David Khalfa: "La Belgique n'est plus crédible dans la relance du processus de paix au Moyen-Orient"
Une sortie de crise au Moyen-Orient est possible à condition que chaque camp change de leadership et de stratégie, et que l'on cesse de souffler sur les braises depuis nos latitudes, affirme l'expert français David Khalfa.
Depuis plusieurs semaines, David Khalfa, un spécialiste français du Moyen-Orient, court de plateaux télé en rédactions pour livrer son analyse sur la guerre déclenchée le 7 octobre 2023 par un massacre commis par le Hamas dans le sud d'Israël, et marquée par des représailles impitoyables de l'armée israélienne à Gaza.
David Khalfa craint une escalade régionale durable de la guerre depuis l'offensive israélienne au Liban et les tirs balistiques massifs de l'Iran. Cet expert croit aussi dans une sortie de crise, à plus long terme. Il en décrit les conditions dans son livre "Israël-Palestine, Année Zéro", édité par la Fondation Jean-Jaurès, où il codirige l'Observatoire pour l'Afrique du Nord et le Moyen-Orient. Un ouvrage réalisé avec des contributeurs israéliens et palestiniens.
Dans ce contexte, il porte un regard critique sur l'Europe, et en particulier la Belgique, considérée comme "hostile" à Israël en raison de sa vision unilatérale du conflit.
Comment les équilibres géostratégiques se présentent-ils au Moyen-Orient depuis le 7 octobre?
Comme pour l’invasion russe en Ukraine, on est dans une nouvelle crise de dimension à la fois régionale et internationale. Au fond, les mêmes adversaires s’affrontent. Le camp occidental, le "Nord global", avec les États-Unis et leurs alliés dans la région, au premier rang Israël, mais aussi la Jordanie, l’Égypte et les pays du Golfe, et de l’autre, l’Iran, qui fait office de parrain des groupes islamistes militarisés.
"L’engrenage est inévitable."
Les proxys du régime islamique - le Hamas, le Hezbollah, les Houthis et les groupes chiites en Syrie et en Irak - agissent comme des relais d'influence, en lui permettant de projeter sa puissance dans la région pour imposer son hégémonie et créer un glacis défensif. Ce régime est paranoïde et estime que sa survie n’est pas garantie face à ses ennemis de toujours, dont les États-Unis.
L’Iran fait aussi partie d’un axe "russo-irano-chinois" qui s’est consolidé, ces derniers mois, par la fourniture par l’Iran de missiles balistiques et de drones suicides à la Russie.
L’escalade est-elle inévitable depuis l'implication directe de l'Iran, qui vient de tirer près de 200 missiles balistiques contre Israël?
L’engrenage est inévitable. La première attaque du 13 avril avait été chorégraphiée, c’était une démonstration de force du régime iranien, mais qui ne visait pas à enclencher des représailles. Elle faisait suite à l’assassinat d’un général iranien à Damas, il s’agissait de rétablir sa capacité de dissuasion face à Israël.
En réponse, Israël avait détruit le radar d’un système de défense russe, le S-300. C’était une riposte symbolique, qui envoyait un message limpide: la prochaine fois, on détruira vos sites nucléaires.
"Depuis le 8 octobre 2023, on est dans une régionalisation du conflit avec l’entrée en guerre du Hezbollah, qui a tiré, en un an, près de 8.000 missiles et drones sur le territoire israélien."
L’attaque de mardi est très différente, par son ampleur et les cibles. En avril, l'Iran a utilisé des drones et une centaine de missiles balistiques. Mardi dernier, il a frappé avec 200 missiles balistiques. De plus, cette fois-ci, des cibles militaires étaient visées: le Mossad à Tel-Aviv, les chasseurs bombardiers furtifs F-35 basés dans le Néguev, mais aussi des cibles civiles, dont une école à Guedera.
L’objectif était double: terroriser la population israélienne et essayer de tuer, mais aussi frapper les infrastructures militaires et de renseignement israéliens. C’est une attaque directe de grande ampleur. C’est pourquoi les Israéliens ne se contenteront pas d’une riposte symbolique. Ils viseront des sites stratégiques.
Cette guerre pourrait-elle dépasser la région, en impliquant les alliés de l’Iran?
Depuis le 8 octobre 2023, on est dans une régionalisation du conflit avec l’entrée en guerre du Hezbollah, qui a tiré, en un an, près de 8.000 missiles et drones sur le territoire israélien. Nous sommes dans une guerre régionale de moyenne intensité, qui pourrait passer, dans les prochains jours, à une haute intensité.
S’agissant d’une dimension internationale, l'Iran ne veut pas entrer dans un tel conflit, car il ne serait pas de taille à affronter l’armée américaine et israélienne. La Chine priorise son approvisionnement en gaz et en pétrole et a intérêt à éviter un scénario de guerre régionale totale.
