Enquête sur Live Nation: les festivals d'été à l'heure de l'industrialisation
Alors que le ministère américain de la Justice vient d'assigner le géant mondial de l'entertainment pour pratiques anticoncurrentielles, L'Echo a enquêté sur la stratégie belge de Live Nation, qui vient d'entrer au CA du Dour Festival et des Ardentes...
"Nos résultats du premier trimestre démontrent que les événements live restent une priorité pour les fans du monde entier. La demande est plus forte que jamais", s'enthousiasme Michael Rapino, le PDG de Live Nation, dans le communiqué de presse afférent aux résultats financiers du numéro un mondial de la promotion de concerts. Le chef d'entreprise américain a de quoi sourire: sa compagnie réalise un chiffre d’affaires de 3,8 milliards de dollars (3,5 milliards d'euros) au premier trimestre 2024, soit une hausse de 21 % sur un an. Depuis la fin de la crise sanitaire, Live Nation imprime le tempo des concerts et enfile les records. En 2023, son chiffre d’affaires a ainsi atteint le cap historique des 22,7 milliards de dollars. Au vu des derniers montants communiqués, il y a fort à parier que ce record sera de nouveau battu en fin d'année.
Mais le champion du marché de la musique vivante cavale désormais avec un caillou dans sa chaussure. Fin mai, le gouvernement américain l’accusait en effet de pratiques anticoncurrentielles dans l'organisation de concerts, ainsi que dans la vente de tickets via sa filiale Ticketmaster. Pour le Ministre de la Justice, Merrick Garland, l'évidence est là: l'entreprise "exerce un contrôle monopolistique sur l'industrie du spectacle vivant aux États-Unis." Sa collègue, la Procureure générale adjointe Lisa Monaco, affirme pour sa part que "Live Nation cherche, de manière illégale, à cimenter sa domination du marché des concerts, en se comportant comme le gardien d'une industrie toute entière."
Active dans le placement d'artistes (le booking), la promotion, l'organisation de concerts et de festivals, Live Nation gère 373 lieux de spectacle à travers le monde. En Belgique, la société est notamment propriétaire de be•at (ex-Sportpaleis Group), une société qui rassemble, entre autres, des salles comme Forest National, le Capitole (Gand), le Sportpaleis, la Lotto Arena ou le théâtre du Stadsschouwburg d'Anvers, sans oublier be•at Tickets (ex-Tele Ticket Service), billetterie attitrée de tous les événements organisés dans les complexes du groupe.
Herman of the match
Instigateur du festival Rock Werchter – qui fêtera son 50e anniversaire en 2025 –, Herman Schueremans (70 ans) préside à la destinée de Live Nation Belgium. L'homme d'affaires s'investit également dans l'organisation du Pukkelpop et du Graspop Metal Meeting. Chaque été, sa société affine sa stratégie et étend sa toile sur le territoire. Au risque de voir, comme aux États-Unis, les autorités s'enquérir de la situation? Contacté par nos soins, Live Nation Belgium s'en remet à la réponse d'Ele Hill, la responsable de la communication internationale de l'entreprise.
"Le marché des festivals en Belgique est extrêmement compétitif, avec des centaines de festivals de taille, de genre et de public différents", dit-elle. "Avec l'apparition de nouveaux festivals chaque année, le marché offre une grande variété aux fans. C'est un secteur en constante évolution. L'action intentée par le ministère de la Justice américain ne porte pas sur des marchés situés en dehors des États-Unis. Il n'y a donc aucune raison de penser que cette procédure aurait un quelconque effet sur l'examen des fusions (entre festivals) par le gouvernement belge."

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Au CA du Dour Festival et des Ardentes
Toujours est-il qu'en coulisse, les pions se déplacent furtivement. Cet hiver, Herman Schueremans a ainsi rejoint le conseil d'administration du Dour Festival, accompagné de Paul Gordon Antonio, le Président de Live Nation SAS, la branche française de l'entreprise américaine. "Nous collaborons étroitement depuis près de vingt ans", explique Damien Dufrasne, le directeur du plus grand festival de la Fédération Wallonie-Bruxelles. "Cela nous a donné l'opportunité de nous développer, d'avoir certains groupes à l'affiche, mais aussi d'être mieux représentés à l'internationalgrâce à la force de frappe de la multinationale qui, depuis des années, a des intéressements sur notre résultat. Live Nation souhaitait officialiser cette collaboration en accédant à notre conseil d'administration. Dans les faits, ça ne change pas grand-chose. Nous restons à la manœuvre. Live Nation n'est pas là pour nous imposer des obligations, mais pour nous aider à structurer le festival. Travailler avec une société cotée en bourse, ça suppose de veiller à notre image, d'être irréprochable dans l'organisation. Désormais, nous respectons des objectifs économiques précis. Il y a quelques années, nous avions essuyé un contrôle de l'ONSS. Cela avait entraîné quelques astreintes et des obligations de mise à niveau. Avec une société comme Live Nation, de tels écarts de conduite n'existent pas. Parce tout est soigneusement pensé et étudié selon les règles en vigueur."
