L'Ukraine, dévastée, ne voit sa reconstruction que dans l'Europe
Alors que l'UE s'apprête à octroyer à l'Ukraine le statut de candidat, L'Echo s'est rendu à Kiev et dans sa banlieue ravagée par la guerre. L'Ukraine ne voit d'avenir que dans l'Europe, loin de la sphère post-soviétique.
"Stop. Ne va pas plus loin. Les Russes ont peut-être miné le passage", lâche Taras Dumenko. Je m'exécute. "Ils ont posé des mines partout. Sur les chemins, dans les champs. On a calculé. Si nous devions déminer l'Ukraine avec nos seuls moyens, cela prendrait 18 ans. On a besoin d'aide", rage-t-il.
Nous sommes à Hostomel, une ville en banlieue de Kiev, dans le quartier résidentiel jouxtant l’aéroport. Le 24 février, l’armée russe a mené ici un de ses assauts les plus violents, pour installer une tête de pont, aéroporter des troupes et s'emparer de la capitale. Le plan a échoué, au prix de centaines de morts militaires et civils.
Le maire d'Hostomel, Iouriy Prylypko, a été abattu par l'occupant. Taras Dumenko le remplace, en tant que chef de l’administration militaire de la ville. Il me guide dans les ruines.
Une odeur pestilentielle imprègne le quartier. "Certains soldats russes se sont comportés comme des animaux", dit-il. "Les unités tchétchènes de Ramzan Kadyrov avaient amené des carcasses de bœufs pour se nourrir. Ils ont jeté les restes dans cet immeuble à moitié détruit. L’odeur de mort vient de là. Impossible de les retirer sans risquer l’effondrement. J'espère qu'il n'y a que des bœufs là-dedans."
La banlieue de Kiev dévastée
Lorsqu'on s'éloigne du centre de Kiev, les signes de la guerre sont partout, à commencer par les lignes de défense de la capitale. Des unités de soldats, tapis dans des bunkers et des tranchées, veillent au cas où les Russes devaient revenir. Des canons d'artillerie, bien camouflés, sont alignés. Ces fortifications forment un cordon autour de la ville, comme une frontière avec l’apocalypse.
La hantise des mines éparpillée par l'occupant empêche de débarrasser les ruines.
L'armée russe n'a laissé que désolation. Des immeubles éventrés. Des centres commerciaux rasés. Des maisons pulvérisées, dont quelques briques tiennent encore. Des vélos et des voitures calcinés. Hostomel, Boutcha, Irpin, Borodianka. Chacun de ces lieux a été lacéré.
Le temps semble s'être arrêté dans le village de Moschun, entièrement rasé. Dans l’espace qui devait être une habitation cossue, seuls un four explosé et une cheminée restent debout. La hantise des mines éparpillée par l'occupant empêche de débarrasser les ruines.
Destructions et pillages
À l'entrée d'Hostomel, un quartier résidentiel récent a été bombardé, puis pillé par des soldats russes. Quelques maisons restent habitables. Alexandra m’ouvre sa porte. "Regardez. Ils ont fracassé ma voiture pour prendre la batterie, puis ils sont entrés chez moi pour voler d'autres biens", dit-elle. Comme ses voisins, elle a passé plusieurs jours dans une cave, terrorisée.
Plus loin, je rencontre Natalia. "Le 9 mars, vers 6h du matin, deux missiles ont percuté le troisième et le cinquième étage de mon immeuble", dit-elle, désignant un bâtiment éventré dont les derniers étages tiennent par miracle.
Elle me fait visiter son appartement, qui fut occupé par des officiers. L'escalier pour y accéder donne sur le vide. "Les militaires avaient préparé l’électroménager pour l’emporter. Heureusement, ils sont partis d'urgence, et ils ont tout laissé. J’attends une aide pour commencer les travaux. Il y en a pour des milliers d’euros", dit-elle.
Un terrible bilan
Les unités russes, défaites, ont quitté cette zone fin mars, pour concentrer la bataille à l'est du pays. Ils continuent à détruire et piller les villes ukrainiennes, comme Marioupol, Mykolaïv et Severodonetsk, quartier après quartier, avec une même volonté d'anéantir.
Hostomel a subi d'immenses pertes humaines et matérielles. "107 corps ont été exhumés. Des instructions sont en cours sur ces crimes de guerre", dit Taras Dumenko. "3.000 immeubles ont été détruits ou endommagés. Nous évaluons les dommages aux habitations à 1,3 milliard de dollars. Concernant les entreprises et l’aéroport, il y en a pour 3 milliards".
Les reconstructions les plus urgentes ont commencé, financées par des ONG, l’Église ukrainienne et l’Onu. Les lignes électriques détruites par l’occupant ont été renouvelées aux deux tiers. "Pour ce qui est de l’eau, Hostomel est approvisionné en partie par des sources, ce qui a permis aux habitants de tenir. Le reste est en cours de reconstruction", précise Taras Dumenko.
Le plus gros reste à faire. Rebâtir les immeubles, les écoles et les hôpitaux. "Les entreprises européennes sont les bienvenues pour participer à l’effort de reconstruction. Nous avons besoin de matériaux, de technologie. Pour la main d’œuvre, nous avons ce qu’il faut", dit-il.
Pas de reconstruction sans paix
Boutcha, voisine d’Hostomel, a été ravagée. Des meurtres de masse, des viols et des actes de torture contre les civils ont été recensés. Plus de 460 habitants ont été exécutés par les forces russes. Des milliers d'autres ont perdu leur logement. Deux hôpitaux ont été détruits, et leurs équipements volés.
