"Poutine doit être jugé pour crimes de guerre"
Bombardements aveugles, tueries, viols, pillages... L'Ukraine enquête sur plus de 16.500 crimes de guerre présumés commis par l'armée russe. L’Echo s’est rendu en reportage dans la région de Kiev, sur les traces de victimes et de témoins.
"Mon pire souvenir? C'était un volontaire géorgien blessé en première ligne. Une balle avait touché son crâne, et une partie de l'os était entrée dans le cerveau", raconte Nico Cassel. "Il mesurait 2 mètres et pesait 150 kilos. Nous l'avons porté pendant 15 kilomètres sous les tirs constants des Russes. Il hurlait de douleur. On était forcés de se relayer tous les 100 mètres."
"Les Russes nous visent. Dès qu'ils voient notre croix rouge, ils nous tirent dessus. C'est un crime de guerre."
Nous sommes à Kiev. Nico Cassel est un ancien caporal de l'armée allemande, intégré depuis trois mois dans la Légion internationale de défense de l'Ukraine. Il s'est porté volontaire dès le premier jour de l'invasion "parce que l'Allemagne ne faisait rien pour aider l'Ukraine".
En tant que "Combat Medic", il monte au front pour y récupérer les blessés et prodiguer les premiers soins. "Les Russes nous visent. Dès qu'ils voient notre croix rouge, ils nous tirent dessus. C'est un crime de guerre. C'est contre la convention de Genève."
Tirer sur des soignants n'est pas le seul crime de guerre perpétré par les militaires russes depuis l'invasion de l'Ukraine. Bombardements de civils, tueries de masses, pillages, viols... Depuis le début de l'invasion, plus de 16.500 dossiers judiciaires impliquant des crimes de guerre russes présumés ont été ouverts.
Les témoignages et les preuves, recueillis par les autorités ukrainiennes et les enquêteurs internationaux, s'accumulent jour après jour. Nous partons à la rencontre de victimes et de témoins dans la région de Kiev, occupée par les Russes au premier mois de l'invasion.
"Je retrouverai les ordures qui ont fait ça"
"J’ai appris la mort de ma famille en voyant leurs corps sur une photo prise par un journaliste du Wall Street Journal."
À Irpin, des centaines de civils ont été tués de sang-froid. Sergey Perebinos, un informaticien, me reçoit dans un parc public, au pied de son immeuble mutilé par les obus. Son histoire est glaçante.
"Le 24 février, le jour de l’invasion, j’étais en déplacement dans le Donetsk. Ma femme, Tatiana, était restée chez nous à Irpin avec mes deux enfants, Alicia, 9 ans, et Nikita, 18 ans. Au début, elle ne voulait pas évacuer", raconte-t-il.
"Le 4 mars, les Russes sont arrivés. Ils ont tiré au mortier sur notre immeuble. Ma femme et mes enfants ont commencé à paniquer. Le 5 mars, ils ont tenté de quitter la ville, sans y parvenir. C’est là que nous avons eu notre dernier appel", dit-il.
Peu après l’invasion, l’armée ukrainienne détruit le pont d'Irpin pour protéger la capitale des chars russes, laissant un passage pour les civils.
"La suite, je l’ai apprise par des témoins. Le 6 mars, ma famille a de nouveau essayé de fuir, avec un voisin. Les Russes leur ont tiré dessus. Ma femme a décidé de s’enfuir à pied, par le pont d’Irpin, vers Kiev. Ils ont quitté la voiture, pour courir vers le pont. Un premier obus est tombé dans la rivière. Puis un deuxième." Il s’arrête. Le regard vide.
"Un volontaire étranger est venu vers ma famille pour les aider. Un troisième obus est tombé sur eux. Le volontaire a été tué sur place. Ma femme et mes enfants sont décédés peu après", lâche-t-il. Ses mains tremblent. "J’ai appris la mort de ma famille en voyant leurs corps sur une photo prise par un journaliste du Wall Street Journal. Je le jure, je retrouverai les ordures qui ont fait ça."
Dans la forêt de Myrotske
"Des soldats russes ont conduit sept civils ici. Ils les ont ligotés, torturés, puis abattus d’une balle dans la tête."
Nous quittons Irpin pour Myrotske, un village du district de Boucha. La police y a découvert la veille un nouveau charnier. Un officier nous indique le lieu, perdu dans la campagne.
