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Antoine Wauters, auteur: "La poésie est ce qui me reste le plus longtemps dans le corps"

Avec Mahmoud ou la montée des eaux, l’auteur belge publié chez Verdier fait remonter à la surface la mémoire engloutie par le barrage de Tabqa, en Syrie.

Prix Première pour "Nos mères" en 2014, Antoine Wauters louvoie entre les genres et distille la poésie dans le romanesque, ou l'inverse. Son dernier livre donne la parole à un vieux poète syrien qui plonge au fond du lac El Assad pour convoquer ses souvenirs. Un récit éblouissant de liberté, à la fois actuel et sans âge

Votre livre s'ouvre par cette phrase du poète Sohrab Sepehri: "La vie, c'est nager dans le petit bassin du moment présent."

"Moi, j’ai choisi de m’adosser à leurs mots. J’ai employé la poésie des autres pour créer la figure de Mahmoud, rendre sensible la réalité de son sort."

Oui, ce que dit Mahmoud Elmachi, le personnage du roman, c’est qu’on ne finit pas de souffrir, de perdre. Tout son passé a été balayé par la guerre. Mais la guerre détruit aussi l’avenir et le présent. Donc ce qu’il lui reste, à mon personnage, c’est une envie de ne blesser personne, de ne léser personne. Même un simple papillon, il va le sauver de la noyade. Il est là, son petit bassin, son lieu de vie possible. C’est aussi présent dans sa manière de raconter son histoire. Il n’y a pas de dispositif, aucune volonté de séduire, sa parole est nue. Qui séduire quand on a tout perdu ? Je crois que si le livre est aussi bien reçu, c’est un peu pour ça. Parce que Mahmoud ne cherche à convaincre personne. Il n’y a pas de ficelles, pas de trucs: il parle et c’est comme s’il plongeait sans être relié à aucune corde.

Le texte est traversé par les poètes du Moyen Orient que vous citez...

J'ai écrit à partir d'un matériau réel, dont on parle très peu: l'histoire du barrage de Tabqa, construit à la fin des années 60 au nord de l'Euphrate. La guerre en Syrie est surtout représentée dans les médias par des chiffres, tandis que je voulais montrer l'humanité de ce conflit à travers un dispositif littéraire très simple – la parole d'un vieil homme. Or beaucoup de poètes syriens ont écrit depuis les printemps arabes – une parole nuancée, qui pose un regard critique et relate leur ressenti.

Moi, j’ai choisi de m’adosser à leurs mots. J’ai employé la poésie des autres pour créer la figure de Mahmoud, rendre sensible la réalité de son sort. Je ne voulais pas montrer la réalité syrienne dans toute son ampleur géographique, mais faire un livre vertical, qui se limite aux contours du lac El Assad et à sa profondeur, puisque sa création a englouti des villages entiers, dont celui de mon personnage.

Cet Elmachi est à la fois un vieux sage et un vieux fou...

Les valeurs de Mahmoud, son discours, sa relation au monde, me touchent en un lieu qui n'est pas celui de la littérature. On souffre tous de notre société clivée et clivante, dans laquelle il faut choisir son camp. Tout ce que dit Mahmoud, c’est qu’il est temps de passer à un discours où l’humanité est réunie, où ce qui se passe hors de nos frontières doit nous concerner autant que ce qui se passe ici.

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Répondre à la brutalité du monde par un message de douceur, voilà ce qu’il propose, et c’est à la fois ultra simple et triste d’avoir à le rappeler. Dans notre monde abîmé de partout, j’ai le sentiment que ce message, on en a tous besoin en tant que collectivité.

Dans le texte, la violence est le plus souvent mise à distance...

J’avais besoin de pouvoir la regarder droit dans les yeux, mais aussi de convertir la souffrance pour ne pas que les lecteurs soient jetés hors du texte. Pour ça, je devais créer en moi un espace de calme pour écrire. Mahmoud est au-delà du combat et des logiques de clan: il a appris que la seule manière de tenir le coup est d’en passer par l’humilité, même si ça le conduit aux portes de la folie.

Il a perdu ses enfants mais continue à leur préparer des tartines tous les matins. Il a tout perdu, mais il parvient encore à s’accrocher à des parcelles de lumière. La voix de sa femme est une manière de rôder autour de lui, de créer un dialogue entre le visible et l’invisible. La littérature sert à ça, à enjamber la frontière de la mort, à créer une incise pour se glisser dans ce qui échappe à notre champ de vision. Les mots éclairent des zones qui d’habitude restent dans l’ombre.