Juger les coupables et reconstruire prendra du temps. "Nous sommes revenus 5 à 10 ans en arrière", confie Anatoly Fedoruk, le maire de Boutcha. "Nous allons reconstruire. Mais pour cela, il faut trois choses: la fin de la guerre, être autorisés à utiliser les fonds communaux bloqués en raison du conflit et recevoir une aide financière", explique-t-il. Or la guerre est loin d'être finie.
La tâche est lourde."Nous avons besoin d’aide en urgence", ajoute-t-il. "Nous devons gagner cette guerre, et pour cela nous avons aussi besoin des armes promises par l’Europe".
Une rage destructrice
En sillonnant la banlieue de Kiev, on découvre à quel point la guerre, ordonnée par le président russe Vladimir Poutine, vise à anéantir un pays en plein essor. Un pays jeune et ultra-connecté, tourné vers l’Europe et les États-Unis.
"Il est trop tôt pour parler reconstruction, nous devons d’abord gagner la guerre."
Les Ukrainiens expliquent aussi les pillages et la rage destructrice des soldats russes par la découverte de richesses inconnues pour eux. "Dans mon quartier, ils ont surtout visé les centres commerciaux, les voitures occidentales. Tout ce qu’ils n’ont pas", raconte Evan, un habitant de Boutcha.
C’est aussi une guerre de générations entre la vieille garde du KGB russe obsédée par une grandeur révolue, activant un rouleau compresseur du siècle passé, contre une Ukraine dirigée par une nouvelle génération, adhérant au modèle démocratique occidental.
Le sanctuaire européen
Je me rends au siège du gouvernement ukrainien, à la rencontre d'Oleg Nemchinov, ministre sans portefeuille, chargé de coordonner les décisions de l'exécutif. Un homme de l'ombre, au cœur du pouvoir.
"D’après une étude de la Kyiv School of Economy, l’Ukraine a subi des dommages pour 600 milliards à 1.000 milliards de dollars", dit-il. "Le gouvernement lancera des marchés publics auxquels les entreprises européennes pourront participer."
Mais pour l’instant, "il est trop tôt pour parler reconstruction, nous devons d’abord gagner la guerre. Pourquoi reconstruire un immeuble qui pourrait être à nouveau détruit?", lance-t-il.
"La paix et la reconstruction ne viendront que si l’Europe soutient l’Ukraine, en lui livrant les armes promises et en lui permettant d'adhérer", dit Nemchinov.
Les Ukrainiens n'envisagent leur avenir qu'au sein de l'Union européenne qu'ils voient comme un sanctuaire face au monde post-soviétique, agressif et totalitaire. Les projets de reconstruction du pays sont ancrés dans cette vision.
"Si nous ne stoppons pas les Russes maintenant, ils s'en prendront aux pays baltes."
Pour eux, le temps presse. "Cela fait déjà 8 ans que nous prouvons que nous méritons d’entrer dans l’UE", plaide Nemchinov. "Nous avons commencé place Maidan en 2014. Et aujourd'hui, l'Ukraine donne son sang pour le drapeau européen."
La situation s'enlisant, cela pourrait tourner mal, avertit le ministre. "Si nous ne stoppons pas les Russes maintenant, ils s'en prendront aux pays baltes."
Un long chemin
L'adhésion de l'Ukraine sera un long chemin, avertit l'UE. D'importantes réformes devront avoir lieu, en particulier en matière de corruption et de justice.
"Je ne dis pas qu’il n’y a pas de corruption", réagit Nemchinov. "Mais nous faisons énormément d'efforts. Nous avons déjà lancé d'importantes réformes conte la corruption, en collaboration avec la Commission européenne, dans le cadre de notre accord d'association."
Il sort son smartphone. "Regardez l’application Diia. C'est une révolution numérique qui permet à chaque Ukrainien de gérer tous ses documents administratifs. On peut demander un passeport. On peut prendre une photo de sa maison détruite et réclamer une aide à la reconstruction." Diia réduit les contacts directs avec l’administration et les tentatives de corruption.
Les Ukrainiens ont soif d'Europe. Mais le sanctuaire européen leur paraît encore loin, alors que la Russie tente de s'emparer avec violence de leur pays. Beaucoup ont l’impression que les Européens ignorent leur sacrifice, et la colère grandit.
Les dirigeants de l’Union européenne (UE), réunis jeudi et vendredi en sommet, vont se prononcer sur les demandes d’adhésion de l’Ukraine, la Moldavie et la Géorgie.
Vendredi dernier, la Commission européenne a recommandé aux Vingt-Sept d’octroyer le statut de candidat à l’Ukraine et la Moldavie, et d’offrir seulement une perspective d’adhésion à la Géorgie. "Le Conseil européen devrait approuver la recommandation de la Commission", estime un diplomate européen. Les plus frileux pour accorder ce statut sont le Danemark et les Pays-Bas.
Le processus d’adhésion sera "un long chemin", précise-t-il. L’Ukraine est en guerre et son intégrité territoriale est menacée, ce qui est du jamais vu dans une demande d’adhésion. Les négociations, portant sur 35 chapitres de l’acquis communautaire, ne débuteront pas avant un certain temps. L’UE attend de l’Ukraine qu’elle réforme son système judiciaire, qu’elle renforce la lutte contre la corruption et qu’elle protège davantage l’État de droit.
"Nous espérons une reconstruction économique de l’Ukraine, avec des structures juridiques modernes", ajoute ce diplomate. "Le problème de l'Ukraine, c'est qu'elle n'a jamais pu se détacher d'une manière de faire soviétique, et des méthodes des oligarques. Cette guerre est une tragédie, mais elle est aussi une opportunité pour le pays de se reconstruire dans l'Europe, et de rompre avec ce passé."
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