Reportage dans les tranchées en Ukraine: "Le pire c'est le silence"
Pendant deux jours et deux nuits, L'Echo a obtenu accès à une tranchée du Donbass, où des soldats ukrainiens tentent de tenir le front face aux Russes. Dans la boue et la neige, ils racontent un an de guerre.
Igor est nerveux. La matinée a été trop calme à son goût. "Quand rien ne se passe, c'est que quelque chose se prépare. Pendant les combats, je sais exactement quoi faire, mais là, cette attente, ce silence, ça me stresse", confie le sergent de 31 ans, commandant d'une tranchée longue de cent mètres située quelque part dans le sud du Donbass.
Les moments de pur silence sont pourtant rares. Dans une tranchée, chaque son est amplifié. Le bruit sourd des obus de mortier qui s'écrasent dans les champs résonne plus fort, plus longtemps. Mais aussi le gargouillis d'un pied qui s'enfonce dans la boue jusqu'à la cheville, les parois de l'abri qui s'effritent, la respiration saccadée de votre camarade de chambrée, le rongeur qui dîne dans vos provisions. Même le murmure du vent qui se fraye un chemin entre les arbres morts semble assourdissant.
Jour après jour, l'ouïe s'aiguise et parvient à distinguer le calibre des bombes qui tombent. "Un obus de mortier de 120 mm ne crie pas tout à fait de la même façon qu'un de 82", note Igor qui, dans la vie civile, est conducteur de tracteur pour le compte d'une grande entreprise agroalimentaire
Ligne zéro
Ici, c'est la "ligne zéro". Un kilomètre de no man's land et des mines sont tout ce qui sépare les hommes de la 1re brigade blindée de l'armée ukrainienne de leur ennemi russe. Il a fallu creuser pendant six semaines pour créer ce labyrinthe fait de couloirs, de postes d'observation et d'abris souterrains éclairés à la bougie. "Il y a un an, je n'avais aucune idée de la façon dont on construit une tranchée; j'ai tout appris sur le front à Tchernihiv au début de la guerre", précise Igor.
La tranchée qu'ils occupent depuis la fin de l'automne est désormais aux trois quarts complète. Il leur faut encore terminer les toilettes, pour l'instant un simple trou situé au bout d'un chemin en cul-de-sac, ainsi que la position pour la mitrailleuse automatique et un couloir pour connecter la cache du sniper au reste du réseau.
Son abri, il l'a creusé lui-même et renforcé avec des troncs d'arbre pour maintenir le toit. Des marches, un sas entre deux rideaux de couvertures, un petit couloir avec des espaces de rangement en hauteur de chaque côté. À gauche, la cuisine avec sa table dépliante et une étagère construite avec des boîtes de munitions datant de l'Union soviétique. À droite, le lit pour deux, qu'il partage avec Andri, qu'ici on surnomme "plume".
Les deux hommes se connaissent depuis qu'ils avaient respectivement 6 et 9 ans et allaient à l'école Numéro 2 de Nossivka, une bourgade de 15.000 âmes située dans le nord de l'Ukraine. Ils se croisaient dans la cour de récré puis, adolescents, sur la piste de danse de Glucose, la seule discothèque de leur district, ouverte dans une ancienne usine de sucre de betteraves.
Frères d'arme
Lorsque la guerre éclate dans le Donbas en 2014 entre le gouvernement et des régions pro-russes de l'est de l'Ukraine, ils se mettent d'accord pour servir dans la même unité. Quitte à aller au front, autant que ce soit avec des visages connus.
Kyiv décide alors de reconstituer la 1re brigade blindée, qui faisait autrefois partie de l'armée soviétique et était tombée en désuétude après la chute de l'URSS, et lui donne pour mission de défendre les aéroports de Donetsk et de Lougansk de l'assaut des séparatistes. La mission se solde par une défaite cuisante. "Depuis lors, nous sommes plus que des amis, nous sommes des frères d'arme", insistent Igor et Andri, démobilisés en 2015 après un an de service.
Une brume bleutée flotte dans leur blindage. Emmitouflé dans son sac de couchage, une cigarette entre les lèvres, Andri admet que comme la plupart des Ukrainiens, il n'a pas cru à une invasion à grande échelle jusqu'à la dernière minute. Igor, lui, assure avoir compris que la guerre était en marche dès le discours de Vladimir Poutine du 21 février 2022, durant lequel le président russe a reconnu l'indépendance de Donetsk et Lougansk.
