Lucile Boulanger: "On ne doit jamais brusquer une viole de gambe"
Un archet hypnotique que l'on entendra dans un "concert de poche" de l'asbl Artichoke, le jeudi 14 novembre, à la galerie La Forest Divonne, à Saint-Gilles (Bruxelles).
«La viole de gambe est bien vivante! Elle ne cesse d’inspirer de nouvelles compositions». Sourire limpide, presque gourmand, Lucile Boulanger est formelle. Son instrument n’a pas pris une ride. Il s’était pourtant éteint au XVIIIe siècle, vaincu par le violoncelle, avec lequel on le confond à tort. Mais voilà, redécouverte en même temps que la musique ancienne, révélée au grand public, notamment par Jordi Savall avec le film «Tous les matins du monde», en 1991, la très aristocratique viole de gambe a trouvé en Lucile Boulanger une ambassadrice d’exception.
Son récent album consacré à Bach et Abel lui avait valu un Diapason d’or de l’année. Archet aérien et toucher sensuel, élégance du geste et virtuosité jamais démonstrative, la jeune Française – qui enseigne désormais aux côtés de Philippe Pierlot au conservatoire de Bruxelles – explore cette fois le répertoire français du XVIIe siècle, associé à des pièces contemporaines. Rencontre.
Le titre de votre album, «La Messagère», évoque celle de Monteverdi dans «L’Orfeo», guère porteuse de bonnes nouvelles, alors que votre album est un bain de jouvence. Paradoxal?
Non, car la messagère de Monteverdi transmet aussi quelque chose de très intérieur. Bach, par exemple, a souvent associé la viole à un sentiment funèbre, avec un son qui est déjà un message en lui-même. Quant à la musique de Sainte-Colombe, elle est très libre, profonde et même douloureuse parfois. C'est une sorte de récitatif sans paroles.
Vous interprétez aussi Marin Marais, Sieur Demachy, Hotman, le gratin français du XVIIe siècle. Peut-on évoquer une esthétique commune?
Ce qui caractérise la viole française, c'est sa pudeur. Son répertoire est rarement démonstratif, sauf quand il commencera à être joliment contaminé par la musique italienne, plus extravertie. Dans l’ensemble, il s’agit cependant d’une musique très subtile. Elle ne s’écrit pas à gros traits, mais privilégie l’élégance grâce à ses ornementations délicates. Elle peut se révéler très virtuose, mais elle ne cherche pas à capturer l’auditeur par des excès d’exubérance. Comme cette esthétique reste à une échelle miniature, très personnelle, ceux qui l’écoutent doivent faire une part du chemin eux-mêmes. Cela dit, il existe des différences entre les compositeurs. Si Marin Marais est relativement académique, Sainte-Colombe se révèle beaucoup plus insaisissable.
"La viole est un instrument qui doit s’ouvrir pour être épanoui. Quand il se cabre et que la corde en boyau ne vibre plus, il est comme un cheval qui se rebiffe. Il n’y aura plus rien de possible."
Vous avez choisi les pièces au coup de cœur?
Oui, car je voulais réaliser des allers-retours entre la musique du XVIIe siècle, qui marque l’apogée de la viole, et celle d’aujourd’hui, avec des œuvres contemporaines. Certaines me sont d’ailleurs dédiées.
En cela, les pièces contemporaines sont une vraie découverte. Elles ne dénotent absolument pas, au contraire…
Si on a les oreilles grandes ouvertes sur ces œuvres actuelles, on s’apercevra à quel point la musique de Sainte-Colombe prend des accents tout à fait contemporains alors qu’elle a été écrite il y a plus de trois siècles. Mais il est vrai qu’il y a eu beaucoup d’allers-retours entre les compositeurs et moi pour que la partition serve au mieux l’instrument, qui n’accepte pas tout.
C’est pour cela que l’essentiel de son répertoire a été composé par de très grands violistes?
Il est en effet difficile d'écrire pour elle quand on ne la maîtrise pas, car alors on se fie souvent à des réflexes de composition propre au violoncelle. Or le violoncelle est accordé en quintes, et la viole en quartes et tierce, des intervalles plus petits. Et si la viole offre énormément de possibilités polyphoniques, elle est en bute à de vraies impossibilités. De même, on ne peut pas lui demander des attaques aussi dures et nettes qu’au violoncelle.
Il faut savoir la cajoler pour obtenir sa fameuse résonance?
Oh oui! On ne peut jamais la brusquer, ni en tant qu'interprète ni en tant que compositeur. C’est un instrument qui doit s’ouvrir pour être épanoui. Quand il se cabre et que la corde en boyau ne vibre plus, il est comme un cheval qui se rebiffe. Il n’y aura plus rien de possible.
Si je vous dis que votre jeu offre une sensualité féminine que l’on ne trouve peu chez les grands violistes masculins, cela vous surprend?
Question périlleuse! Je crois que les femmes ont un rapport au corps plus délié dans leur manière de se mouvoir. Cela nous aide beaucoup, car la viole demande que l’on soit assez félin pour éviter toute raideur. Peut-être qu’une certaine pudeur empêche encore beaucoup d’hommes d'accéder à cette souplesse avec elle. Mais je ne me risquerais pas à un test d’écoute à l’aveugle pour déterminer le sexe du musicien!
BBC Magazine a dit de vous que vous étiez la Jacqueline du Pré de la viole de gambe…
…et cela me fait sourire, car l'on parle d'une autre époque et de deux instruments que l’on ne peut comparer. Mais j’avoue que c’est très flatteur, car Jacqueline du Pré était une musicienne incroyablement puissante, très sincère. Et toujours libre dans ses choix!
Classique
"La Messagère"
Par Lucile Boulanger, viole de gambe
Label: Alpha Classics
• Sortie de l'album: le 20 septembre 2024
• Site de l'artiste > En savoir plus
Note de L'Echo:
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