Grégor Chapelle: "La musique a un rôle à jouer dans notre résilience collective"
Ex-DG d’Actiris, Grégor Chapelle a pris ses fonctions le 29 avril à la tête de la Chapelle musicale Reine Elisabeth. Il dévoile son plan à L’Echo: "Je suis venu ici avec un projet très engagé au niveau sociétal qui repose sur trois axes: la beauté, la paix et la résilience".
La surprise du chef! Les conseils d’administration de la Chapelle musicale révélaient, le 28 mars dernier, le nom du successeur de Bernard de Launoit, décédé un an plus tôt, à la tête de cette institution, fondée en 1939, qui accueille en résidence, à Argenteuil, 70 jeunes talents internationaux au seuil de leur carrière et programme 300 concerts par an. Mais le choix de Grégor Chapelle, 49 ans, ancienne personnalité PS et ex-patron d’Actiris, a surpris, n’étant résolument pas du sérail. Pour sa première interview depuis sa prise de fonction, le 29 avril, il a choisi L’Echo pour détailler sa vision et son plan stratégique.
En présentant votre nomination, j’avais titré "Un homme de gauche à la tête de la Chapelle musicale". Mais en vous voyant faire du tandem avec le député Nicolas Janssen, dans un post électoral du MR, j’aurais dû peut-être titrer "Un homme de droite"…
Je vous répondrai aussi en forme de boutade. Il y avait quelqu’un d’autre qui était très à gauche dans l’histoire de la Chapelle musicale… C’est la Reine Elisabeth! Elle était même appelée la "Reine rouge" par la CIA qui n’était pas très heureuse de ses relations avec certains régimes. Plus sérieusement, je suis passé à une autre phase de ma vie. La page politique est totalement tournée. Par contre, Nicolas Janssen, c’est une autre histoire. Nicolas est un ami de 20 ans dont j’admire l’idéalisme et la compétence. On était les deux seuls boursiers belges à la Kennedy School, à Harvard, où nous avons décroché une maîtrise en Affaires publiques. Mais j’apporte aussi mon soutien à Olivier De Schutter, candidat à l’Europe, à Thomas Dermine ou Christie Morreale, qui ont le courage de s’engager pour la construction d’un monde plus juste.
Il y a un peu de realpolitik tout de même. Pour le développement des projets immobiliers de la Chapelle, vous serez dépendant de la Commune de Waterloo et de la Province du Brabant wallon, deux bastions du MR…
Je pense que le soutien à la Chapelle musicale ne passe pas par moi mais par une institution qui est là depuis longtemps, qui est très ancrée, qui accueille, au conseil d’administration de sa société immobilière, Tanguy Stuckens (MR), président du Collège des députés permanents à la Province du Brabant wallon. Puis, il y a Florence Reuter (MR), à Waterloo, qui a soutenu la Chapelle musicale de longue date. Je crois par ailleurs que la Chapelle doit poursuivre le rêve de Bernard de Launoit et continuer à se développer à l’international. L’avenir de la Chapelle se situe bien au-delà du Brabant wallon et de Bruxelles. C’est le monde entier: le Japon, la Chine, les États-Unis et même l’Afrique.
D’où proviennent les valeurs humanistes dont vous vous prévalez et que vous partagez avec votre frère Gauthier, proche de Pablo Servigne, spécialiste des questions d’effondrement, de transition, d’agroécologie et de résilience?
De mon grand-père maternel qui nous a transmis deux passions: l’ornithologie et la musique. Le compositeur Frédéric van Rossum est mon oncle – il a d’ailleurs enseigné à la Chapelle – et nous avons accueilli pendant mon enfance quatre candidats du Concours Reine Elisabeth. Nous sommes, peu ou prou, tous musiciens dans la famille – je suis très mauvais clarinettiste (rires)! Toute une passion musicale, mais que j’avais toujours cantonnée à ma sphère privée. Et, en effet, mon grand frère, Gauthier Chapelle, m’a beaucoup sensibilisé à la crise écologique. Il est ingénieur agronome et docteur en biologie. Il a écrit plusieurs livres avec Pablo Servigne et Raphaël Stevens sur l’effondrement du vivant qui nous guette.
Et la Chapelle dans tout ça?