C’est une forêt profonde, bordée de champs de blés gorgés de soleil attendant la récolte. Un chemin de terre y mène. "On aurait pu aller à pied", dis-je. "Fallait y penser avant", répond Evan, notre chauffeur. "C'eût été moins dangereux. La région n'a pas encore été déminée. Mais là, c'est trop tard." Il accélère.
C'est une forêt profonde, où les Russes ont installé un camp lors de l’invasion. Des tranchées, des obusiers et des tanks, pour déverser sur la région de Kiev un déluge de feu. Puis ils se sont repliés, fin mars.
À l'entrée de la forêt, un journaliste coréen, seul, adossé à un van, fume nerveusement. "C’est par là. J’y vais pas, à cause des mines", lâche-t-il. J’avance vers la lisière. Une émanation fétide me prend à la gorge. Par terre traînent des cartons de ravitaillement de l’armée russe. "Touche pas, c’est peut-être un piège", dit notre guide, un policier. "C’est là. Il y avait six corps dans cette fosse-là, et un dans l’autre", explique-t-il.
L’odeur de cadavre est partout, portée par la chaleur suffocante. Des mouches s’agglutinent sur un vêtement ensanglanté. On n'entend plus qu’elles.
"Des soldats russes ont conduit sept civils ici. Ils les ont ligotés, torturés, puis abattus d’une balle dans la tête", dit-il. "On a trouvé les corps hier. On est en train de comparer leur ADN avec ceux de proches de disparus."
Nous quittons le lieu, qui évoque un autre site, non loin. Baby Yar, un ravin dans une forêt de Kiev où les Nazis massacrèrent des milliers de juifs lors de la Seconde Guerre mondiale.
L’enfer de Boutcha
"J'ai vu comment les Russes se comportaient. Ce sont des maraudeurs, des violeurs et des meurtriers."
L’Ukraine est devenue une scène de crime à ciel ouvert. À ce jour, dix fosses communes ont été retrouvées dans la région de Kiev. À Boutcha, l’une d’elles comptait 116 corps. Des civils, les bras ligotés, une balle dans la nuque.
Anatoly Fedoruk, le maire de Boutcha, témoigne. "Tout au long de l'occupation, je suis resté dans la ville avec mes concitoyens. J'ai vu comment les Russes se comportaient. Ce sont des maraudeurs, des violeurs et des meurtriers", explique-t-il. 460 civils ont été tués dans sa ville. "Ils ne représentaient aucune menace. Il n'y avait pas de forces armées ukrainiennes sur notre territoire."
Des centaines d’immeubles de Boutcha ont été bombardés. Deux hôpitaux ont été détruits, et leurs équipements volés.
L'occupant n'avait plus de limites. Selon la médiatrice ukrainienne pour les droits de l’homme, Lyudmyla Denisova, 25 jeunes femmes de 14 à 24 ans ont été violées à Boutcha par des soldats russes.
À Zabouchchya, dans le district de Boutcha, les autorités ont retrouvé 18 cadavres, des hommes, des femmes et des enfants abattus dans une cave. "Ils avaient les oreilles tranchées ou les dents arrachées", raconte un témoin.
Crimes de guerre
"La police ne cesse de découvrir des tombes et des charniers à Boutcha, Hostomel, Irpin, Borodianka."
Je veux en savoir plus sur les enquêtes en cours. Je rencontre Tetiana Pechonchyk, présidente de Zmina. Cette organisation humanitaire basée à Kiev est chargée de récolter les preuves, en collaboration avec le bureau du procureur général d’Ukraine et les enquêteurs internationaux.
"On a retrouvé et examiné 1.340 corps de civils tués dans la région de Kiev. La police ne cesse de découvrir des tombes et des charniers à Boutcha, Hostomel, Irpin, Borodianka," dit-elle. "C’est épouvantable. Prenez le cas d’Olga Sakhenko, la cheffe du village de Motyshyn. Elle a été emportée par les militaires russes, avec son mari et leur enfant. Ils ont été torturés puis abattus", raconte-t-elle.
"D’après la police, 12.000 civils ont été tués par l’armée russe en Ukraine", ajoute-t-elle. "Ce chiffre n’inclut pas les données de Marioupol, encore inconnues." Les autorités de la ville portuaire détruite par l’artillerie russe estiment que 20.000 personnes y ont trouvé la mort.