La procédure judiciaire en cours aux États-Unis n'inquiète pas particulièrement le directeur du Dour Festival. "Chez nous, il me semble difficile de parler de monopole", assène-t-il. "En Belgique, la concurrence est réelle. D'autres grandes sociétés comme Scorpio (Live is Live, NDLR.) ou Green House Talent (Gent Jazz) investissent massivement dans les festivals. À Liège, Les Ardentes se sont d'ailleurs développées grâce au soutien du géant financier Fimalac." Cette société, détenue par le milliardaire Marc Ladreit de Lacharrière, est arrivée au capital de l'événement liégeois en 2019. À l'époque, Les Ardentes étaient en mesure d'accueillir 25.000 personnes par jour. Depuis, le rendez-vous préféré des fans de rap a sensiblement poussé les murs, pour atteindre une jauge quotidienne estimée à 65.000 festivaliers…
"Live Nation cherche, de manière illégale, à cimenter sa domination du marché des concerts, en se comportant comme le gardien d'une industrie toute entière."
Pour faciliter cette impressionnante transition d’affluence, les organisateurs se sont entourés de Back in the Dayz, une agence de booking et d'organisation de concerts spécialisée dans le hip-hop. Venue apporter son expérience dans le domaine au sein du conseil d'administration, l'agence siège depuis peu aux côtés d'un nouvel administrateur, nommé à durée indéterminée.
"Herman Schueremans nous a rejoint à titre privé", renseigne Fabrice Lamproye, cofondateur du festival Les Ardentes. "Ce n'est pas Live Nation qui participe à notre conseil d'administration, mais un mélomane doté d'une connaissance aiguisée du marché international. Avec l'évolution du festival, nous avons dû repenser notre modèle afin d'éviter une crise de croissance. Avant 2019, notre budget était sous la barre des 10 millions d'euros. À présent, nous approchons des 25 millions d'euros. Nous ne pouvons plus organiser les choses comme avant. Nous sommes entrés dans une autre dimension. À partir du moment où les enjeux financiers sont de plus en plus importants, il est essentiel de s'entourer des bonnes personnes. Pour Les Ardentes, s'associer à Fimalac, à Back in the Dayz ou à une personnalité comme Herman Schueremans, c'est une façon d'évoluer. À l'image d'une équipe de foot qui se renforce."
Logique industrielle
Alors que l'Euro bat son plein, une analogie avec le ballon rond se poursuit du côté d'Esperanzah!, où Jean-Yves Laffineur, le directeur et programmateur artistique, y va d'un tacle appuyé. "Le marché des festivals d'été est en train de prendre la même tournure que le monde du football: certains clubs peuvent investir des millions pour attirer une star, là où des équipes plus modestes galèrent pour attirer de bons joueurs." Campé dans le cadre monastique de l'Abbaye de Floreffe, du 26 au 29 juillet, Esperanzah! espère fédérer 10.000 visiteurs par jour autour d'une affiche sur laquelle on retrouve notamment MC Solaar, Eloi, Peet, Amadou & Mariam ou Zaho de Sagazan. "Nous sommes confrontés à des modèles économiques puissants et terriblement envahissants", déplore Jean-Yves Laffineur. "Nous avons l'impression de travailler dans le village des Gaulois."
Ce qui implique forcément de recourir à l’usage d’une potion magique... "La seule recette, c'est de se différencier via une identité forte et miser sur l'émergence artistique. Pour autant que le public adhère à cette proposition... Parce qu'à la fin, ce sont les gens qui décideront de la viabilité de notre projet. Avec l'augmentation des prix des festivals, ça coûte un bras d'acheter des tickets pour trois ou quatre événements différents. Le public doit nécessairement faire des choix, quitte à se limiter à un seul festival par an."
"Collaborer avec Live Nation nous a donné l'opportunité de nous développer, d'avoir certains groupes à l'affiche, mais aussi d'être mieux représentés à l'international."
