#Metoo: Ars Musica vire son directeur Bruno Letort
Séisme au festival de musique contemporaine Ars Musica. Son directeur Bruno Letort a été licencié par le CA suite à sept plaintes pour harcèlement sexuel et/ou sexisme. Les langues se délient.
La rumeur d’un licenciement enflait. Mardi, celle-ci est devenue réalité. Le conseil d’administration d’Ars Musica, le plus important festival de musique de création en Belgique, a licencié son directeur Bruno Letort, à la demande de la ministre (sortante) Bénédicte Linard (Ecolo). En poste depuis 2013, ce Français de 61 ans, par ailleurs compositeur, ancien producteur à Radio France et arrangeur de Stromae, se voit reprocher des faits de harcèlement sexuel, qui se seraient produits entre 2013 et 2019.
Sept femmes – productrices, artistes, compositrices – se sont en effet plaintes de «comportements inappropriés» à leur égard, plaintes recueillies depuis cinq ans par l’association Engagements Arts. Celles-ci ont été transmises à l’Institut (fédéral) pour l’égalité des femmes et des hommes. Son rapport s’achève sur le constat «que les actes de Bruno Letort pourraient être qualifiés de sexisme et/ou de harcèlement discriminatoire et sexuel». Conditionnel car l’Institut ne peut se substituer aux tribunaux, mais son analyse juridique est étayée par un décryptage en règle, sur 17 pages, des textes légaux sur les relations de travail.
"Il m’a invitée à signer le contrat au bar d’un hôtel, ce qui m’a paru suspect. (...) J’ai refusé ses avances et le projet de collaboration s’est arrêté là…"
Suite à ce rapport, la ministre de la Culture en Fédération Wallonie-Bruxelles, Béatrice Linard (Ecolo), qui subventionne Ars Musica, a donc enjoint le conseil d’administration de licencier le directeur incriminé. «Une décision indispensable, selon elle, en regard de la gravité des faits». Fait marquant: la veille de sa réunion, le CA d’Ars Musica avait reçu une lettre de solidarité avec les plaignantes, signée par 90 personnalités culturelles belges et françaises dénonçant le comportement de Bruno Letort…
Contacté par nos soins, celui-ci déplore n’avoir «jamais été entendu». En ajoutant: «Il n’y a strictement rien dans ce dossier qui se réduit à l’épaisseur d’une feuille à cigarettes. Il n’y a aucune procédure en cours et, en plus, la plupart des faits sont prescrits et seraient classés sans suite. Mais c’est la technique habituelle: on ne se base plus sur un système judiciaire et démocratique, mais médiatique». Dont acte.
Reste le contenu de ce fameux rapport, et les témoignages que nous avons pu consulter. Ils sont édifiants. Tous font état du même modus operandi de l’ex-directeur, qui, par mail, sms ou en direct semblait monnayer commandes ou engagements moyennant quelques faveurs vieilles comme le monde.
À visage découvert
Si les sept plaignantes ont accepté de lever leur anonymat dans le dossier (non public) transmis au CA d’Ars Musica, qui exigeait leur identité, certaines d’entre elles ont choisi aujourd’hui de parler à visage découvert.
Fabienne Seveillac, chanteuse lyrique à la tête de l’ensemble HYOID Voices, est de celles-là. «Je veux témoigner parce que cela peut encourager d’autres femmes à parler. En 2018, Letort m’a fait miroiter le fait de coproduire un spectacle de mon ensemble lors d’une future édition du festival consacré aux voix, en 2021. Il m’a invitée à signer le contrat au bar d’un hôtel, ce qui m’a paru suspect. Ne trouvant pas d’autre parade sur le moment, je lui ai rappelé qu’il connaissait mon compagnon musicien. Ce à quoi il m’a répondu: ‘Cela ne me pose pas de problème, je te propose pas de se marier’. J’ai refusé ses avances et le projet de collaboration s’est arrêté là…»
Ajoutons que le rapport de l’Institut se clôt par ces mots qui en disent long: «La multiplicité des témoignages laisse présager de l’ampleur du problème».
C’est par une phrase laconique que commence le communiqué d’Ars Musica annonçant que, «dans le but d’assurer la poursuite sereine des activités d’Ars Musica, son CA a estimé devoir mettre fin à sa relation contractuelle avec Bruno Letort, directeur de l’asbl.» Point. S’ensuivent les tirades prévisibles sur l’intérim, l’appel à candidatures et le maintien du festival en novembre.
Pas un mot sur les raisons «confidentielles» du licenciement, par souci, comme l’a dit son président Claude Janssens, de ne pas nuire à l’image du Festival. Mais feindre d’ignorer que ces raisons allaient susciter des commentaires tous azimuts, y compris à l’étranger, témoigne surtout d’un réel embarras. Certains membres du CA d’Ars Musica avaient déjà été alertés en 2022 et 2023, en vain. On ajoutera que Bruno Letort a été licencié avec indemnité, et non pour faute grave. «En clair, commente un proche du dossier, on a mis la poussière sous le tapis, sans remettre en question des pratiques encore bien trop courantes dans le secteur culturel».
Extrême vulnérabilité des artistes
On notera à ce propos que l’ASBL flamande Engagements Arts, qui épaule les victimes de harcèlement dans le monde du spectacle, a vu sa subvention supprimée et ne fonctionne plus qu’avec des bénévoles. Cette association a été très active dans l’affaire du plasticien Jan Fabre, condamné pour agression sexuelle.
Sans préjuger des suites éventuelles de l’«Affaire Letort», celle-ci remet en tout cas crûment en lumière l’extrême vulnérabilité de nombreux artistes dans un secteur culturel où les places sont rares, et les subventions encore davantage.
«Déplaire» à un producteur, ou reprocher publiquement des faits inacceptables, c’est prendre le risque de se griller dans un milieu où tout le monde se connaît. Cette précarité oblige trop d’artistes à se taire, et à payer le prix fort par une dévalorisation personnelle source d’anxiété, de détresse, voire de honte, mots qui reviennent souvent dans les témoignages. Il est vraiment temps que la honte change de camp. | St. R.
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