Série "Lisez-vous la Belge?" | 5/5 Lisette Lombé, la slameuse
Notre poétesse nationale durant les deux prochaines années publie "Eunice" au Seuil. Ce roman est plein de la fougue d’une artiste pour qui l’oralité est nécessaire.
"J’écris pour que mes enfants n’oublient pas de quel ventre ils sont nés." Lisette Lombé lit un de ses textes sur l’antenne de RFI. La chaîne lui consacre une émission "Entre belgitude et congolitude". En fond sonore, la trip hop de Massive Attack. Cet autoportrait est-il une sorte de charte, lui demande la journaliste? "Plutôt un kasala à la façon congolaise", répond l’artiste, "une espèce d’auto-louange où l’on arrive à parler de soi en termes très lucides mais en y injectant un peu de fierté et de flamboyance. Pour se souvenir d’où l’on vient et où l’on va". Le ventre. Il en est aussi question dans son premier roman "Eunice" paru au Seuil ce 18 août. Le livre raconte l’histoire d’une jeune femme qui perd sa mère de manière brutale et se lance dans une quête des origines. "Parce que nous avons toutes cette nostalgie des ventres", signe-t-elle en guise de dédicace.
"Elle transforme l’écriture et la littérature belge, son talent est un cadeau pour les lectrices et lecteurs d’aujourd’hui et de demain."
Pourtant, la nostalgie ne semble pas de prime abord l’état qui domine chez Lisette Lombé. Sur les livres qu’elle a lus dans sa jeunesse, elle ne s’attarde pas. Et si elle décide d’étudier les langues et lettres romanes après le secondaire, c’est par intérêt pédagogique et désir de transmission, plutôt que pour les classiques. Aujourd’hui artiste multidisciplinaire accomplie, elle garde ce désir de transmission chevillé au corps. D’elle, Mélanie Godin, directrice des Midis de la poésie, décrit "son audace, sa langue, à la fois poétique et trash, accessible et âpre" et déclare: "Sa carrière littéraire se construit petit à petit, elle fait selon moi un sans faute, reste concentrée, engagée, authentique et politique. Elle transforme l’écriture et la littérature belge, son talent est un cadeau pour les lectrices et lecteurs d’aujourd’hui et de demain." Carl Norac, qui fut, lui, poète national en 2020 et 2021 dit que "l’œuvre de Lisette Lombé nous dessine une autre invitation au voyage". Et si on la suivait?
Au début de votre carrière, vous cofondez le collectif L-Slam duquel vous faites toujours partie. En quoi la notion de groupe est importante dans votre pratique artistique?
C’est grâce aux échanges que je découvre, sur le tard, la littérature qui me fera vibrer: la littérature engagée, les autrices afro-américaines et la poésie. Mais le bovarysme m’a fort marquée. "L’Amant de lady Chatterley", "Les liaisons dangereuses", tous ces livres de mon adolescence sur fond bourgeois où ça ne se termine pas bien. Cela ancre quand même une vision du couple et de l’amour qu’avec ces amies poétesses, nous remettons en question aujourd’hui. Notre imaginaire s’est forgé sur des modèles amoureux mêlant emprise et domination. Toutes nos héroïnes, même dès le plus jeune âge, sont attirées par les bad boys. Même Candy préfère le brun qui la renvoie dans les cordes plutôt que le petit blond (rires)! En collectif, nous cherchons des icônes qui ont une autre vision du couple et de l’amour. Il nous faut un autre Panthéon de héros et d’héroïnes.
Eunice, l’héroïne de votre roman, fait-elle en cela partie de ces personnages que l’on qualifierait de "déconstruits"?
J’ai commencé à écrire "Eunice" en 2021 pour parler féminisme sans frontalité. À l’époque, il y avait Black Lives Matter, le déboulonnage de statues, des tensions énormes sur les réseaux sociaux. J’avais des amies qui me disaient avoir l’impression de marcher sur des œufs s’agissant du racisme. Alors, j’ai voulu revenir à cette question de l’amour, dans ce qu’elle a de plus intime, sans forcément développer un tableau des injustices politiques qui m’occupent dans la vie de tous les jours. Je me suis demandé comment écrire une histoire pour un public différent de celui qui me suit habituellement. Eunice est ce personnage qui rentre timidement dans le milieu du slam, dans celui de la sororité. Si elle se déconstruit, c’est petit à petit.
