30 ans du web: quand la toile se referme sur son concepteur
Le Cern célèbre les 30 ans du WorldWideWeb, véritable fenêtre sur un nouveau monde. Son concepteur, Tim Berners-Lee, le voulait "universel", "gratuit" et "sans contrôle centralisé". L’histoire en a décidé autrement.
"Gestion de l’information: une proposition." Au commencement était le Verbe. Sur le document, un titre humble, seize pages schématiques qui, pourtant, vont transformer le monde. Lorsqu’en mars 1989, Tim Berners-Lee, informaticien britannique au Cern, dépose sa "proposition" sur le bureau de son chef, Mike Sendall, celui-ci ne se rend pas compte du trésor qu’il tient en main. "Vague mais excitant…", note-t-il sur le dessus du document après l’avoir parcouru. Et, derrière la première page, il ajoute: "J’aime bien le type de navigation que cela permettrait. Intuitivement habile, et potentiellement convivial."
Convivial…
Dès ses débuts, le web de Berners-Lee mettait le monde dans une boule à neige. Le Cern, organisation européenne pour la recherche nucléaire, est l’un des plus grands et plus prestigieux centres au monde. Son site est à cheval sur la frontière franco-suisse mais, la plupart du temps, ses 17.000 scientifiques travaillent dans leur laboratoire aux quatre coins de la planète. "L’information se perd tout le temps, explique Berners-Lee dans son document. "Le Cern est un modèle en miniature du reste du monde dans quelques années, continue-t-il plus loin. Dans 10 ans, on pourrait voir apparaître beaucoup de solutions commerciales à ces problèmes, mais aujourd’hui, nous devons trouver quelque chose qui nous permet de continuer."
Très vite, Berners-Lee se met au travail. Dans son bureau, au deuxième étage du bâtiment 31 du Cern (sous les bruits d’un monte-charge qui lui sert d’ascenseur), il développe ce qui constituera les fondements du web, au départ d’un concept: l’hypertexte, une technique qui relie par des hyperliens un ensemble de documents sur la base des informations qu’ils contiennent. L’hypertexte n’est pas une idée nouvelle, le pionnier américain des technologies de l’information, Ted Nelson, l’a inventé en 1965 dans un projet de système d’information appelé Xanadu, que Berners-Lee reprendra dans les grandes lignes. Il y ajoutera ses créations, toujours utilisées aujourd’hui: l’http, qui permet la connexion entre les documents, l’html, qui organise les pages en un langage unifié, et l’url, qui assigne une adresse à chaque document. "Une autre idée, écrit-il déjà, qui est moins importante dans l’immédiat et surtout une question de technologie et de temps, est l’utilisation de documents multimédia, contenant des graphiques, des discours et de la vidéo."
Avec le recul du temps, on perçoit les germes du Big Bang à venir. Pourtant, la "proposition" a du mal à traverser les murs du Cern. Berners-Lee devra compter sur la hargne du Belge Robert Cailliau, un collègue ingénieur dont le bureau se situe à l’autre bout du site, côté suisse. ("Si le Cern n’était pas un site international, nous aurions dû montrer notre passeport à chaque passage!" témoignera-t-il plus tard). Le 12 novembre 1990, Berners-Lee et Cailliau publient une révision de la "proposition" originelle, "WorldWideWeb: Proposal for an HyperText Project". Pour développer leur projet, les auteurs comptent six mois de travail, 4 ingénieurs software et un programmateur, le tout au prix coûtant de 50.000 dollars. Le 17 mai de l’année suivante, le Cern installe le premier "WWW" sur toutes ses machines centralisées.
L’invertébré de la Maison-Blanche
Mais Berners-Lee et Cailliau veulent aller plus loin. Dans le monde, l’internet existe déjà, des sites y sont actifs mais, comme au Cern, rien ne les met en connexion les uns avec les autres. Malgré la réticence du Cern, les deux ingénieurs obtiennent du centre une déclaration, le 30 avril 1993, autorisant la mise à disposition du web dans le domaine public. Le code source devient accessible à tous. Les deux ingénieurs veulent que "la paternité soit universelle", que le logiciel fourni soit "gratuit pour tout le monde". Le web, grand ordonnateur de l’internet, sera mondial, le Big Bang peut démarrer.