Pour schématiser, trois catégories de festivals cohabitent désormais sur l'ensemble du territoire. "Les plus petits, dont la capacité n'excède pas les 5.000 festivaliers par jour, fonctionnent quasi exclusivement grâce au bénévolat", développe Jean-Yves Laffineur. "Leurs programmations tournent autour de découvertes musicales et s'adressent essentiellement à un public avisé. Ensuite, il reste quelques festivals indépendants de taille moyenne, comme Esperanzah!, qui doivent assumer des charges de personnel. Enfin, il y a des multinationales cotées en bourse qui prennent du capital dans des sociétés actives dans l'organisation de festivals. C'est une logique industrielle de la musique vivante. Dans ce contexte macro-économique, il est presque impossible d'être un opérateur indépendant."
Entre rachats, intéressements et participations, la concentration des plus grands festivals d'été n'est pas sans conséquence pour les autres opérateurs du pays. "Les événements majeurs monopolisent les scènes, les barrières et autres outillages techniques nécessaires à la mise en œuvre d'un festival. Chaque année, c'est pareil: la demande est plus importante que l'offre. Inévitablement, les coûts montent en flèche. Notre équilibre économique est précaire. Si nous essuyons de fortes intempéries, par exemple, nous sommes automatiquement dans le rouge."
"Le marché des festivals d'été est en train de prendre la même tournure que le monde du football: certains clubs peuvent investir des millions pour attirer une star, là où des équipes plus modestes galèrent pour attirer de bons joueurs."
Le directeur d'Esperanzah! pointe également du doigt sa liberté de programmation artistique. "Elle est très relative", assure-t-il. "Pour les multinationales, un événement comme le nôtre sera toujours considéré comme un second couteau. Car nous sommes incapables d'offrir des cachets artistiques de plus de 50.000 euros. Or, aujourd'hui, pour engager une tête d’affiche, il faut dépenser des montants mirobolants, parfois un demi-million ou davantage... Au-delà de cette tendance, les cachets situés entre 100.000 et 200.000 euros ne sont plus vraiment des exceptions. À nos yeux, de tels montants n'ont aucun sens. Même si nous ne le pouvions, nous n'irions jamais nous aligner sur de telles offres."
Paradoxalement, Esperanzah! collabore pourtant avec Live Nation. "Les agents artistiques qui travaillent pour le compte de Live Nation ont tellement de bons artistes en booking qu'il est quasiment impossible de faire sans eux", admet le programmateur. À côté de l’organisation de ses propres festivals, la multinationale distribue donc les (dernières) cartes du jeu aux autres rendez-vous de l’été.
Concurrence déloyale?
Présent à tous les échelons du secteur, Live Nation semble structuré pour faire la pluie et le beau temps sur l'échiquier des festivals d'été. Peut-on pour autant, comme aux États-Unis, invoquer des pratiques anticoncurrentielles? "Chez nous, on ne parle pas de monopole, mais de position dominante sur un marché", précise Sophie Devogele, avocate spécialisée en droits européen et belge de la concurrence au sein du cabinet Eubelius. "Avoir une position dominante sur un marché, en tant que tel, ce n'est pas interdit. Ce qui l'est, en revanche, c'est d'abuser de cette position. On parlera alors d'un abus de position dominante."
""La seule recette, c'est de se différencier via une identité forte et miser sur l'émergence artistique. Pour autant que le public adhère à cette proposition..."
En Belgique, une entité indépendante appelée Autorité belge de concurrence (ABC) supervise le respect de la réglementation en la matière. "Aujourd'hui, cependant, le droit de la concurrence se joue souvent au niveau européen. Il convient alors de se tourner vers la Commission européenne. Pour savoir si un cas relève du niveau européen ou national, on s'en réfère au(x) territoire(s) concerné(s), mais aussi à des seuils, notamment déterminés par le chiffre d'affaires de l'entreprise." En droit belge, le législateur interdit également les abus de dépendance économique. "Lorsque des entreprises dépendent d'une autre sur un plan financier, celle-ci ne peut fixer des prix mirobolants juste parce que d'autres sociétés dépendent d'elle", explique l’avocate.
À tout moment, l'Autorité belge de concurrence peut, de son gré, ouvrir une enquête. "Parfois, cela passe aussi par une plainte déposée par un acteur concurrent. Mais le droit de la concurrence ne protège pas les entreprises qui ne sont pas douées pour les affaires", souligne-t-elle. "Lorsqu'une entreprise occupe 80% des parts d'un marché défini, il y a une présomption de position dominante. Mais une appréciation doit encore se faire au vu des circonstances de l'affaire, de l'entreprise, des pratiques qui sont éventuellement considérées comme déloyales. Si, pour une raison économiquement valide, une société ne parvient pas à se maintenir sur un marché ou à faire concurrence à l'entreprise en position dominante, alors dans ce cas-là, on peut tirer la sonnette d'alarme et saisir l'autorité de concurrence."