Quant aux Russes, ils sont embourbés en Ukraine. Ils n’ont aucun intérêt à entrer en guerre contre les États-Unis, d’autant qu’ils ont rapatrié une partie de leurs forces positionnées en Syrie.
"La dernière carte maîtresse dont disposent les Iraniens, c’est leur programme nucléaire."
Quelle pourrait être la riposte d'Israël?
Les Israéliens voudront frapper un grand coup contre les ports et certains sites pétroliers. Les réserves d’hydrocarbures représentent plus de 20% du PIB de l’Iran, qui est asphyxié par les sanctions depuis 2007.
L’armée israélienne pourrait aussi frapper les sites de la force aérospatiale des Gardiens de la révolution, à l’origine des frappes de mardi dernier.
Israël pourrait-il cibler des sites nucléaires iraniens?
Il y a une discussion en cours sur l’opportunité de frapper les sites nucléaires iraniens, mais ce n’est pas la meilleure option, car cela nécessiterait une coopération technique avec les Américains, a minima du ravitaillement en vol, mais aussi une implication directe des États-Unis face à un programme nucléaire disséminé.
Une telle hypothèse provoquerait une guerre régionale totale, car les deux piliers de la dissuasion conventionnelle iranienne sont son programme balistique et son réseau de proxys. Or les deux sont affaiblis. Le Hezbollah est mal en point, et le Hamas encore plus. La dernière carte maîtresse dont disposent les Iraniens, c’est leur programme nucléaire.
L’Iran ne cesse de menacer d’un franchissement du seuil nucléaire. C’est une décision politique qui n’a pas encore été prise à ce stade, mais elle sert aux Iraniens dans la négociation avec les États-Unis pour obtenir la levée des sanctions (imposées à l'Iran à cause de son programme nucléaire, NDLR). Des frappes contre les sites nucléaires seraient un cauchemar stratégique pour les Iraniens.
"C’est cela l’année zéro du conflit. Une destruction, puis une reconstruction. Mais il faudra s’en donner les moyens des deux côtés."
D'un autre côté, Israël est un État à la taille lilliputienne, sans profondeur stratégique. Un "one bomb country", un pays qui pourrait être détruit par une seule bombe nucléaire. C’est une peur existentielle profondément ancrée dans la psyché israélienne et accréditée par les menaces constantes d'un pays qui voue Israël à la destruction. L’attaque de mardi dernier pourrait être une opportunité historique de se débarrasser de cette menace historique.
Dans votre livre "Israël-Palestine, Année Zéro", vous examinez des pistes pour une sortie de crise. Quelles sont-elles?
Dans l’affrontement israélo-palestinien, une sortie de crise à court terme n’est pas envisageable. Pour cela, il faudrait un certain nombre de prérequis: changer de leadership du côté israélien et du côté palestinien, mais aussi de direction stratégique.
Le mouvement palestinien devra se réinventer, soit vers la lutte armée à tout crin, soit vers un accord négocié avec Israël pour la création d’un État palestinien aux côtés d’Israël, et non à la place d’Israël. Ce qui implique l’abandon de l’incitation à la haine, de la lutte armée et du terrorisme.
Les Israéliens devront choisir entre, d'une part, la poursuite de la colonisation en Cisjordanie, une fuite en avant qui met en danger la réputation internationale d’Israël et la préservation de son caractère démocratique et juif, et, d'autre part, l’intégration régionale avec un élargissement des accords d’Abraham (signés, en 2020, entre Israël et les Émirats arabes unis pour le premier, et entre Israël et Bahreïn pour le second, NDLR) à l’Arabie saoudite. Cette intégration serait la seule façon de garantir l’existence d’Israël.
Depuis le 7 octobre 2023, les Israéliens ont compris qu’ils ne survivront dans cette région qu’en devenant une Athènes démocratique tout en demeurant une Sparte militarisée, car c’est une région belligène fragmentée selon une ligne de fracture ethnique et religieuse. Le facteur religieux est quelque chose de prépondérant, une chose que l’Occident a du mal à comprendre.
"La Belgique fait clairement partie des pays qu’Israël considère comme hostiles."
La bonne nouvelle dans la mauvaise nouvelle, c’est que les destructions depuis le massacre commis par le Hamas le 7 octobre 2023, puis la guerre dévastatrice d’Israël qui en a découlé, vont peut-être ouvrir une fenêtre d’opportunités pour reconstruire matériellement et moralement.
C’est cela l’année zéro du conflit. Une destruction qui ouvre paradoxalement la voie à une reconstruction. Mais il faudra s’en donner les moyens des deux côtés, avec des changements structurels, un vrai leadership avec une vision stratégique de sortie de crise, une implication directe des pays arabes et des grandes puissances.
L’Europe a-t-elle encore un rôle à jouer dans la résolution du conflit?
