Sonia Wieder-Atherton: "La première chose que l’on fait en bâillonnant quelqu’un, c’est lui ôter sa voix"
Le cheminement intime de la violoncelliste franco-américaine Sonia Wieder-Atherton dévoile ce que devrait être l'art, un hymne politique à la liberté et à l’émancipation. Retour sur un parcours d’exception à l'occasion de son nouveau CD Boccherini et de la réédition de ses "Chants juifs".
Elle est née à San Francisco d’une mère roumaine et d’un père américain. A grandi à New-York et Paris. A découvert le violoncelle à dix ans, en mettant par hasard un concerto de Vivaldi sur le tourne-disques familial. Elle en a fait sa vie, avec la détermination de ceux qui ne voient pas en la musique une carrière balisée mais un voyage sans fin. Immédiatement reconnaissable, et pas seulement par le terreau russe qui l’a ensemencé, le son de cet archet puissant a, depuis, servi les modernes – Dusapin, Aperghis, Rihm, Dutilleux… –, porté les films de Chantal Akerman, célébré les chants hassidiques et la musique populaire, joué pour l’entrée de Simone Veil au Panthéon…. Sans oublier les grands classiques, de Monteverdi à Scelsi.
Et Bach bien sûr, qu’elle sert avec une couleur qui n’appartient qu’à elle. Parce que, justement, cette incessante recherche de timbres, c’est ce qui la fascine depuis toujours. Mais la «voix» du violoncelle que l’on évoque si souvent n’explique pourtant pas tout… Sonia Wieder-Atherton: «Ce qui m’attire, c’est l’idée de la voix au sens large, expression de l’âme d’un être. La première chose que l’on fait en bâillonnant quelqu’un, c’est lui ôter sa voix…»
Comme dans les régimes totalitaires, où la musique devient porte-voix? On pense à l’ex-URSS, où vous avez étudié…
La musique permet en effet aux artistes de dire ce qu’ils ne peuvent exprimer avec des mots. C’est dans l’art que l’on va chercher cette force vitale. Mais cela a toujours été vrai. Pensez au steel drum, un instrument né pour détourner l’interdiction à tout un peuple de faire de la musique. L’exemple de l’URSS, très différent, est tout aussi parlant. Écoutez la cadence du concerto de Chostakovich et toute la révolte, l’implosion qu’on y ressent. (>L'écouter ici, par Pieter Wispelwey)
Votre personnalité s’est nourrie de rencontres essentielles, dont celle de Rostropovitch, à 15 ans à peine.…
lI avait quitté l’URSS en tant qu’«ennemi du peuple». Je m’attendais à ce qu’il s’exprime avec des images lyriques. Il ne m’a donné que des indications techniques. Rien de romantique! Mais cela a été totalement fondateur.
Il n’a pourtant jamais été votre professeur…
Non, mais c’était un visionnaire. Ses remarques entraient en vous, sans éclore forcément tout de suite, pour peu à peu vous habiter au fil des ans. La musique ne peut pas aller plus vite que l’être qui se développe. On ne peut pas dire à quelqu’un dépêche-toi de traverser l’adolescence pour devenir adulte. Le temps qu’il faut pour devenir un interprète est trop abstrait chez nous. Il est vrai que l’on «sent» la musique ou pas. Mais «la sentir» est considéré en France comme un aboutissement. En Russie, c’est simplement le début de votre histoire, rien de plus…
Deuxième rencontre marquante, à 16 ans, Maurice Gendron, au conservatoire de Paris.
C’était une personnalité très romanesque. Il n’était pas du tout dans le quotidien de l’enseignement. C’est ce qui émanait de lui qui nous nourrissait. Il parlait volontiers de ses créations d’œuvres, de ses relations avec Britten et Prokofiev, de son amitié profonde avec la sœur de Yehudi Menuhin, de littérature russe… C’était un astre. Mais il y avait beaucoup de souffrance en lui. On s’aimait beaucoup, mais moi j’avais la quête du son venu de l’Est. Celui de Piatigorsky, Rostropovitch, mais aussi de Casals.
Vous étiez déchirée entre deux écoles?
C’est le mot. Je me demandais d’où venait leur son. J’ai étudié leurs photos, leur tenue d'archet. Mais on ne voyait pas l’autre côté de la main, le pouce. J’ai cherché en allant jusqu’à suspendre un poids sur mon bras pour tenter de sentir vraiment le son naître du corps. Gendron comprenait mon désir, mais il m’enseignait l’école française. On s’est séparé comme deux personnes qui s’aiment trop pour se disputer. Lors de ma première rencontre avec Natalia Chakhovskaïa, qui allait devenir ma professeure à Moscou, elle a tout de suite compris en voyant ma tenue d’archet que j’étais une marmite en train de bouillir, brûlant de curiosité, avec toute la radicalité de la jeunesse.