À ce moment-là, il était encore en vacances avec quarante collègues à Safaga, une station balnéaire de la mer Rouge. Lorsqu'il atterrit à Kiev le 23 en soirée et qu'il réactive sa carte Sim ukrainienne, le premier appel qu'il reçoit provient d'un centre de recrutement pour réservistes. Huit heures plus tard, des dizaines de milliers de soldats russes envahissaient son pays.
Résistance farouche
Il n'a pas peur d'admettre qu'il était initialement persuadé que l'Ukraine allait tomber en deux semaines. Après tout, il connaissait par cœur les limitations, pour ne pas dire l'amateurisme, de l'armée ukrainienne à l'époque de son premier service.
"Je me suis dit: est-ce qu'il vaut mieux que j'attende chez moi l'arrivée des Russes et qu'ils me tuent parce que j'ai été soldat? Ou que je prenne les armes et que je meure au combat? J'ai choisi la seconde option et après quelques jours, j'ai compris que l'armée avait évolué depuis 2014 et que maintenant, on avait nos chances."
Il y a un an, les forces armées de Poutine envahissaient l'Ukraine sur trois fronts: au nord, à l'est et au sud du pays, croyant orgueilleusement en une guerre éclair. C'était sans compter sur la résistance farouche des Ukrainiens.
À Tchernihiv, près de la frontière avec la Biélorussie, les hommes de la 1re brigade blindée et leurs chars soviétiques T-64 sont parvenus, aux premiers jours de l'invasion, à stopper net l'avancée des Russes – pourtant dix fois plus nombreux – et à leur couper l'accès à la capitale, située à 120 kilomètres au sud-ouest. Pendant six semaines, Igor, Andri et les autres parvinrent à défendre Tchernihiv jusqu'à ce que Moscou soit contraint de lever son siège et de faire marche arrière.
"Au combat!"
À cette période de l'année, le temps change constamment. Un instant, le soleil caresse les visages sales, l'instant suivant, les flocons de neige tombent comme de la cendre. Mais dans les tranchées, le froid à ses avantages: il est plus facile de se mouvoir sur un sol gelé que lorsque les températures remontent et que la boue collante reprend ses droits, comme aujourd'hui, avec 10 à 15 centimètres de terre glaise qui se referme sur les bottes comme des pièges à dents. Dans la tranchée voisine, le passage constant des chars a déplacé tellement de terre que la boue leur arrive jusqu'aux cuisses.
Après deux heures de garde à l'un des deux postes d'observation, Olexiy remonte le long couloir tortueux qui mène à son abri et s'assied avec un soupir de soulagement sur son lit "king size", au moins 40 centimètres plus large que celui creusé par Igor et Andri. Suffisamment grand pour accueillir Mathilda et les deux chatons qu'elle vient de mettre au monde et que les soldats ont baptisé Douchka et Browing, du nom des mitrailleuses soviétiques et américaines.
Tout en caressant les deux petits, Olexiy raconte que sa compagne Yana et lui se sont mariés le 29 décembre après dix ans de vie commune. "On n'avait pas forcément l'intention de le faire, on a déjà deux enfants après tout, mais les soldats qui se marient bénéficient de deux semaines de congé, alors autant en profiter", sourit-il dans sa barbe touffue.
Tout en parlant, celui qui est garde du corps quand il ne fait pas la guerre s'interrompt régulièrement pour analyser les bruits qui émanent de l'extérieur. "Char", conclut-il après qu’une énième détonation ait fait vibrer ses appartements. Là un soldat arrive d’une marche rapide et, sans entrer à l’intérieur, ordonne: "Olexiy, au combat!". "Entendu", répond-il en se levant d'un bond pour enfiler son gilet pare-balles et un casque balistique. Les Russes attaquent.
Faute de munitions
Olexiy prend place dans une fosse qui fait face aux positions ennemies et vérifie que sa Douchka, cachée sous une bâche kaki, est bien chargée. En face, un char russe, sans doute un T-90, croit-il savoir, tire à intervalles réguliers dans leur direction. La tête d'Igor apparait alors au-dessus d'une motte de terre et se tourne vers Olexiy pour demander: "Il se trouve à quelle distance, tu penses?" "Trois kilomètres. Merde."
