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Vermeer au Rijksmuseum, l’exposition de la perfection

"La jeune fille à la perle", au centre de tous les regards, dans l'exposition Vermeer. ©ANP KOEN VAN WEEL

À Amsterdam, le Rijksmuseum réunit 28 des 37 tableaux connus du maître hollandais. Surfait ou incontournable? Suivez le guide...

Johannes Vermeer est l’objet de tous les fantasmes – et pas seulement depuis que l’acteur Colin Firth a prêté ses traits au peintre dans "La Jeune Fille à la perle", aussi connue sous le nom de Scarlett Johansson. D’esthètes lointains (Marcel Proust) à des auteurs contemporains (Tracy Chevalier), d’historiens (Timothy Brook) à des ingénieurs-inventeurs (Tim Jenison), le maître hollandais s’est trouvé successivement romantisé, analysé, copié. Au même titre que la Joconde, ses chefs-d’œuvre ont intégré la culture populaire, à coups de marketing et de desserts préparés par sa "Laitière".

28
des 37 tableaux connus
C'est la plus grande expo Vermeer à ce jour...

Bref, on a l’impression de le connaître, lui et son entourage d’images, tellement elles nous sont familières. Mais que se passe-t-il quand on se retrouve face à ses toiles originales? Le mythe vole-t-il en éclats comme un ballon d’espionnage chinois, ou la réalité picturale s’avère-t-elle aussi savoureuse que du riz au lait?

La Laitière Riz au Lait 2019

La seule manière de le savoir, c’est de quitter la brume de Bruxelles pour Amsterdam, terre d’accueil du maître de la lumière. Jusqu’au 4 juin s’y tient la définition d’une exposition "blockbuster": la plus grande rétrospective Vermeer jamais organisée, avec des prêts prestigieux de collections internationales. Le Rijksmuseum a réussi le tour de force de réunir 28 des 37 toiles conservées du maître, soit les trois quarts de sa production, et une concentration tout aussi capiteuse en chefs-d’œuvre.

Inutile de préciser que votre dévouée était excitée – un engouement partagé avec les 200.000 autres intéressés ayant déjà acquis leur billet d’entrée trois jours avant l’ouverture officielle, ce vendredi 10 février.

#RijksmuseumUnlocked: We ❤️ Vermeer

À la présentation presse, on se fond parmi des journalistes venus des quatre coins du monde. Certains – les vrais – lèvent la main quand un des commissaires de l’expo demande à l’assemblée qui a vu la dernière rétrospective consacrée au peintre, à la National Gallery de Washington DC et au Mauritshuis de La Haye, en 1995-96 (votre reporter était, hélas, encore en couches-culottes à l’époque).

Au même titre que la Joconde, ses chefs-d’œuvre ont intégré la culture populaire, à coups de marketing et de desserts préparés par sa "Laitière".

Figurez-vous que c’est la première fois qu’une partie substantielle de son œuvre est présentée aux moins de 40 ans. On nous précise aussi que le rassemblement physique des tableaux a permis de nouvelles recherches scientifiques, poursuivies pendant et après l’expo. Après les speeches, il est temps d’avaler le café servi en faïence de Delft (clin d’œil à sa ville d’origine), de planter là les bouquets de fleurs arrangés pour l’occasion (croisant ses couleurs de prédilection, jaune et bleu), et de monter à l’étage de l’aile Philips du musée. Vermeer nous attend.

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Une scénographie d'une grande sobriété pour se connecter au génie de Vermeer
Une scénographie d'une grande sobriété pour se connecter au génie de Vermeer ©ANP KOEN VAN WEEL

Faire entrer la lumière

C’est dans une salle vide qu’on pénètre d’abord, tel un sas de décompression, afin de nous mettre en condition. Sous le nom du maître est inscrit l’objectif de l’expo – "nous rapprocher de Vermeer" – et le texte d’intro, avec des éléments biographiques: la durée de sa vie, passée à Delft (1632-1675), sa situation familiale et religieuse, son activité de marchand d’art, son ascension au sein de la guilde d’artistes de Saint-Luc… Il n’y a pas grand-chose de plus qu’on sait du "Sphinx de Delft", le surnom qui lui colle à la peau depuis le XIXe siècle, tellement sa vie et sa carrière restent un mystère.