L’ONU, pour sa part, affirme qu'au moins 4.600 civils, dont 320 enfants, ont été tués lors des hostilités.
Bombardements aveugles
Les habitants des immeubles bombardés sont logés dans des tentes ou des containers. "Ma maison a été complètement brûlée", dit Nina, une habitante d'Irpin. "Deux énormes roquettes ont touché la maison, et elle a complètement brûlé. Il n'y a plus rien. Seulement les murs." Depuis lors, elle vit sous tente, près d'un sanatorium pour enfants dévasté par les bombes.
Selon des rapports de Human Rights Watch et Amnesty International, l’armée russe a utilisé à de nombreuses reprises des bombes à sous-munitions, comportant plusieurs explosifs, ou de type thermobarique, qui créent des boules de feu dévorant l’oxygène.
La maison de la famille de Tetiana Pechonchyk, à Irpin, a été rasée par une bombe à fragmentation. "Regardez ça", dit-elle. Elle sort son GSM et exhibe une photo de fléchettes métalliques de 5 cm, plantées dans les ruines de la maison. "La bombe contenait des milliers de ces fléchettes, un explosif datant de la Première Guerre mondiale interdit par le droit international."
Par endroits, les artilleurs ont visé directement des civils désarmés. "À Kreminema, les chars russes ont tiré sur une résidence où se trouvaient 56 personnes âgées", explique-t-elle. "Quinze seulement ont survécu."
Déportations
"C'est une jeune fille de 7 ans. Elle a été déportée en Russie, nous en avons la preuve, et sa grand-mère la recherche désespérément."
"Nous enquêtons aussi sur les enlèvements et des déportations de civils", poursuit Tetiana Pechonchyk. Au moins 1,3 million d’Ukrainiens ont été déportés en Russie et éparpillés à travers le pays. Parmi eux, 350.000 enfants. Moscou confirme ce chiffre, mais affirme qu'il s'agit de "réfugiés" arrivés en Russie.
"Chaque cas doit être analysé individuellement", ajoute-t-elle, "nous ne pouvons pas dire que des gens sont déportés tant que nous n’avons pas accès à leurs témoignages".
Elle évoque un dossier qu'elle vient d'ouvrir, une enfant dont la mère adoptive a été abattue. "C'est une jeune fille de sept ans. Elle a été déportée en Russie, nous en avons la preuve, et sa grand-mère la recherche désespérément", dit-elle.
Poursuivre la hiérarchie russe
"Nous voulons que les poursuites remontent jusqu’au président russe, comme étant celui qui a donné les ordres."
Les justices ukrainienne et internationale s’activent. Début mars, la Cour pénale internationale a lancé une enquête pour crimes de guerre et contre l'humanité. Bien que la Russie ait signé son statut fondateur sans le ratifier, cette juridiction est compétente pour connaître des crimes commis en Ukraine.
Plusieurs pays, comme la Suède, l’Espagne, les pays baltes et l’Allemagne, ont activé leur loi de compétence universelle pour poursuivre ces crimes. Le Sénat des États-Unis a voté une résolution qualifiant le président russe Vladimir Poutine de criminel de guerre.
Des mandats d’arrêt d’auteurs présumés sont délivrés. Certains circulent dans les médias, comme ceux des majors russes Krasnoshchokov et Vasiliev, accusés d’avoir ordonné des meurtres et des actes de torture à Peremoga, dans la région de Kiev.
Trois jugements ont déjà eu lieu en Ukraine, condamnant des soldats russes pour la mort de civils.
Les Ukrainiens réclament la venue d’un plus grand nombre d’enquêteurs. Ils demandent aussi que des mandats d'arrêts soient décernés à l'encontre des autorités russes responsables. "Nous voulons que les poursuites remontent jusqu’au président russe, comme étant celui qui a donné les ordres. Il pourrait être mis sur la liste", dit Tetiana Pechonchyk. "Poutine doit être jugé pour crimes de guerre. Nous voulons le mettre en prison. Pas seulement lui, mais tous les cadres du pouvoir russe qui ont participé à cela", conclut-elle.
Je quitte Kiev et l'Ukraine par un train de nuit rythmé d'alertes aériennes. Quinze heures plus tard, une fois la frontière polonaise passée, il ne reste plus rien des signes de la guerre, que des femmes et des enfants fuyant leur pays et se fondant dans une foule insouciante.
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