Nouvel eldorado boursier
À l'échelle internationale, les excellentes performances de Live Nation ne sont pas les seuls indicateurs des fortes hausses observées sur le marché de la musique vivante. Dans son rapport annuel "Music In The Air", publié en mai dernier, la banque d'investissement américaine Goldman Sachs estime que les revenus de la musique live ont progressé de 25% en 2023, billetterie et sponsoring confondus, pour atteindre 33,1 milliards de dollars (30,8 milliards d'euros), contre 26,5 milliards de dollars (24,5 milliards d'euros) en 2022. "Nous pensons que la musique live restera un marché attrayant avec des perspectives de croissance solides", indique la banque d’affaires qui projette par ailleurs un taux de croissance annuel moyen de 6,5% sur la période 2024-2030, pour atteindre un chiffre d’affaires global avoisinant les 50 milliards de dollars (46,8 milliards d'euros) à cette échéance.
Au niveau européen, la hausse de la fréquentation et du chiffre d’affaires de la musique vivante bénéficie surtout aux concerts de masse. Les jauges intermédiaires, elles, sont bien plus fragilisées qu'autrefois, comme en témoigne la crise qui touche actuellement les petites salles de concert en Angleterre. Où de nombreux lieux pouvant accueillir de 300 à 650 personnes glissent la clé sous le paillasson. Ce phénomène concerne aussi les festivals. Selon l'association anglaise des festivals indépendants (AIF), une centaine d’entre eux pourraient disparaître en 2024 en raison de l'augmentation de leurs coûts.
Une vingtaine de festivals ont déjà annoncé leur report, annulation ou fermeture définitive... L’économie des festivals semble également fragilisée en France. Selon le bilan de la saison 2023 établi par le Syndicat des musiques actuelles (SMA), 43% des festivals adhérents font état d’une édition déficitaire. En Belgique, aucun organisme institutionnalisé ne dresse un bilan de santé fiable du secteur à l'échelon national. Mais la récente annulation du Feel Good Festival (Aywaille) ou l'annulation partielle de l’Inc'Rock Festival (Incourt), passé de trois jours à une seule journée, soulignent l'implacable logique économique du milieu.
"Nous pensons que la musique live restera un marché attrayant avec des perspectives de croissance solides"
Au vu des évolutions du marché et de sa financiarisation galopante, il apparaît que le secteur de la musique vivante se resserre autour des activités de quelques multinationales (AEG, Live Nation, Vivendi, Fimalac). L’intérêt croissant des fonds d’investissement pour les actifs du secteur, dont témoigne la croissance du cours en bourse de Live Nation – depuis fin 2017, sa valeur est passée de 26,6 à 90,8 dollars – peut être considéré comme un indicateur effectif de cette métamorphose.
Dans ce contexte, les géants de la finance tendent à renforcer leur influence au niveau des plus grands festivals d’été où, plus que jamais, les coups de cœur musicaux des équipes de programmation se muent en placements financiers savamment anticipés. Au risque de voir les opérateurs indépendants déserter d’un paysage de plus en plus formaté par les lois du marché.
- Accusée de pratiques anticoncurrentielles aux USA, la société Live Nation est le leader mondial dans l'organisation de concerts, avec un chiffre d'affaires record de 22,7 milliards de dollars en 2023. Cotée en bourse, le cours de son action est passé, depuis fin 2017, de 26,6 à 90,8 dollars.
- En Belgique, la société organise Rock Werchter, tire profit de Pukkelpop et du Graspop Metal Meeting, possède des salles comme le Sportpaleis, la Lotto Arena ou Forest National, ainsi que plusieurs services de billetterie.
- Herman Schueremans, CEO de Live Nation Belgium, est récemment entré dans le conseil d’administration du Dour Festival, mais aussi dans celui du festival Les Ardentes, soit les deux plus grands rassemblements musicaux en Fédération Wallonie-Bruxelles.
- Cotée en bourse, la société Live Nation n’est pas la seule multinationale à miser sur le marché de la musique vivante. D’autres entreprises, comme Fimalac, AEG ou Vivendi, investissent également dans des festivals majeurs.
- L’intérêt croissant des fonds d’investissement pour les actifs du secteur peut être considéré comme un indicateur effectif de l’évolution du marché de la musique vivante avec, pour conséquence, une disparition progressive des festivals indépendants.
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