Alzheimer, mettre le cerveau en boîte
L’équipe du Professeur Pierre Vanderhaeghen a été la première à reproduire, in vitro, le siège des aires fonctionnelles de notre cerveau.
Il fait plutôt calme, en cette fin de matinée, à l’Institut de recherche interdisciplinaire en biologie humaine et moléculaire (IRIBHM), sur le campus d’Erasme. Nous sommes derrière l’hôpital universitaire du même nom. Quelques rares chercheurs déambulent, le regard profond, ou discutent à voix basse près des machines à café. Au sixième étage, pourtant, une demi-douzaine de personnes s’agglutinent au bout d’un couloir. Le pied contre le mur, l’œil rivé sur leur montre, elles restent à compter les clous de la porte. Las. La porte en question est close. C’est celle du Professeur Pierre Vanderhaeghen, prix Francqui 2011, directeur de l’Institut de Neurosciences de l’ULB, l’un des temples de la recherche sur le cerveau.
Le professeur sort de son bureau, regard étonné sous sa coiffe cuivrée. "Une réunion maintenant?, dit-il à la grappe de chercheurs. Ça a ne sera pas possible, je suis vraiment désolé!" Pierre Vanderhaeghen vient de rentrer d’un séminaire à Long Island, New York. En son absence, deux rendez-vous se sont chevauchés dans son agenda. Le petit groupe se fait éconduire docilement, et le professeur, le visage contrit, nous fait entrer dans son bureau. "Notre méthodologie pourrait connaître pas mal d’applications. Les gens avec qui j’avais cette réunion sont un groupe de chercheurs qui s’y intéressent pour le diabète."
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La méthodologie en question, c’est le développement in vitro de cellules dites "pluripotentes," créées à partir de cellules embryonnaires souches, et destinées à reproduire rien de moins que les neurones du cerveau. Une recette, unique à l’origine, pour étudier l’une des zones les plus obscures et les plus importantes de l’être humain: le cortex cérébral. C’est l’écorce du cerveau, la zone où se regroupent les aires fonctionnelles, celles de la vision, du langage, du toucher, l’aire motrice, etc. Chacune de ces aires est elle-même divisée en six couches, chacune de ces couches regroupant une population de cellules nerveuses ayant une connexion unique avec le reste du cerveau.
La culture de cellules souches embryonnaires est un processus connu depuis les années 1980. Ces cellules sont d’abord isolées dans la masse cellulaire interne du blastocyste, un embryon jeune, 5 à 6 jours chez l’homme. "Venez voir…". Vu la complexité du propos, Pierre Vanderhaeghen nous ouvre une présentation power point sur son ordinateur (voir aussi infographie). "On prend certaines de ces cellules et on les met en culture. Puis, on les maintient, en leur ‘faisant croire’qu’elles sont toujours dans l’embryon, ce qui leur donne leur propriété de cellules souches: elles peuvent se régénérer. En même temps, ces cellules conservent une propriété essentielle de l’embryon, qui est la pluripotence: dans les bonnes conditions, elles peuvent devenir des cellules cardiaques, des cellules d’intestin, des cellules du cerveau, des cellules de la peau, etc"
Ce qui intéresse le Professeur Vanderhaeghen, c’est que, normalement, les cellules reçoivent un message moléculaire qui détermine leur futur métier… sauf les cellules neuronales. "C’est assez paradoxal: c’est la structure la plus compliquée, celle du cerveau, qui est générée de cette façon-là. C’est cette idée très simpliste qu’on a reproduite en laboratoire." Son service entreprend alors d’isoler en culture des cellules qui pourraient former celles, archi-complexes, d’un cortex cérébral. "On a donc cultivé des cellules embryonnaires souches dans un milieu où il n’y a rien, ou presque. Juste de l’insuline pour permettre la survie des cellules." Et, miracle. Non seulement, la culture développe des cellules du cortex, mais, en plus, "ces cellules, toutes seules, ont la capacité de générer entre elles une complexification, une auto-organisation". En clair, les neurones correspondant aux six couches du cortex apparaissent, naturellement, selon une séquence bien définie. "On peut désormais faire du cortex en boîte."
La découverte fait l’objet, en 2008, d’un article dans le magazine "Nature". Et fait tout de suite des émules. "Nous avons été les premiers. C’est assez valorisant de voir que beaucoup de gens suivent le même chemin."
Pourtant, l’équipe de ce médecin et biologiste moléculaire, ancien étudiant de Harvard, n’en est qu’à ses débuts. Les applications de sa méthodologie sont aussi prometteuses que complexes. "La question maintenant: est-ce que ces cellules peuvent fonctionner si on les transplante?" En d’autres termes, le cortex va-t-il les accepter? Comment va fonctionner un cerveau hétérochronique, où cohabitent des vieux et des jeunes neurones? Première étape: la transplantation de cellules neuronales humaines chez la souris. "Ça marche. Et ce qui est intéressant, c’est qu’à nouveau, elles font ça toutes seules."