200.000
Tickets déjà vendus
3 jours avant l'ouverture de l'expo...

Qui l’a formé à la peinture? Bénéficiait-il du soutien d’un mécène en la personne de son client van Ruijven (le lubrique au fric dans "La Jeune Fille à la perle")? Quelle est l’identité de ses modèles? Et surtout, comment Vermeer a-t-il réussi à rendre son art si illusionniste, quelque 200 ans avant l’apparition de la photographie?

Vermeer : ce maître mystérieux • FRANCE 24

C’est la qualité principale des scènes d’intérieur qui ont fait la réputation de Vermeer. Il parvient à y figer le temps et l’animation, captant un regard, illustrant la concentration ou arrêtant une action. La vraisemblance magique de ces moments découle de la façon dont il prépare la toile et applique la pâte en couches successives, la richesse de ses pigments, sa maîtrise de la perspective et de la composition, son rendu virtuose de la lumière.

Souvent, les rayons de soleil qui inondent l’espace proviennent d’une fenêtre à gauche (reproduite pour éclairer cette pièce d’intro du musée depuis le même angle, un clin d’œil d’une belle subtilité).

Souvent, les rayons de soleil proviennent d’une fenêtre à gauche comme dans la "Jeune fille lisant une lettre à une fenêtre ouverte" (1657).
Souvent, les rayons de soleil proviennent d’une fenêtre à gauche comme dans la "Jeune fille lisant une lettre à une fenêtre ouverte" (1657). ©Gemäldegalerie Alte Meister, Staatliche Kunstsammlungen Dresden, Wolfgang Kreische

Ce n’est pas pour autant que Vermeer ne fait "que" reproduire au pinceau ce qu’il voit, potentiellement à l’aide d’un instrument optique, telle la camera obscura. Dans sa traque de l’image idéale, l’artiste n’hésite pas à se distancier de l’espace-temps observé, quitte à lâcher la restitution mimétique et réarranger les motifs. La réflectographie infrarouge a permis de révéler la quantité de zones où il a retravaillé ses toiles, un perfectionnisme qui explique aussi le “petit” nombre de tableaux réalisés au cours de sa vie.

Scan SWIR (rayonnement infrarouge à ondes courtes) de "La Laitière", où on voit apparaître des éléments (la rangée de pichets, le panier) éliminés plus tard par Vermeer.
Scan SWIR (rayonnement infrarouge à ondes courtes) de "La Laitière", où on voit apparaître des éléments (la rangée de pichets, le panier) éliminés plus tard par Vermeer. ©Rijksmuseum

Creuser l’espace pictural

Après nous avoir livré ces clefs, le musée se met à dégainer les trésors, en commençant par présenter deux vues de ville de Vermeer. De quoi situer avec style son cadre immédiat, au XVIIe siècle, et clore d’emblée le chapitre des scènes d’extérieur, rares dans son œuvre. Adulée par Proust, la «Vue de Delft» (1660-61) s’avère à la fois une silhouette urbaine et une merveille picturale. Vermeer nous déroule sa ville depuis la rive de la Schie, le long de ses chaloupes, ses fortifications, ses clochers.

Il prend des libertés par rapport à la topographie, et appuie sa modulation de la pâte et des glacis, avec des petites touches de lumière pour rendre le reflet des rayons esquivant les nuages. Sur l’autre mur, une reproduction annotée attire notre attention sur des détails fascinants: une des petites figures à l’avant-plan est habillée comme «La Laitière», de la même période.

"Vue de Delft", Johannes Vermeer, 1660-61, huile sur toile.
"Vue de Delft", Johannes Vermeer, 1660-61, huile sur toile. ©Mauritshuis, Den Haag

Changement d’ambiance dans la prochaine salle, où sont accrochées les œuvres de jeunesse de Vermeer, avec leurs motifs religieux et mythologiques (par exemple "Diane et ses nymphes", un sujet alors aussi populaire que Beyoncé et sa BeyHive en l’an 2023).

Vermeer a réussi à rendre son art illusionniste, quelque 200 ans avant l’apparition de la photographie.