Les hommes sont équipés d'un lance-missiles antichar Javelin d'une portée maximum de 2,5 kilomètres. Les Russes le savent et ont expressément placé leur char de façon à ce qu'il soit hors d'atteinte. L'artillerie ukrainienne pourrait facilement venir à bout de cette cible, mais Igor confie que, faute de munitions suffisantes, ils ne tirent qu'en cas d'avancée des troupes russes, ce qui n'est pas le cas ici.
L'officier prend alors place dans un poste d'observation pour avoir une meilleure vue sur le verger que les Russes occupent actuellement et qui appartenait encore aux Ukrainiens il y a quelques mois. Désormais, les deux armées campent sur leur position et s'enfoncent dans la terre.
Un bref instant de doute
Il y a une seconde de décalage entre le bruit de la charge explosive qui expulse l'obus du canon du char à trois kilomètres d'ici et le moment où le projectile s'écrase sur les positions ukrainiennes. Une seconde – moins qu'une expiration – durant laquelle on sait qu'il arrive, mais ignore où il va atterrir. Une seconde en suspens, un bref instant de doute pendant lequel on ferme les yeux par réflexe, sans avoir la certitude qu'on va les rouvrir.
À chaque fois qu'il entend la première détonation, Igor se baisse d'un bond et se relève juste après l'explosion, le regard toujours fixé vers les positions ennemies. Puis c'est le silence. "Soit il se cache pour battre en retrait, soit il est en train de corriger le tir. Je préfère la première option", souffle le sergent. Olexiy acquiesce: "Putains d'enfoirés."
C'est le retour du vide et de l'attente qu'Igor déteste tant. Le char russe, qui vient de se vider sur la tranchée voisine sans toucher la sienne, est reparti. Le conducteur de tracteur peine à croire qu'il n'a jamais été blessé, ni en 2014 ni aujourd'hui. Si ce n'est, plaisante-t-il en montrant sa main droite, pour une morsure qu'une souris lui a infligée il y a une semaine alors qu'il dormait. Malgré la vigilance de la chatte Mathilda, ces "saboteurs envoyés par le Kremlin" sont partout.
L'après
De retour dans leur trou, Igor et Andri se préparent un petit remontant à base de café soluble et de lait concentré qu'ils servent dans des tasses en métal. On leur demande s'ils pensent déjà à l'avenir, à "l'après", s'ils gagnent la guerre. Le visage rond d'Andri s'illumine.
Il a pour projet de terminer la maison qu'il avait commencé à construire avant le début de l'invasion. Tout est presque prêt, il ne manque plus qu'à finir l'installation de l'électricité et du mobilier, et il pourra alors accueillir, un week-end sur deux, sa fille Alexandra, 14 ans, pour le moment réfugiée aux Pays-Bas avec sa mère. "Je vais lui préparer la chambre de ses rêves", promet-il avec un sourire.
Igor ne partage pas son enthousiasme. Plus il s'enfonce sous terre, moins il est capable d'imaginer la paix. Moscou a subi des défaites importantes au cours de l'année écoulée, mais il n'est pas dupe. En face, par-delà la prairie brûlée par l'hiver, ils sont plus nombreux et mieux armés.
Il s'allume une cigarette – dans les tranchées, il fume jusqu'à trois paquets par jour – et dit: "Comment imaginer mon avenir quand je parviens à peine à prévoir ce qu'il se passera dans une heure?" Sa radio grésille puis c'est à nouveau ce silence qui n'en est jamais vraiment un. Un drone ennemi ronronne dans le ciel orange, une souris couine, de la terre tombe sur le sol comme un sablier suite à un bombardement lointain. Cette nuit, l'Ukraine entre dans sa deuxième année de guerre.
- Dans une tranchée du Donbass, des soldats ukrainiens tentent de tenir face aux Russes.
- Il y règne un silence oppressant, entrecoupé d'attaques sporadiques.
- Le confort dans les tranchées est très précaire, mais les Ukrainiens font contre mauvaise fortune bon cœur.
- Tous pensent à l'après, lorsque la guerre sera terminée.
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