Aux Passagées, l'art et la cuisine au corps-à-corps
Les Passagées, nouvelle maison de création à Bruxelles, accueille, début mai, des promenades sensorielles d'un nouveau genre. Une performance collective de six artistes, réinterprétée par la cheffe étoilée Chiho Kanzaki.
Au numéro 2 de la place Delporte, située entre l'austère prison de Forest et l'Hôtel de Ville de Saint-Gilles, la largeur de la façade dit assez la position sociale de celui qui l'a fait bâtir, en 1904, le peintre officiel Eugène Broerman. C'est sur cette maison de maître néo-Renaissance qu'Alexandra Swenden a jeté son dévolu pour donner une nouvelle dimension aux performances artistiques et culinaires qu'elle développe à travers le monde depuis 2012.
"Dès le départ, j'ai été forcée de croiser des mondes différents", dit-elle d'emblée, se rappelant sa frustration d'avoir dû obtempérer face à ses parents qui préféraient l'école de commerce à celle de cinéma où elle rêvait d'entrer. "Je me suis tellement ennuyée que j'ai commencé à travailler, sur le côté, pour un expert en art africain, ce qui m'a donné l'idée de faire mon mémoire sur le marché de l'art africain. Mais dès que j'ai eu mon diplôme, j'ai sauté dans le premier Thalys pour travailler dans le cinéma, à Paris. Déjà cette envie de croiser des mondes..."
En 2012, elle fait la connaissance d'un critique gastronomique italien et monte avec lui un collectif de 25 chefs internationaux avec lesquels elle organise des performances de 25 heures à New York ou à São Paulo, chaque fois avec un artiste associé qui donnait aux cuisiniers une partition de départ qu'ils étaient libres ensuite d'interpréter.
Voilà son idée, qu'elle n'a eu de cesse, ensuite, d'affiner: "ingérer des interprétations" qui nous permettent d'incorporer la sensation intime que nous procure une œuvre d'art, de lui faire passer la barrière du corps et d'agir ainsi beaucoup plus profondément que sur les yeux et notre intellect.
"Je me suis rendu compte que si on voulait faire collaborer des créatifs ensemble au niveau de profondeur que je trouvais intéressant, il fallait plus de temps."
"La raison pour laquelle j'ai voulu ouvrir un lieu, c'est qu'à un moment donné, je me suis rendu compte que si on voulait faire collaborer des créatifs ensemble au niveau de profondeur que je trouvais intéressant, il fallait plus de temps." Alexandra Swenden quitte donc son collectif de chefs, en 2018, pour créer "L'œuvre au corps", réunissant trois artistes et trois chefs entre Paris et Bruxelles pour des collaborations de plusieurs mois.
"Ça se passait dans des restaurants, le public venait, l'artiste occupait une table, et l'idée, c'est qu'en ingérant l'interprétation d'une œuvre, il y avait une modification qui s'opérait, ou pas, dans sa perception intime."
Paysages intérieurs
Avec "Inner Lands & Scapes" ("Contrées et paysages intérieurs"), la série de performances qu'elle inaugure, les 1ᵉʳ, 2, 5 et 6 mai, dans sa maison de Saint-Gilles et qui va la transformer en nouveau centre de création – Les Passagées –, Alexandra Swenden va donc encore plus loin. "Je voulais travailler sur un lieu qui soit une force organique en lui-même, où on aurait cette liberté d'action, sans avoir la sensation d'être dans un espace événementiel. Ici, on est dans une maison, avec le poids de son passé, de son histoire, des traces de ceux qui l'ont habitée."
Passé le tissu qui sépare comme un rideau de scène l'entrée du vestibule, on tombe sur une première œuvre qui nous ramène derechef à la thématique du corps qui obsède Alexandra Swenden. Dans une vitrine en verre, la plasticienne française Valérie Novello a placé pêle-mêle ses "Poches" (2010) qui ressemblent à un amas de viscères violacées.
On passe ensuite par un vestiaire, avant d'avoir le souffle coupé devant l'immense atelier d'artiste qui se déploie devant nous, à la mesure des toiles monumentales d'Eugène Broerman. Un rapide regard circulaire nous révèle d'autres œuvres de Valérie Novello, à commencer par ses sublimes "Peaux sous verre" (2010), comme si l'artiste avait emprisonné entre deux plexis la coupe histologique d'un tissu humain.