Je me suis dit: "Ils sont tombés sur leur tête, je ne suis pas du tout la bonne personne pour ce défi-là!" Mais c’est finalement l’occasion de m’ouvrir à cette dimension familiale que j’avais mise de côté. Ce qui me connecte surtout à ce projet, c’est qu’un artiste, dans la compréhension qui est la mienne, c’est quelqu’un qui ne supporte pas le monde tel qu’il est et veut le rendre plus beau par sa pratique, sa persévérance et son excellence. Maintenant que j’ai rencontré nos jeunes musiciens en résidence, je peux témoigner que ce sont des êtres hypersensibles qui consacrent leur vie – des milliers d’heures de travail! – à la beauté et à son partage.
"Un artiste, dans la compréhension qui est la mienne, c’est quelqu’un qui ne supporte pas le monde tel qu’il est et veut le rendre plus beau par sa pratique, sa persévérance et son excellence."
Comment comptez-vous faire infuser cet engagement humaniste et écologique dans l’objet social de la Chapelle qui vise surtout à lancer ces jeunes dans les grands concours et la carrière musicale internationale?
Je suis venu ici avec un projet très engagé au niveau sociétal qui repose sur trois axes: la beauté décloisonnée, la paix et la résilience individuelle et planétaire. Pour l’axe de la beauté, je m’inscris dans la filiation du grand violoniste Eugène Ysaÿe lui-même qui, lorsqu’il a conçu la Chapelle, voulait faire de ces jeunes musiciens des humanistes universalistes. Dans un monde où l’intelligence artificielle va bientôt dépasser l’humain, il faudra des artistes sensibles et engagés, capables de s’ouvrir à d’autres dimensions.
J’ai ajouté un deuxième axe de contribution à la paix. On vit dans un monde qui est de plus en plus difficile, instable et dangereux. Mais, comme l’ont montré Daniel Barenboim ou Yehudi Menuhin, jouer ou écouter de la musique ensemble peut restaurer l’échange entre les gens. Un orchestre, c’est l’incarnation de l’entraide, de la coopération et du dialogue. Nous sommes juste à côté de l’Union européenne et de l’Otan: il y a là toute une série de gens qui consacrent leur vie à la paix. Je crois qu’on a un rôle à jouer envers toute cette communauté.
"Jouer ou écouter de la musique ensemble peut restaurer l’échange entre les gens. Un orchestre, c’est l’incarnation de l’entraide, de la coopération et du dialogue."
Enfin, j’ajoute la résilience. Je suis très inspiré par le travail dans les hôpitaux de la violoncelliste Claire Oppert qui a montré que la musique pouvait soigner. La musique a aussi un rôle à jouer dans notre résilience collective. De par sa beauté, elle offre un accès direct aux émotions dont nous avons besoin pour changer en profondeur notre rapport au vivant et accélérer notre prise de conscience face à tous les effondrements qui nous menacent.
Comment imaginez-vous implémenter ces trois axes aux deux piliers de la Chapelle que constituent la diffusion, avec 300 concerts par an, et la formation, avec les 70 jeunes talents en résidence?
Ce qui m’a inspiré, c’est le modèle des collèges britanniques – Oxford et Cambridge – qui font la même chose que nous, mais depuis 900 ans. C’est placer dans un même lieu les maîtres, les assistants, les étudiants qui vivent ensemble et qui ont d’ailleurs chacun leur chapelle musicale, pour faire communauté. Ils ont leur chambre comme lieu de concentration, des relations de mentoring et une très forte proximité les uns avec les autres. Ensuite, il y a un défi pour les prochaines années, c’est la construction d’une salle de répétition pour orchestres symphoniques qui nous fera passer dans une autre catégorie en termes d’excellence musicale. C’était le rêve de Bernard de Launoit et je m’inscris complètement dans son ambition.
Quel est le budget pour développer un tel outil?
Cinq à sept millions d’euros. Mes prédécesseurs en ont déjà ramené deux, trois ou quatre, je vais rester flou sur ce qu’il nous reste à trouver... C’est un grand défi en matière de fundraising qu’on va mener à l’international parce qu’on pense qu’avec ça, on peut passer un cap et nous rapprocher des institutions de référence en la matière – Kronberg en Allemagne, Curtis et Juilliard aux États-Unis.
Bernard de Launoit a fait sa Chapelle avec une garde rapprochée: Abdel Rahman El Bacha, José van Dam et Augustin Dumay. N’aurez-vous pas, vous aussi, besoin de vous entourer de nouvelles personnalités artistiques suffisamment fortes pour traduire les nouvelles dimensions que vous apportez?