Très vite, les compteurs s’emballent. En juin 1993, 130 sites rejoignent le web, l’année suivante, 2.738. Puis ce sera 23.000, 250.000, un million. Parmi eux, une plateforme créée par deux étudiants de l’université de Stanford en 1994. Le "Guide to the WorldWideWeb", hébergé sur le site internet du campus, vise à répertorier, classer et rendre accessible cette masse de sites en devenir. Jerry Yang et David Filo viennent de fonder ce qui deviendra Yahoo! (pour Yet Another Hierarchical Officious Oracle).
En 1994, le site HotWired publie déjà sa première publicité.
1994 est aussi l’année d’un événement discret mais combien décisif pour l’avenir. Le site HotWired, ancêtre du magazine technologique Wired, vient juste de naître, et il publie déjà sa première publicité en ligne. Le cofondateur, Louis Rosetto, se souvient. "Les gens nous ont dit: si vous placez une pub en ligne, internet va vous vomir dessus, raconte-t-il au magazine de commerce en ligne Digiday. Je trouvais ça ridicule. Il n’y a quasiment aucune activité humaine qui ne soit commerciale. Pourquoi internet serait-il l’exception? On s’est dit: ‘On s’en fout’, et on a continué, et on l’a fait."
Pourtant, les pionniers du web et ses premiers utilisateurs continuent à croire en l’inviolabilité de leur création, en l’universalité de ses valeurs, au potentiel de sa diffusion. "Quand nous avons publié notre collection en ligne, nous étions les premiers à le faire, nous dit Bruno Jacomy, historien de la technologie et, à l’époque, responsable scientifique du musée des Arts et Métiers à Paris. Nous estimions que les usagers eux-mêmes pouvaient nous aider à compléter les informations que nous diffusions. C’était un Wikipedia avant l’heure. On ne parlait pas du tout de valeur marchande à l’époque."
Pour pousser son héritage dans cette voie, Berners-Lee quitte le Cern et rejoint le MIT. Il fonde le World Wide Web Consortium, ou W3C, et écrit une véritable Constitution à ce nouveau pays virtuel. "Un seul web partout et pour tous", telle est sa devise.
Les coups de canif ne tardent pas. Le 8 février 1996, échaudé face à la pornographie qui se répand sur internet, le président américain Bill Clinton signe le Communication Decency Act pour mettre au pas les coupables. La loi va bien au-delà puisqu’elle interdit également l’indécence, notamment dans les textes et dans les livres, ce qui, selon ses détracteurs, enfreint la liberté d’expression. En réaction, le très libertarien John Perry Barlow rédige le lendemain sa "Déclaration d’indépendance du cyberespace", adressée au "grand invertébré de la Maison-Blanche", texte fondateur pour tous les utopistes du web. Pour Barlow, les lois des gouvernements n’ont pas de prise sur le web: "Elles se fondent sur la matière. Ici, il n’y a pas de matière." Et il conclut: "Nous allons créer une civilisation de l’esprit dans le cyberespace. Puisse-t-elle être plus humaine et plus juste que le monde que nos gouvernements ont créé."
Le danger ne viendra pas des gouvernements, du moins pas tout de suite, mais des garages de la Silicon Valley.
Le danger ne viendra pas des gouvernements, du moins pas tout de suite, mais des garages de la Silicon Valley. Avec Yahoo!, Jerry Yang et David Filo étaient devenus les notaires du web, Jeff Bezos en sera le bibliothécaire. Avec Amazon, en 1994, il entame la plus grande cyberaventure à ce jour. Microsoft, après avoir raflé le trône des ordinateurs personnels, lance en 1995 son Internet explorer qu’il impose à tous ses utilisateurs. L’année suivante, dans sa chambre de Stanford, Larry Page cofonde Google avec Sergey Brin. Page et Brin auront le génie de classer les pages recherchées suivant un ranking, qu’ils monnayeront à grand prix. Plus tard, outre cette fonction, passive, de consultation, de nouvelles sociétés offriront des plateformes de discussions. Ce seront les réseaux sociaux, et le monde virtuel achèvera sa mue: désormais, on discutera davantage sur le web qu’avec son voisin de palier.