"La musique ne peut pas aller plus vite que l’être qui se développe. On ne peut pas dire à quelqu’un dépêche-toi de traverser l’adolescence pour devenir adulte."
Vous voilà à 19 ans à peine derrière le Rideau de fer, pour suivre les cours de Chakhovskaïa, élève de Rostropovitch, dont elle a repris la classe. Une période majeure?
C’est à ce moment-là que tout a basculé dans ma recherche du son. Mais au-delà de cela, j’ai totalement plongé dans l’univers soviétique. Il a contribué à me façonner en tant que personne. On y apprend ce que c’est que la confiance et la valeur des mots qui vous sont livrés en secret, car celui qui vous les confie a souvent un proche en détention ou dont a perdu la trace. Chakhovskaïa était d’une intégrité absolue. Elle n’a jamais cessé de parler de Rostropovitch, ce qui ne lui a pas facilité la vie.
On l’a beaucoup acclamée sur les scènes internationales, mais elle n’a pourtant jamais voulu s’exiler. Pourquoi selon vous?
Parce que son souci de transmettre était le plus fort. Je l’appelais «la Anna Akhmatova du violoncelle», la poétesse russe dont j’entends la phrase de son poème «Requiem»: «J’étais avec mon peuple, là où, pour son malheur, mon peuple était.» Cette volonté de «rester avec» est peut-être quelque chose de très russe. De cet endroit-là, l’art naît .
C’est l’un des paradoxes d’une société que l’on décrypte toujours à travers un prisme occidental?
Sans doute. Ce régime tout à fait insoutenable a su donner à tous ses musiciens des conditions d’apprentissage extraordinaires, avec une vraie égalité de chances. On est trop content de l’oublier dans nos pays qui écrasent de plus en plus les non-possédants. Cela dit, il fallait la fermer sur le régime! Lorsque Natalia venait en France, nous nous rencontrions avec Rostropovitch, mais en secret, la nuit, pour ne pas la mettre en difficulté.
Autre compagnonnage déterminant, cette fois avec la réalisatrice belge Chantal Akerman, dont vous signerez la musique de plusieurs films marquants…
Un météore, une bulle de lumière et de liberté. Profondément humaine.
En 1989, quand elle tourne "Histoires d’Amérique", témoignages d’émigrés juifs d’Europe de l’Est, vous vous plongez dans la musique hassidique. Ce qui donnera ce très beau disque "Chants juifs", enfin réédité. Mais c’est aussi votre propre histoire que vous découvrez…
Ma mère, juive, avait dû fuir la Roumanie. Mais je ne m’étais jamais vraiment intéressée à ce passé. Quand je me suis approchée de la musique juive et de la liturgie, j’ai eu le sentiment que cet univers existait déjà en moi. Nous avons tous en nous des choses auxquelles nous n’avons jamais ouvert la porte… Dans beaucoup de familles juives, il y a le désir de mettre l’histoire de côté et d’avancer, comme l’a fait ma mère. Quand vous découvrez tout ce que cela peut signifier pour vous, vous avez le choix de vous y intéresser ou pas. Mais il faut d’abord se découvrir soi-même pour prendre cette décision.
Et vous avez choisi d’ouvrir la porte…
En effet. Dans les chants hassidiques, il y a un mélange étonnant entre la liturgie en hébreu et les danses en yiddish. Ce va-et-vient incessant, c’est tout l’univers de la prière dans son sens le plus large. Quand vous jouez le Kol Nidre, le rapport au pardon vous appartient. C’est entre soi et soi. On entre dans une autre dimension.
Qui dépasse le cadre de la religion?
C’est ce qu’il y a de merveilleux dans le judaïsme. Il n’y a pas un moment pour la prière, un autre pour philosopher et un troisième pour la vie quotidienne. Les discussions quotidiennes nourrissent les grandes questions philosophiques et cela se perçoit dans les chants hassidiques. Il s’agit du fameux regard en face à face avec Dieu. On ne lève pas la tête pour le regarder. Il n’y a pas d’idolâtrie, mais un dialogue. C’est pour cela que cette musique alterne sans cesse le lent et le rapide, l’intérieur et l’extérieur, la prière et la danse. Elle est la vie.
C’est ce qui vous a fait que dire que, "dans tout regard qui n’est pas face à face, il y a quelque chose de faux"?
Le judaïsme m’a appris cela, le regard dont parle Lévinas….