"J’ai voulu revenir à cette question de l’amour, dans ce qu’elle a de plus intime, sans forcément développer un tableau des injustices politiques qui m’occupent dans la vie de tous les jours."
"Eunice" est un roman, mais vous y conservez dans la langue ce rapport au slam qui vous a vu naître en tant qu’artiste.
Oui, la boule de feu est toujours là. Même si je ne fais plus les passages sur scène de trois minutes, etc. Mais du slam, je garde l’écriture automatique, les allitérations, les assonances, les répétitions... le souffle, en fait! J’ai l’impression que les formes importent peu, c’est le souffle sous-jacent qui compte.
Y a-t-il des autrices belges qui vous ont ouvert la voie vers ce souffle?
C’est la génération contemporaine qui me procure de l’émotion et qui me déplace. Je pense à Caroline Lamarche, qui comme Brigitte Giraud, a une écriture presque blanche. Je pense à Christine Aventin, Catherine Barsics aussi, mais globalement je ressens qu’il y a de grandes absentes dans notre matrimoine collectif. Même si quelque chose est en train de bouger. Le slam s’impose comme écriture littéraire, les ventes en poésie sont en augmentation. Je sens en littérature une effervescence, une hybridité, un métissage, une forte présence de l’oralité, de la scène, des femmes, des personnes non binaires. Cela se concrétise par l’invitation du Théâtre National à l’artiste slameuse Joëlle Sambi. En France, c’est Rebecca Chaillon au Festival d’Avignon cet été, Bintou Dembelé en danse hip-hop ou Laura Vazquez qui impose une prose poétique fabuleuse.
Qu’est-ce qui fait, selon vous, dans le contexte récent, que le public se tourne vers la poésie?
Le lyrisme permet d’aller toucher au cœur. Chez nous, je pense que les actions concrètes de quelqu’un comme Carl Norac qui a soutenu les familles durant le covid en écrivant des "Fleurs de funérailles" ont ramené la poésie à un endroit qui fait du bien. Il y a aussi une poésie via les réseaux sociaux comme celle de Rupi Kaur ou Amanda Gorman, orale, brève, féministe, engagée. Et il y a aussi une poésie bienveillante qui a du succès, celle de Félix Radu par exemple, avec des mots qui redisent aux gens que ce sont de belles personnes.
"On n’arrive jamais au slam par hasard et aujourd’hui, j'ai cette chance folle de pouvoir transformer mes émotions en mots."
Et vous, comment comptez-vous incarner votre rôle de poétesse nationale?
Je voudrais m’attacher à récupérer les gens qui ont été dégoûtés du français et de la poésie à l’école. On a aussi une responsabilité à cet égard vis-à-vis des enfants. Il s’agira avec humilité de visibiliser ce qui existe déjà: les collectifs, les poètes, les poétesses, les slameurs, slameuses, les rappeurs, les rappeuses qui agissent depuis longtemps en ce sens. En faisant référence aux ainées aussi, je pense à Colette Nys-Mazure, Michelle Perrot dont la vivacité intellectuelle est importante dans une dynamique intergénérationnelle. Et pareil dans l’autre sens: il y a une jeune génération d’artistes qui, sur les questions de transidentités et de genre ont un message à porter sur lequel nous pouvons, nous les "tantines", être levier. Je vais aussi me remettre sérieusement au néerlandais où je serai très humble par rapport à cet honneur qui m’est fait de relier les cultures.
Relier cultures flamande et wallonne, mais pas que!
En effet. Dans les anthologies de poésie, même contemporaines, on ne trouve pas le slam, on ne voit pas les personnes racisées. On peut montrer une littérature et une poésie bien plus riche.
"La gentillesse, l’empathie, la timidité, la fragilité qui ne peuvent se déployer que lorsque les structures sont solidaires et tolérantes."
Et les élections qui approchent, cela vous inspire?
Ces derniers temps, je me montre plus prudente par rapport à mes prises de parole. Je n’ai pas envie d’être récupérée par qui que ce soit. Par le passé, j’ai parfois eu l’impression de jouer les femmes-sandwichs à qui l’on faisait porter des messages. J’ai l’impression aujourd’hui que l’endroit où je suis le plus juste c’est quand je donne des outils aux gens pour faire entendre leur voix. En réalité, c’est dans mes textes que je me montre intraitable et que j’exprime le mieux mes valeurs en faveur des sans-papiers, des droits des femmes ou contre les grandes violences capitalistes. C’est pas que je me ramollis, mais comme beaucoup, je suis passée par un effondrement, le burn-out, qui apprend à ne pas être que dans la colère.