Mais ce n’est pas parce que ces toiles n’affichent pas encore l’originalité de sa maturité, qu’elles ne contiennent pas la graine de génie: ainsi, sa Marie biblique présente déjà l’introspection qu’on retrouvera plus tard chez les maîtresses de maison, figurées dans leur intimité. Ce thème domestique, Vermeer y arrive en délaissant les sujets académiques "nobles" au profit de saynètes du quotidien dites "de genre", avec comme œuvre charnière, la soirée arrosée au bordel de "L’Entremetteuse" (1656).

Vue de l’exposition au Rijksmuseum, avec, à gauche, "L’Officier et la jeune fille riant" de Johannes Vermeer.
Vue de l’exposition au Rijksmuseum, avec, à gauche, "L’Officier et la jeune fille riant" de Johannes Vermeer. ©Rijksmuseum, Henk Wildschut

Les galeries suivantes abritent les premières peintures d’intérieur avec une seule figure. Voilà qu’on se retrouve nez à nez avec l’innocente "Liseuse à la fenêtre" (vers 1657-58), puis l’iconique "Laitière" (vers 1658-59). Ces deux œuvres sont de petites dimensions, mais elles n’en sont pas moins enchanteresses: fraîchement restaurée, la «Liseuse» subjugue par son enveloppement dans la lecture, et la somptueuse nature morte quasi palpable à l’avant-plan, tandis que la "Laitière" impressionne par sa monumentalité, étant légèrement représentée en contre-plongée – merci la perspective, que Vermeer commence alors à utiliser, sans doute influencé par le point de fuite unique investi par le peintre Pieter de Hooch, son contemporain.

"La laitière", Johannes Vermeer, 1658-59, huile sur toile, Rijksmuseum, Amsterdam. Achat avec le soutien de l'Association Rembrandt.
"La laitière", Johannes Vermeer, 1658-59, huile sur toile, Rijksmuseum, Amsterdam. Achat avec le soutien de l'Association Rembrandt. ©Rijksmuseum Amsterdam

L’envie de représenter sur la toile 2D une profondeur de chambre convaincante devient un enjeu fondamental pour Vermeer. En plus de la perspective, il place à l’avant-plan des meubles ou des instruments en repoussoir, afin de guider le regard du spectateur vers le centre, plus lointain. Le travail des zones d’ombre et de lumière lui permet aussi de scander l’espace.

Sa Marie biblique présente déjà l’introspection qu’on retrouvera plus tard chez les maîtresses de maison, figurées dans leur intimité.

En outre, Vermeer commence à jouer avec la porosité entre l’intérieur et l’extérieur, notamment en intégrant le motif du courrier arrivé d’ailleurs, l’ancêtre de la notification WhatsApp venue troubler la femme. Parfois, leurs expéditeurs se matérialisent sous la forme de gentilshommes audacieux, s’invitant sur place vêtus de leur manteau et chapeau, comme celui dans"L’Officier et la jeune fille riant" (vers 1657-58), venu spécialement de la Frick Collection de New York. Quel trajet – on l’épouserait.

«L’Officier et la jeune fille riant» (vers 1657-58), venu spécialement de New York.
«L’Officier et la jeune fille riant» (vers 1657-58), venu spécialement de New York. ©The Frick Collection, New York ©2022

Droit dans les yeux

Les choses se corsent dans la salle suivante, entre 1664 et 1667. L’élément perturbateur externe se retrouve désormais hors champ, car il s’agit du spectateur – vous et moi, quoi. Dans cette période, Vermeer peint une série de femmes qui nous fixent du regard, dont la fameuse "Jeune Fille à la perle" (Amstellodamoise jusqu’au 30 mars, avant de retourner à La Haye).

"La jeune fille à la perle", Johannes Vermeer, 1665.
"La jeune fille à la perle", Johannes Vermeer, 1665.

En vrai, elle nous observe comme elle n’aurait jamais pu le faire sur écran ou sur papier. Ses yeux surpris emplis de mélancolie, la délicatesse diffuse de ses contours, le contraste entre le jaune ocre et le bleu outremer, son teint de porcelaine, les reflets de lumière venant ponctuer ses lèvres et la perle… On dirait le plus ravissant des portraits; or, ici aussi, Vermeer déjoue nos attentes: il s’agit en réalité d’une «tronie», genre d’étude picturale d’expression et de caractère, et non de la représentation d’un individu en particulier à identifier.