Qu’il élève au rang de l’éthique… Cette affirmation du respect de l’autre est-elle transposable à l’idée que l’on se fait du musicien face à une partition? Respect qui serait affaire de maturité. Vous avez attendu longtemps avant de graver Bach…
Je pense que la maturité est autre chose. Pour moi, Bach est lié à l’unicité, encore un thème juif. Il s’agit du «Un» dans lequel tout se réunit. Vous pouvez par exemple jouer de la musique romantique et vous laisser partir dans de grands élans. Avec Bach, en revanche, le cœur bat en même temps que la phrase se déploie, que les mains suivent. Tout doit fonctionner ensemble. C’est peut-être cela la maturité. On a tous en nous l’un ou l’autre talent. L’un court vite, l’autre a le don des maths… Nous devons sans cesse mêler plein d’éléments pour forger une seule matière qui nous soit propre. Réussir cet assemblage qui nous constitue représente le travail d’une vie.
"Nous avons tous en nous des choses auxquelles nous n’avons jamais ouvert la porte…"
Bach est le compositeur qui exige que ce travail soit réalisé avant de l’aborder. Impossible quand vous êtes jeune, moment où notre côté le plus brillant est le plus évident, alors qu’il y en a encore tant d’autres à découvrir. Même si vous avez déjà un talent marqué, il y a des manques. Je travaille Bach depuis longtemps. Je l’ai enregistré l’an passé car j’ai eu cette sensation un jour que tout fonctionnait ensemble, l’écriture de l’œuvre, sa profondeur, mes pulsations…
Quel est votre rapport à la virtuosité?
Certains musiciens aiment démontrer la leur et cela peut être très grisant. Mais ce n’est pas le chemin qui m’intéresse. La virtuosité fait partie de la langue, oui, mais si on ne fait pas attention, c’est elle qui vous conduit. Vous n’êtes plus vous-même. Les gens qui ont trop d’argent deviennent esclaves de leur argent. Le danger est de devenir esclave de cette virtuosité, parce qu’on ne vit plus que pour entendre des «waouh». Je ne veux pas de cette prison-là.
«Ce qui se passe en ce moment montre que la culture a une signification bien plus cachée qu’on le pense. Il y a deux cultures. D’abord, celle que les politiques mélangent sciemment avec le divertissement. Cette culture est celle de l’establishment, qui ne dérange personne, et que l’on va remettre sur pied très vite.
Mais il y en a une autre, celle de la création. Elle traverse les gens, les bouscule, les pousse à la réflexion et leur fait prendre parfois d’autres chemins de vie. La création est l’un des rares territoires où l’humain s’exprime parce qu’il a besoin de dire quelque chose. Pour lui-même mais aussi pour tous ceux qui n’ont pas la parole.
Il n’y a rien de plus fort que ce besoin de jouer, de chanter sans obéir à aucune règle ni à aucun intérêt. Pour défendre cette culture-là, il ne faut rien attendre ni personne, car «ils» la balaient en l’estimant «non essentielle». Ce discours n’est absolument pas nouveau, mais avec la Covid, il a éclaté au grand jour. Nous allons donc une fois de plus nous débrouiller pour pouvoir continuer à créer. Ils ne nous étoufferont pas.
Je repense à Chostakovitch… Il a composé avec la peur constante d’être arrêté. S’il n’a malgré tout jamais cessé d’écrire, c’était pour ne pas mourir. Je ne comprends pas qu’on puisse mettre des mots comme essentiel ou non essentiel sur des choses pareilles. Cette vitalité-là se moque de ce débat. On n’arrêtera pas le jaillissement continu de tous ceux qui ont des choses à dire ou à créer. Jamais.»
Prenez trois concertos pour violoncelle de Luigi Boccherini. Virez l’orchestre. Conservez le violoncelle. Ajoutez un violon et un cymbalon. Et sombrez. «En parlant de son film Jeanne d’Arc, Robert Bresson disait qu’il fallait dénuder une idée pour la faire exister», résume Sonia Wieder-Atherton.
«Je l’ai fait avec Boccherini, en dénudant la partition de violoncelle, sans changer une note. En confiant ensuite au violon et au cymbalon des rôles précis, j’ai rendu au violoncelle un espace pour exister à part entière.» Réalisée avec la complicité de la percussionniste Françoise Rivalland, la transcription est bluffante.
La toute-puissance d’un archet libéré du carcan orchestral nous happe dès l’allegro d’entrée, avec les graves abyssaux d’un Goffriller des années 1700. C’est fort, très fort, et donne le ton d’un disque qui se réapproprie l’un des grands virtuoses du XVIIIe siècle. L’autre coup de génie est d’avoir inséré des cadences de Haendel, Stravinsky, Kurtäg, Dolphy, Riesmann.
Et de Sonia elle-même pour une déclinaison à la Miles Davis. Des cadences qu’elle perçoit «comme autant de rêves, que l’on aurait peur d’oublier au réveil, le matin, une fois Boccherini retrouvé.» Rassurons l’interprète. C’est tout le disque que l’on n’est pas prêt d’oublier.
«Cadenza»
Sonia Wieder-Atherton
Note de L'Echo: 5/5
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