zaha Hadid, presque mobile avec ses étages entrelacés, et plus convaincant que le stupéfiant "Vessel", immense structure décorative en nid d'abeille qui achève le parcours. New York a repris ses droits.
Alex Katz ou la vision figée de l'élite new-yorkaise
Au Guggenheim, c'est encore une autre vision de New York qui se dégage de la grande rétrospective Alex Katz, réalisée en étroite collaboration avec l'artiste new-yorkais, aujourd'hui âgé de 95 ans, et qui, comme Hopper, s'est accroché à la figuration au moment où toute l'avant-garde, au tournant des années 60, prenait fait et cause pour l'abstraction. Chez Katz, comme chez les premiers abstraits, 50 ans plus tôt, l'abstraction des dernières toiles, aux formats monumentaux, monochromes constellés de traits épars, naît d'un processus de déconstruction.
Mais c'est une conversion tardive et partielle, car il continue à s'accrocher aux grands portraits cinématographiques qui ont fait sa renommée (il s'agit déjà de la deuxième rétrospective en trois décennies), notamment des portraits en gros plan de sa femme Ada Del Moro, qui dépassent le millier, et de toute l'intelligentsia artistique de la ville. Qui le lui rend bien: le chorégraphe Paul Taylor a ainsi repris, pour l'inauguration de l'exposition, le 21 octobre dernier, "Polaris", sa chorégraphie un peu datée de 1976, dont les décors et les costumes avaient été réalisés par Alex Katz.
Vite passé ses esquisses à ligne claire des navetteurs du métro, dans les années 40, Alex Katz déploie cet univers clos où il représente ses amis artistes et des natures mortes dont la taille transcende l'apparente inertie et matérialise la nostalgie énigmatique d'Ada et Vincent (une madone à l'enfant très réussie, de 1967), la douceur d'Edwin (1972), la dureté de Rudy (1980), la tristesse de Vincent et Tony, la candeur d'Hiroshi (1981).
"L'éternité existe en minutes de conscience absolue. La peinture, lorsqu'elle est réussie, semble être une réflexion synthétique de cette condition."
"L'éternité", explique Katz en 1961, "existe en minutes de conscience absolue. La peinture, lorsqu'elle est réussie, semble être une réflexion synthétique de cette condition". Pour brillant qu'il soit, le procédé paraît toutefois s'être figé dans les seventies, et ces infimes variations d'humeur de l'élite artistique essentiellement blanche de New York finissent par lasser avant qu'on soit parvenu au sommet de la célèbre rotonde moderniste de Frank Lloyd Wright.
Arts vivants du côté de Harlem
La vision d'Alex Katz ne ressemble pas, en tout cas, au New York que l'on découvre, à équidistance, de l'autre côté de Central Park, lorsqu'on emprunte la ligne de métro B qui remonte en ligne droite vers le Bronx. Le rapport de couleurs s'inverse instantanément et l'on comprend tout aussi vite que la vie est moins facile ici que sur le Museum Mile.
Aux comédies musicales de Broadway, on préfère la "Nuit des amateurs" de l'Apollo Theatre, que défend, tous les mercredis, la scène afro-américaine depuis 1934.
Aux comédies musicales de Broadway, on a cependant préféré la "Nuit des amateurs" de l'Apollo Theatre, à Harlem, qui défend, tous les mercredis, la scène afro-américaine depuis 1934 et a lancé – la liste laisse pantois – Ella Fitzgerald, Billie Holiday, Diana Ross, Aretha Franklin, Jimi Hendrix, James Brown, Les Jackson Five ou Mariah Carey.
Un show impeccable avec le charme de ses décors anciens, et un public chauffé à blanc par DJ Jess, le set-it-off-man Reginald Spencer et le stand-upper Capone à la tchatche invraisemblable, qui allume tous les candidats tout en leur disant qu'ici seul le talent compte, peu importe le genre, les convictions ou la couleur de peau, avant de laisser la salle en délire les départager à l'applaudimètre.
Une diversité qu'on avait sentie l'avant-veille dans l'atmosphère plus gentrifiée du Smiles, un club de jazz mythique de Greenwich Village, qui a lancé dans les années 90 une nouvelle génération de jazzmen, comme Brad Mehldau, qu'on vient d'entendre à Bozar, Joshua Redman ou Norah Jones.
Ce soir-là, on entendait l'ébouriffante pianiste Miki Tamanaka, une Japonaise qui joue en kimono et est devenue en dix ans la coqueluche de la scène jazz new-yorkaise, son mari, le batteur, Jimmy Mcbride, qui semble sorti tout droit d'un film de Woody Allen (et n'en accompagne pas moins Herbie Hancock, Wynton Marsalis ou Kenny Baron), et le contrebassiste afro-américain Tyrone Allen. Chacun apportant son univers dans un tout anguleux et pourtant parfaitement organique.