"Poreuse à la douleur des autres", dit un de vos personnages à propos d’Eunice. Comment gérez-vous votre propre porosité?
J’apprends. On n’arrive jamais au slam par hasard et aujourd’hui, j'ai cette chance folle de pouvoir transformer mes émotions en mots. Je suis à un endroit d’acceptation. Nos cadres et nos systèmes obligent à se barricader, mais je milite pour que nos rapports soient au contraire basés sur la gentillesse, l’empathie, la timidité, la fragilité qui ne peuvent se déployer que lorsque les structures sont solidaires et tolérantes.
Avec le soutien du Fonds pour le journalisme
Léopold Sédar Senghor aurait dit: "La Belgique est le pays au monde qui compte le plus de poètes au kilomètre carré".
Les Belges sont sans doute les premières et premiers à en douter. Qui, parmi nous, pourrait spontanément citer plusieurs auteurs contemporains? Et plusieurs autrices? Nos écrivain.es ont souffert, dans l’histoire du champ littéraire, d’un déficit de légitimité vis-à-vis de Paris. Ces dernières années, néanmoins, de plus en plus de compatriotes parviennent à imposer des récits ancrés dans des réalités et des contextes belges. Malgré ces changements majeurs, observables dans d’autres disciplines, des inégalités subsistent, notamment dans la diffusion.
Philippe Goffe, président de la plateforme des professionnels du livre en Fédération Wallonie Bruxelles (FWB), expliquait l’an dernier à la RTBF que les auteurs publiés en Belgique étaient noyés dans le flot des publications venues de France (qui occupent 75% du marché francophone belge). Voilà pourquoi depuis 2020, la FWB organise une campagne de promotion "Lisez-vous le Belge?", qui court sur les quatre semaines qui précèdent les fêtes de fin d’année.
Une autre forme d’inégalité persiste. Une étude de l’Association des journalistes professionnels (AJP), datant de 2019, démontre que dans le paysage médiatique, les journalistes professionnels se tournent plus spontanément vers des hommes lorsqu’il s’agit de faire appel à une expertise, peu importe laquelle. Avec à peine 15% de femmes dans ses contenus, la presse quotidienne est le média le moins égalitaire.
Nous savons aussi que les livres écrits par des femmes se vendent moins cher (45% moins cher selon une étude du Queens College relayée en 2018 par The Guardian) et que lectrices et lecteurs privilégient encore les héros ou les narrateurs masculins, comme le raconte Alice Zeniter dans "Toute une moitié du monde" (Flammarion, 2022).
Profitons donc de cette rentrée littéraire pour vous poser la question… "Lisez-vous la Belge?" Barbara Abel, Christine Aventin, Véronique Bergen, Lilia Bongi, Charlotte Bourlard, Geneviève Casterman, Dominique Celis, Marie Colot, Dominique Costermans, Kitty Crowther, Geneviève Damas, Aliénor Debrocq, Victoire de Changy, Céline Delbecq, Caroline De Mulder, Adeline Dieudonné, Odile d’Oultremont, Dominique Goblet, Aliette Griz, Zaineb Hamdi, Anne Herbauts, Corinne Hoex, Françoise Houdart, Véronique Janzyk, Hedwige Jeanmart, Virginie Jortay, Eva Kavian, Caroline Lamarche, Charline Lambert, Ariane Le Fort, Myriam Leroy, Violaine Lison, Lisette Lombé, Veronika Mabardi, Malika Madi, Nicole Malinconi, Aylin Manco, Diane Meur, Nadine Monfils, Amélie Nothomb, Colette Nys-Mazure, Emmanuelle Pirotte, Joëlle Sambi, Nathalie Skowronek, Isabelle Spaak, Pascale Toussaint, Christine Van Acker, Régine Vandamme, Sophie Vandeveugle, Cindy Van Wilder, Sandrine Willems, Laurence Vielle, Isabelle Wéry, Sophie Weverbergh ou Aurélie William Levaux... Que savez-vous d’elles?
Du 22 au 26 août, nous vous proposons les portraits de cinq autrices parmi ces écrivaines qui publient un livre dans les semaines à venir. Bonnes découvertes!
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