"Ces deux pièces nous font penser à des poumons, à un truc sur la respiration", réagit le danseur-chorégraphe liégeois issu du break-dance Benoît Nieto Duran, que l'on retrouve à côté du piano à queue de la Polonaise Barbara Drazkov, au centre de l'atelier. "Moi, j'ai tendance à retenir ma respiration en dansant et, là, j'essaie de libérer ça. Une forme de liberté, mais aussi quelque chose qui se bloque dans les mouvements qui forment des images arrêtées. Il faut trouver le lien entre ces images arrêtées et les œuvres exposées."
À présent que la lumière faiblit, son corps habillé de noir semble tisser ce lien quasi animal entre les sculptures de Valérie Novello et le corps du piano, préparé à la manière de John Cage, avec moult vis et objets divers qui le transforment en instrument de percussion. Parmi les sons étranges qui en émergent, on semble reconnaître un balafon africain qui n'est pas sans rapport avec une autre sculpture de Novello, "Recouvrement" (2016), où semblent pousser les hautes herbes d'une savane.
"Je ne joue pas le 'Clavier bien tempéré' de Bach, hein!, mais des vibrations, des couleurs, une pulsation qui nous ramènent aux premières sensations musicales utérines."
"C'est voulu!", s'amuse d'ailleurs la pianiste Barbara Drazkov, fière de son effet. "Je pense que ce mix est très organique. Benoît parle de son propre corps comme d'un instrument, tandis que la manière dont je joue avec le mien fait qu'il devient une part de mon organisme. C'est en ce sens qu'on se connecte: le piano devient une partie du monde organique auquel appartient la création de Valérie, qui semble s'enraciner dans la terre. Je ne joue pas le 'Clavier bien tempéré' de Bach, hein!, mais des vibrations, des couleurs, une pulsation qui nous ramènent aux premières sensations musicales utérines."
Promenade sensorielle
Chacun, dans cette promenade sensorielle, apporte son univers. "Je voulais que chacun arrive avec une pièce déjà créée", reprend Alexandra Swenden. "Je n'avais pas envie de prendre le temps – et financièrement, ç'aurait été impossible – de créer des œuvres originales juste pour la performance. L'idée, c'est qu'on les déconstruit à travers la scénographie que j'ai écrite et que chacun s'insère dans un projet tissé collectivement."
"L'idée, c'est qu'on les déconstruit à travers la scénographie que j'ai écrite et que chacun s'insère dans un projet tissé collectivement."
"On est en train d'essayer", réagit la conteuse Marie-Rose Meysman, qui propose une rêverie sur un verre qui attend la main du buveur. "Alexandra est très à l'écoute de ces chemins qui divergent et convergent. Et comme on est tous relativement créatifs, on réagit à l'univers des autres. On n'a pas peur d'apporter sa brique et d'essayer. Il n'y a personne qui dirige, même si Alexandra sait ce qu'elle veut. Et puis, il y a ce que veut le lieu en lui-même. Quand les gens vont entrer ici, ils vont dire: – "Wouah!" Ils seront abasourdis, émerveillés et aux aguets, on doit en tenir compte."
Cheffe inspirée
C'est sur ces entrefaites que sort de sa cuisine, attenante à l'atelier, Chiho Kanzaki, du restautant Virtus, à Paris, rare cheffe étoilée et émule du très créatif Mauro Colagreco avec qui elle a travaillé à Menton.
Devant les "Peaux sous verre" de Valérie Novello, elle nous offre des chips de tapioca qui en évoquent la forme, garnis de betteraves et d'oignons rouges slicés pour la couleur, et traduisant l'intensité de l'œuvre par des zestes de kumquat et des graines de moutarde fermentées.
Ensuite, elle semble avoir utilisé la matière première des "savanes" de la plasticienne pour confectionner un nid de fanes de carottes séchées, abritant une compotée de poireaux au curry rouge et à la ricotta. "Ces sculptures, c'est un peu vivant", dit-elle avec retenue. "Quand je cuisine un plat, je pense toujours aux producteurs des aliments qui le composent, à leur histoire, au lien entre la terre et l'humanité." À côté d'elle, Alexandra Swenden a l'œil qui brille.
→ "Inner Lands & Scapes", les 1er, 2, 5 et 6 mai 2024, à la maison Les Passagées, 2, place Delporte, 1060 Bruxelles (Saint-Gilles). Promenade sensorielle pour 6 artistes, 1 cheffe et 30 personnes maximum. Tarifs: 75 > 135 euros. Réservations obligatoires. Infos: lespassagees.com.
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