La parenthèse Gutenberg
Le web devient le terrain de chasse de la nouvelle économie. Accessible à tous (c’est son mantra), tout le monde peut en faire ce qu’il veut, "the sky is the limit". La bulle boursière, créée à la fin des années 1990, éclate, nettoie les déchets mais n’entame en rien la folie des grandeurs. En quelques années, la puissance d’internet écrase tout. Elle signe l’épiphanie de la mondialisation. "La Terre est plate", annoncera le journaliste du New York Times, Thomas Friedman, en 2006 dans son best-seller du même nom. Pour lui, les technologies de l’information ont abattu les dernières frontières. Le cybermonde permet les idées les plus folles sur l’avenir du genre humain. Il dématérialise notre quotidien, désincarne nos corps, atteint le point Oméga de Teilhard de Chardin, ce stade ultime, suprême, ontologique de la conscience collective.
Les utilisateurs découvrent ce monde stupéfiant, et s’y précipitent avec candeur, comme des Pinocchio au Pays des jouets. Ils ne se doutent pas que ce qu’ils y trouvent n’a de gratuit que ce qu’ils connaissaient dans l’ancien monde; cette liberté qu’ils y voient n’est qu’un miroir déformant, une lumière faussée, projetée sur le fond de leur caverne. Dans la préface du livre "Aux sources de l’utopie numérique" du spécialiste américain de l’histoire des médias Fred Turner (2012 pour la version française), Dominique Chardon dévoile comment les géants technologiques ont utilisé les valeurs fondatrices du web pour les retourner en leur faveur: "Leur pouvoir sur les internautes n’a pu s’étendre jusqu’à la constitution d’un quasi-empire qu’en empruntant aux pionniers les valeurs qui ont nourri le ‘capitalisme du partage’ des grands acteurs du réseau."
Chaque visite dans ce nouveau monde est encodée, utilisée, réfractée. Les internautes ont goûté aux charmes: aujourd’hui, en se grattant la tête, ils sentent les oreilles d’âne leur pousser sur le crâne. Les pépites technologiques d’hier sont devenues des monstres de données, qu’elles vendent aux plus offrants. La petite publicité de HotWired s’est transformée en étalages ciblés, que chaque client est obligé de parcourir avant d’entrer. Et la discussion anodine, celle du voisin qui nous était proche, passe désormais par les filtres des algorithmes ou ceux, plus insidieux, de groupes politiques, d’institutions ou même d’États peu scrupuleux. Trolls, Cambridge Analytica, NSA… les noms ne manquent pas pour décrire la face sombre du web. Avec ce corolaire paradoxal, 30 ans après sa naissance: l’universalité préconisée par les pionniers s’est atomisée, la liberté s’est refermée sur elle-même, l’identité du monde a laissé la place à l’identité brutale du "je".
"Internet est l’ambiguïté même, et peut-être la plus fabuleuse des ambiguïtés, nous dit le philosophe Pascal Chabot. En créant une plateforme commune et universelle, il crée aussi une diffraction sans précédent du monde. Sous les apparences d’identité et de répétition se cachent en réalité des distances infranchissables. La métaphore du village ‘global’, avec ses rues proprettes et son clocher qui est en réalité, vu l’époque de cette rhétorique, une tour de radiodiffusion, donne à penser précisément le contraire de ce qu’est l’internet. Il faudrait plutôt le comparer à un univers alvéolaire ultra-complexe, avec ses zones inexplorées, son dark web, ses protocoles cadenassés par les initiés, ses surveillances clandestines."
Suite au scandale de Cambridge Analytica et du vol de données de plusieurs dizaines de millions d’utilisateurs de Facebook, Tim Berners-Lee donne une de ses rares interviews au magazine Vanity Fair. Il se dit "dévasté" par les événements. "Nous avons démontré que le web a déçu l’humanité au lieu de la servir, comme il était censé le faire." En octobre dernier, il a présenté un projet, Solid, une plateforme en accès libre capable de stocker nos données personnelles.
Cet élan du créateur sera-t-il suffisant? Rien n’est moins sûr. Car la complexité de cet univers incontrôlable et incontrôlé ne cesse de grandir. Environ 4 milliards d’êtres humains dans le monde sont connectés d’une manière ou d’une autre. Et beaucoup plus encore à venir. Ils y paient leurs déplacements, échangent leurs points de vue politiques, stockent leurs données médicales. Nos voitures, nos téléphones, nos activités professionnelles alimentent la bête à notre insu, et en continu.
Certains ont comparé l’avènement du web à celui de l’imprimerie de Gutenberg au XVe siècle. La diffusion de la connaissance avait lancé la Renaissance et les Lumières. Le web pouvait en être une formidable continuité. À défaut, il n’en sera que son fossoyeur, comme une parenthèse de 500 ans qui se referme brutalement sur l’humanité.
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