Scarlett Johansson ne connaîtra donc jamais l’identité effective de celle qu’elle a dû jouer dans le film (mais sa "Griet" était parfaite). On se prend au jeu, et on retourne le regard de la "Fille au chapeau rouge" (23 cm x 18 cm) et de sa compagne encore plus XXS, la "Jeune fille à la flûte" (20 cm x 18 cm), dont l’attribution à Vermeer est contestée.

Griet cleans Vermeer's studio - Girl with a Pearl Earring

Là où ça devient dérangeant, c’est quand le peintre commence à nous attribuer le rôle unilatéral du voyeur surveillant chaque détail, sans que les observées ne s’en rendent compte. Voilà que Vermeer nous fait entrer dans une demeure par l’antichambre, pour y scruter en secret le second plan, où la maîtresse cesse de jouer son cistre, car sa servante lui délivre une missive ("La lettre d’amour", vers 1669-70). Histoire de rajouter une couche de signification, Vermeer charge ses constructions en y glissant des symboles plus ou moins évidents, parfois grivois.

Pour cette star de l’âge d’or hollandais qu’est Vermeer, le musée s’est surpassé de la plus noble des manières: par la retenue.

Ici, la pratique de la musique est associée à la séduction. L’artiste place aussi une peinture marine derrière les figures féminines, renvoyant à l’amour, calme comme la mer ou agité comme les vagues. Pour l’anecdote, la toile elle-même fut naufragée: prêtée par le Rijksmuseum au Palais des Beaux-Arts de Bruxelles dans les années 1970, "La lettre d’amour" y avait été découpée au couteau à légumes, volée, puis récupérée. Vive la restauration – aujourd’hui, on ne voit plus rien de ce malheureux passage en cuisine. 

La plasticienne belge Edith Dekyndt et "La Femme en bleu lisant une lettre" de Vermeer, un dialogue intime.

Contemplation et beauté

Mais il est temps de cesser de divaguer, car on pourrait encore passer des pages et des pages à vous décrire les 18 autres merveilles exposées.… Alors, quel est le verdict? Franchement, on était déjà fan du Rijksmuseum, mais là, pour cette star de l’âge d’or hollandais qu’est Vermeer, le musée s’est surpassé de la plus noble des manières: par la retenue (sans négliger la restitution exhaustive des recherches menées).

L’exposition montre à quel point cela change tout de les voir en vrai, de sentir leur échelle, leur matière, le regard perçant des protagonistes.

Quand on réunit des chefs-d’œuvre de ce calibre dans une même présentation, il aurait été facile d’en faire trop, très vite. Ici, les tableaux sont mis en valeur tour à tour, avec suffisamment d’espace autour de chacun. La scénographie de Jean-Michel Wilmotte est chic et sobre – des vastes pans de mur et de rideaux de velours, en pourpre, en vert, en bleu – sans s’imposer et concurrencer les peintures. C’est la toile de fond parfaite pour ne pas troubler leur aura d’intimité, faire briller toute leur lumière.

Installation de "La Fille au chapeau rouge", Johannes Vermeer, vers 1664-1667.
Installation de "La Fille au chapeau rouge", Johannes Vermeer, vers 1664-1667. ©Rijksmuseum/Kelly Schenk

Et les œuvres elles-mêmes, grandes actrices de cette réunion de famille? L’exposition montre à quel point cela change tout de les voir en vrai, de sentir leur échelle, leur matière, le regard perçant des protagonistes. Leurs détails exquis nous poussent à ralentir, pour observer le visage de la «Liseuse» qui se reflète dans la vitre, le filet de lait qui s’écoule de la cruche de la «Laitière», la carte marine qui étincelle derrière la jeune fille, en train de sourire à son invité… Vermeer et le Rijksmuseum signent une master class de contemplation et de beauté, à ne pas manquer.

EXPOSITION

Vermeer

"La plus grande exposition jamais réalisée"

Commissariat international sous la direction de Pieter Roelofs et Gregor J.M. Weber.

Du 10 février au 4 juin 2023.

Au Rijksmuseum (Amsterdam)

Ici, tous les autres événements Vermeer aux Payx-Bas à l'occasion de l'exposition. En savoir plus

Note de L'Echo:

©AFP
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