Antoine Wauters, « Mahmoud ou la montée des eaux » (éditions Verdier, 2021)

Ce livre, est-ce de la poésie, du théâtre ou du roman?

Il est écrit en vers libres, comme un monologue, à quelques exceptions près. Je ne me suis jamais senti appartenir à aucune école, aucun genre. En tant que lecteur, la poésie est ce qui me reste le plus longtemps dans le corps. Mahmoud est sans doute une version simplifiée de Nos mères: c'est la parole d'un vieil homme qui n'a plus qu'une envie, être à l'écoute de toutes petites choses, dans ce monde saccagé et violent. Plus j'écris, moins j'ai envie d'en dire. Je préfère me taire ou me cantonner à quelques mots qui semblent justes.

"La poésie est un moyen de retrouver un ancrage dans le réel, de lui rendre une valeur."

Nous avons tous les nerfs abîmés. Moi aussi, ce qui m'apaise et me permet encore de me réjouir, ce sont les choses les plus élémentaires. Un arbre, un lac, un nuage. On parle de la sauvegarde de la nature, mais dans quelle mesure est-ce que ce ne sont pas là aussi que des mots? Qui la sauvegarde vraiment, en son for intérieur? Qui prend ce temps-là? La poésie est un moyen de retrouver un ancrage dans le réel, de lui rendre une valeur. Il y a un retour en force de la poésie pour cette raison-là: on en a tous marre de parler du réel avec des formules stéréotypées.

On a envie de pouvoir dire nos souffrances et nos joies d'une façon parfaitement juste, qui passe par une destruction et une recomposition de la langue. Il est temps que les vieilles hiérarchies littéraires sautent. Au Moyen-Orient, les poètes sont bien plus valorisés qu'ici. Toutes les redéfinitions de genres qui traversent la société contemporaine doivent aussi avoir lieu en littérature.

"Est-ce qu'un type blanc de 40 ans peut se mettre dans la peau d'un vieil Arabe? Je n'en sais rien mais, le jour où on me dira que je ne peux plus le faire, je n'écrirai plus."

C'est un livre ancré dans un contexte précis, mais c'est aussi un récit sans âge?

Je ne supporte pas les livres qui ramènent uniquement au contemporain. Si je vois Google sur une page de roman, pour moi elle est salie: ça ne m'intéresse plus. Or aujourd'hui, ce branding est partout, même dans la littérature. On peut très bien parler du présent en allant puiser dans un fond de pensée non datable, et c'est pour ça que la poésie m'importe tellement: l'origine et la fin s'y donnent la main.

Dans Moi, Marthe et les autres, les enseignent perdaient des lettres, se désagrégeaient: c'est le résumé de ma pensée politique, une recréation du langage! Dans Mahmoud, l'effacement est vertical: le temps de l'enfance est englouti au fond du lac. La guerre a gommé tout le passé; Daesh comme Bachar El Assad ne veulent pas qu'il y ait d'histoire syrienne autre que la leur. Le combat de Mahmoud est donc de faire vivre ses souvenirs et le passé du pays. En ce sens, il réécrit l’histoire. C’est un acte politique.

C'est la première fois que vous faites parler un vieil homme, pas un enfant...

Écrire, c'est combiner des préoccupations très personnelles avec un état du monde: il faut au moins cette rencontre de deux éléments. Est-ce qu'un type blanc de 40 ans peut se mettre dans la peau d'un vieil Arabe? Je n'en sais rien mais, le jour où on me dira que je ne peux plus le faire, je n'écrirai plus. Je ne sais pas si c'est légitime, mais je ne peux pas faire autrement, j'ai besoin d'entrer dans d'autres réalités que la mienne. Je sais qu'on va m’inviter à participer à des débats sur la Syrie, mais je sais aussi que j'y répondrai uniquement depuis la position qui est la mienne. Une position d’écrivain, libre de passer d’une peau à une autre, d’une vie à une autre. Si on écrit pour exercer sa liberté et qu’on se retrouve plus muselé que jamais face au micro, ça n’a pas de sens. La littérature, c’est une pratique de l’empathie qui se joue en milieu fermé: un corps et des pensées.

Roman

"Mahmoud ou la montée des eaux"

Par Antoine Wauters

Édité par Verdier

140p. - 15,20€

Note de L'Echo:

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