Une nouvelle expression de la diversité inouïe d'une ville-monde qui n'est pas seulement aux avant-postes d'un capitalisme en continuelle ascension, mais fait la part belle aux expressions artistiques les plus diverses. Une ouverture unique qui dit bien plus que le rêve américain chanté par Alicia Keys et Jay-Z. Et pourtant, en cheminant interminablement le nez en l'air dans ces rues rectilignes, on ne peut s'empêcher de fredonner: "New York, New York, New York!" •
EXPOSITIONS
"Edward Hopper's New York"
Note de L'Echo:
12 femmes pour changer de regard
Finalement, l'image la plus novatrice et inattendue que nous renvoie la ville ne parle pas vraiment d'elle à travers l'exposition qui fête les 75 ans de l'Agence de photojournalisme Magnum et qu'héberge l'International Center of Photography (ICP), dans le Lower East Side, créé par le frère de Robert Capa, cofondateur de l'agence, et célèbre reporter de la Guerre d'Espagne avec sa "Mort d'un soldat républicain".
"Si vos photos ne sont pas assez bonnes, c'est que vous n'êtes pas assez près."
Que nous dit Capa en préambule de "Close Enough. New Perspectives from 12 Women Photographers of Magnum"? "Si vos photos ne sont pas assez bonnes, c'est que vous n'êtes pas assez près." Les 12 femmes photographes de l'exposition, de trois générations différentes, l'ont pris au mot à travers ces 150 clichés et vidéos exposés, qui transfigurent leur sujet en travaillant directement avec leurs protagonistes.
La nature glissante de la vérité
C'est le cas de la Belge Bieke Depoorter dont les relations avec son sujet sont la base même du travail. On y suit Agata Kay, stripteaseuse rencontrée par hasard à Paris, et on explore avec elle, à travers une combinaison d'images, de lettres et de notes, l'amitié, la confiance, les faits et la fiction, et la relation complexe qu'elle entretient avec la photographe, y compris dans la négociation de la création d'exposition. Un projet sans fin qui souligne la nature glissante de la vérité dans des situations où le pouvoir, la responsabilité et le contrôle s'échangent en permanence. Fascinant.
Autre travail saisissant: "For the sake of Calmness" (2020), la vidéo fleuve accompagnée par la voix off, lancinante, de sa réalisatrice, la photojournaliste iranienne Newsha Tavakolian, qui pose un regard expérimental et dérangeant sur le réel lorsque survient la poussée émotionnelle du syndrome prémenstruel que vivent chaque mois de très nombreuses femmes, appliquant le tumulte des émotions qui surgissent aux lieux et aux personnes qu'elle croise.
Épinglons enfin la galerie de portraits d'hommes du monde entier qui fréquentent les hôtels de passe et que l'Espagnole Cristina de Middel paie, avec le montant qu'ils donneraient à une prostituée, en échange d'une interview en bonne et due forme sur leurs motivations, leur rapport au sexe et à l'amour. Abyssal. •
EXPOSITION
"Close Enough. New Perspectives from 12 Women Photographers of Magnum"
Dans le cadre des 75 ans de l'Agence Magnum
Note de L'Echo:
1. La section impressionniste du MET
Il y a quelques expositions temporaires intéressantes au Metropolitan Museum of Art, comme les Tudor ou le trompe-l'œil dans le Cubisme, avec un nombre impressionnant de collages de Picasso et Braque. Mais c'est évidemment la collection permanente, d'une richesse inouïe, qu'il faut aller voir et revoir, dont les sublimes Degas et Van Gogh de la section impressionniste.
2. "75 Watt" au MoMA
On irait au MoMA rien que pour "La danse" de Matisse, "Les Demoiselles d'Avignon" de Picasso et "La nuit étoilée" de Van Gogh. Mais on s'est aussi arrêté, au rez-de-chaussée, devant "75 Watt", la vidéo de l'Anglais Revital Cohen et du Belge Tuur Van Balen, qui transforment en chorégraphie les gestes standardisés d'une chaîne de montage chinoise.
3. "The dinner party" au Brookly Museum
Un musée qui vaut le détour après s'être perdu dans les 300 hectares du Brooklyn Park qui le jouxte, autant pour sa muséographique engagée qui affronte la question de l'esclavage et de la ségrégation, que pour ses réserves ouvertes, ses 12 bas-reliefs assyriens décorant le palais royal d'Ashur-nasir-pal II et ses belles expos "Virgil Abloh" et "Monet to Morisot". Et pour cette pièce emblématique de l'art féministe des années 70 – "The Dinner Party" de Judy Chicago – qui compose un banquet cérémoniel en hommage aux femmes qui ont marqué l'Histoire, décoré de motifs de vulves...
4. "Exodus" d'Anselm Kiefer à la galerie Gagosian
L'exposition n'était pas encore ouverte au moment de notre passage à New York, fin octobre, mais c'est incontestablement un événement, à voir jusqu'au 23 décembre. Ces toiles monumentales, agrégeant terre cuite, tissu, corde, objets de récupération, sédiments et métal, sont autant d'allégories métaphysiques qui méditent sur la perte et la libération, la dépossession et le retour au pays. | X.F.
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