J’ai été recruté pour constituer un binôme avec la directrice artistique Anne-Lise Parotte, en bonne intelligence avec le comité artistique, présidé par Bernard Foccroulle. Et c’est bien ce que je compte faire. Nous serons dans une démarche collective pour, ensemble, activer notre réseau et attirer les meilleurs maîtres en résidence. Mais, aujourd’hui, on a des maîtres qui sont excellents. La preuve avec Augustin Dumay qui place neuf de ses jeunes artistes au Concours Reine Elisabeth.
"On doit renforcer notre équipe à l’international, au fundraising et à la communication. Ce sont des recrutements qui ne sont pas des dépenses mais des investissements."
Il est souvent revenu que l’équipe de la Chapelle était sous-staffée et menacée d’épuisement. Pourrez-vous recruter?
Je crois qu’on doit augmenter la taille de notre équipe d’au moins 15%, soit trois équivalents temps plein, puisqu’on tourne à peu près avec 20 personnes. Je crois qu’on doit renforcer notre équipe à l’international, au fundraising et à la communication. Ce sont des recrutements qui ne sont pas des dépenses mais des investissements.
Yvan de Launoit, vice-président du Concours Reine Elisabeth et président de la SA Chapelle musicale depuis la disparition de son frère Bernard, nous disait: "On a ce qu’il faut cette année et l’année prochaine pour ne pas être en situation de quasi-faillite". Il y a péril en la demeure?
Je n'ai pas la même lecture des comptes de la Chapelle (qui repose sur deux entités: une fondation et une société anonyme). Nous sommes dans une situation très saine, avec un patrimoine propre qui nous permet de tenir dans la durée, sachant qu'on a pas mal d'institutions solides qui nous soutiennent. Je sais que certains ont conclu qu’avec mon profil, on m'avait nommé pour aller chercher de l'argent public. Oui, l'argent public nous intéresse, parce qu'il est pérenne, mais, par contre, je suis très heureux d'avoir cet équilibre – 15% d'argent public, 85% d'argent privé – parce que c'est ce qui nous permet d'être beaucoup plus flexibles, de prendre les initiatives. Donc, on est très sains, on a des soutiens très solides, mais, par contre, on est très ambitieux!
Les mécènes seront-ils sensibles à votre vision qui substitue l’humanisme au prestige auquel ils sont habitués?
L’un de nos défis, en termes de fundraising, c’est la "NextGen". Nous avons beaucoup de gratitude pour les soutiens financiers qui nous viennent des grandes familles, mais il faut que la génération suivante accroche aussi à notre projet. Parmi les gens que je connais, ils sont extrêmement sensibles aux questions d’environnement et de paix. Non seulement, ce sont mes convictions, mais aussi, de façon très concrète, un moyen de nous connecter à toute une série de mécènes qui pourraient trouver une motivation supplémentaire, en plus de notre excellence musicale, pour nous financer.
"On a une marge de progression énorme pour aller chercher une communauté de petits mécènes, de gens qui vont verser de l’ordre de 25 euros par mois."
Yvan de Launoit nous disait que vous ne cibleriez pas seulement les grands donateurs…
Je crois effectivement qu’on a une marge de progression énorme pour aller chercher une communauté de petits mécènes, de gens qui vont verser de l’ordre de 25 euros par mois. Quand on prend un abonnement annuel à 200 euros à titre individuel ou à 250 euros pour deux, déductibles fiscalement, ce sont des sommes que tout mélomane peut mettre, en sachant que cela donne accès à des dizaines de concerts.
Comptez-vous faire évoluer le business model de l’institution. Il y a par exemple un marché des cours de musique en ligne qui pourrait être investi pour diversifier vos sources de financement…
Il y a un potentiel à la marge avec le tourisme pour faire encore découvrir davantage ce lieu exceptionnel. Il y a le projet au long cours d’une salle de spectacle, à côté du Berlaymont, porté par la Province du Brabant wallon et de la Commune de Waterloo. Cela changerait la viabilité de la Chapelle musicale: des concerts, dont la recette pourrait être réinjectée dans la beauté. En digital, je ne pense pas qu’on puisse tirer de gros revenus, mais il n’empêche: nous pourrions valoriser un volet pédagogique sur notre chaîne YouTube. Mais cela nous permettrait surtout d’être encore plus connus auprès des jeunes artistes, d’attirer les meilleurs jeunes talents de la planète et de faire venir les Yehudi Menuhin de demain. Rendez-vous en 2034 (rires)!
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