Avec au passage cette observation: "Si on regarde, après trois semaines, les cellules de souris qu’on a transplantées chez les souris, tout est fait. Si on regarde, après trois semaines, ce qui se passe avec les cellules humaines transplantées chez les souris, rien n’est fait, on ne voit que des cellules très immatures. Il faut attendre neuf mois pour retrouver des cellules du cortex cérébral humain qui ressemblent à des cellules nerveuses corticales. Donc la maturation est beaucoup plus lente."
Pourquoi est-ce intéressant? Parce qu’une série de travaux d’anatomie et de biochimie ont déjà montré ce qui caractérise le cortex humain: la néoténie. C’est la rétention du caractère juvénile. Nos cellules nerveuses corticales, même si on les compare à celles du chimpanzé, restent plus jeunes plus longtemps. Le cortex cérébral n’atteint sa maturité que vers 15-20 ans. Notre cerveau se développe encore quand on est en interaction les uns avec les autres. C’est ce qui explique pourquoi nous apprenons beaucoup plus que les autres espèces. C’est ce qui fait l’humanité.
Les neurones ont donc une horloge qui peut expliquer certaines maladies comme l’autisme (au moment où les connexions se forment) et la schizophrénie (à la fin de leur formation, à l’adolescence). "Quelque part, c’est peut-être cette horloge qui est déréglée."
"On reboote l’ordinateur"
La cohabitation des jeunes cellules avec les anciennes est aussi fondamentale si on veut, un jour, remplacer des neurones endommagés en cas d’accident vasculaire cérébral. C’est l’une des dernières publications du labo du Professeur Vanderhaeghen. Une souris neurolésée, sous l’effet d’un puissant neurotoxique, reçoit de nouveaux neurones de souris. Les résultats sont encourageants: ils parviennent à s’intégrer dans un cerveau qui n’est pourtant pas programmé pour "recevoir" de nouvelles cellules nerveuses. "Par exemple, ils réagissent aux stimuli visuels de façon semblable à celle des cellules nerveuses normales. Ceci dit, on n’a pas démontré qu’on a guéri la souris et réparé son cerveau au sens strict." Le chemin est encore long. Mais ses étapes regorgent de surprises.
Comme celle qui, au départ, échappait à cet écueil de la bioéthique. Les cellules souches embryonnaires proviennent d’embryons surnuméraires issus de fécondations in vitro. Lors d’une telle fécondation, seuls un ou deux embryons sont injectés dans l’utérus. Que fait-on des autres? Les conserve-t-on, les détruit-on ou les utilise-t-on pour la recherche? La question est posée aux donneurs. En cas d’acceptation, la loi encadre strictement leur utilisation. Si la science parvient à remplacer des neurones en cas d’AVC, ces embryons surnuméraires ne suffiront plus. Bioéthique oblige, il faut trouver une autre solution. Pour toutes ces raisons, les chercheurs ont essayé de trouver des moyens de faire des cellules équivalentes, non à partir d’embryons mais de cellules adultes, avec ce défi: comment les rendre jeunes?
C’est la découverte d’un chercheur japonais, Shinya Yamanaka, prix Nobel en 2012. Il a réussi à "reprogrammer" des cellules. D’une cellule de peau, par exemple, Yamanaka a réussi à faire une cellule-souche, similaire à celles issues du stade embryonnaire. Comme si on rebootait l’ordinateur? "Effectivement! Une fois la touche ‘ctrl-alt-delete’appuyée, on pousse la touche de différentiation neuronale et on rejoue le fil du développement cérébral." C’est ce qu’on appelle les cellules souches pluripotentes induites (iPS pour l’acronyme anglais). Une véritable révolution. Désormais, le chercheur peut générer des cellules souches directement des patients qui ont des maladies neurologiques d’origine génétique, comme certaines formes d’Alzheimer, d’épilepsie, d’autisme, de schizophrénies… "On a alors à disposition des cellules nerveuses des patients sur lesquelles on peut rejouer le film de la maladie, en laboratoire, pour comprendre le mécanisme déclencheur comme pour la maladie d’Alzheimer, et si on trouve une anomalie, on peut l’utiliser dans des essais pharmaceutiques pour tenter de guérir cette anomalie." De nombreuses sociétés pharmaceutiques parient sur cette technologie. Elle leur permettrait d’assurer la prédictibilité des médicaments, puisqu’ils partent des bonnes cellules, là où les recherches sur animaux sont plus hasardeuses. "Cette méthodologie est a priori tout aussi performante pour les maladies cardiaques, pour le diabète, etc. C’était le sujet de ma réunion loupée de ce matin…"
Le Professeur Vanderhaeghen lève la tête de son écran. Notre voyage dans le cerveau s’arrête là. Dehors, le moment du déjeuner recouvre le campus d’une certaine fébrilité. Une volée de marches plus loin, entre deux bâtiments, et nous pénétrons dans une tout autre atmosphère: au cœur de l’hôpital Erasme, où infirmières et médecins courent à la recherche d’un sandwich. Sous les pas mesurés de la recherche, le terrain clinique, lui, défile à toute allure.
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