Jusqu’à présent, l’Europe a joué un rôle diplomatique. Un rôle de grand argentier. Si elle souhaite jouer un rôle géopolitique, elle doit s’en donner les moyens. Or ce n’est pas le cas aujourd’hui, car l’Europe est divisée sur le conflit israélo-palestinien.
Et la Belgique, pourrait-elle peser?
La Belgique fait clairement partie des pays qu’Israël considère comme hostiles, dont le positionnement est très unilatéral. En raison de cette perception, elle n'est plus crédible dans la relance d'un éventuel processus de paix au Moyen-Orient.
Il faudrait, pour peser, que la Belgique revienne à une position d’équilibre, dans un contexte de polarisation du débat public de ce conflit, où malheureusement, trop souvent, les observateurs se comportent comme des supporters de football où il faut choisir son camp.
Cette vision binaire, il faudra tôt ou tard la dépasser parce que si on veut faire baisser la température au Moyen-Orient, il faut la faire baisser sous nos latitudes, en Belgique comme dans d'autres pays européens. Renforcer les voix de la modération là-bas, et non souffler sur les braises de la haine et de l’exclusion.
"Si c’est réellement le sort des Palestiniens qui importe à la gauche belge, elle doit comprendre que, tôt ou tard, les Palestiniens devront trouver une issue diplomatique avec les Israéliens."
Comment expliquez-vous que ce discours hostile envers Israël soit monté si vite, et si fort, en Belgique?
Je constate que la gauche en France est très divisée sur le conflit israélo-palestinien, la gauche sociale-démocrate d’un côté et la gauche radicale de l’autre. En Belgique, il me semble que ce clivage n’existe pas vraiment. La gauche belge, y compris les socialistes, a une vision hostile envers Israël et c’est lié à une lecture très communautariste de la vie politique.
Cette lecture est très dangereuse parce qu’elle est très court-termiste. Elle accentue la polarisation, alors qu’il me semble que les partis de gauche devraient être à l’avant-garde de la promotion de la paix et de la coexistence. Mais pour cela, il faut tenir un discours de responsabilité, et ne pas exonérer un des deux camps de toute responsabilité dans le blocage du processus de paix.
Si c’est réellement le sort des Palestiniens qui importe à la gauche belge, elle doit comprendre que, tôt ou tard, les Palestiniens devront trouver une issue diplomatique avec les Israéliens.
Si on veut parvenir à une solution à deux États, il faut parvenir à réunir Israéliens et Palestiniens, et non souffler sur les braises. Or, la Belgique projette sur Israël sa propre histoire coloniale, en voyant Israël comme une puissance coloniale. Il y a aussi un fond antiaméricain. La proximité entre Israël et les États-Unis suscite la méfiance de la gauche, l’Amérique étant vue comme l’État yankee et capitaliste.
"On peut tout à fait être sioniste et propalestinien. On peut être tout à fait pour un État pour le peuple juif et un État pour le peuple palestinien."
Est-ce aussi lié à l'antisémitisme?
Oui. La gauche du XIXe siècle était antisémite par anticapitalisme, elle assimilait les Juifs à la domination mondiale. Je pense qu’une partie de la gauche refuse toujours de se débarrasser de cette partie de l’histoire.
Tout comme le socialiste allemand August Bebel disait que "l’antisémitisme, c’est le socialisme des imbéciles", je pense que l’antisionisme, c’est l’anticolonialisme des imbéciles. Malheureusement, on en voit les conséquences avec une explosion de l’antisémitisme depuis le 7 octobre 2023.
Serait-on dans un antisémitisme qui ne se reconnaît pas?
C’est la grande trouvaille de l’antisionisme. L’antisémitisme a été frappé d’opprobre après la Shoah. L’antisionisme est souvent, pas toujours, une manière de noyer le poisson, de manifester son hostilité envers les Juifs sans utiliser le mot, en remplaçant habilement le vocable "Juif" par "sioniste". Mais lorsqu’on analyse le discours et ses ressorts, il y a des trocs antisémites très classiques derrière la rhétorique antisioniste: le péril sioniste, la volonté d’hégémonie, le fantasme sur la toute-puissance d’Israël, la vision complotiste.
Cela relève d’une illusion collective, car on peut tout à fait être sioniste et propalestinien. On peut être tout à fait pour un État pour le peuple juif et un État pour le peuple palestinien. Si on est équitable et universaliste, on est favorable au principe d’autodétermination des peuples.
Tous les antisionistes ne sont pas forcément des antisémites, beaucoup reprennent des slogans sans en comprendre forcément la signification, comme "from the river to the sea", qui signifie, pour le Hamas, la destruction d’Israël.
Mes contributeurs palestiniens ont tous dit la même chose. Bien qu’étant très critiques de la colonisation et des désastres causés par Israël à Gaza, ils se sont rejoints sur un point: les slogans entendus sur les campus américains et européens sont contreproductifs, ils ne servent en rien les intérêts palestiniens et servent l’extrême droite israélienne.
L’affrontement entre Palestiniens et Israéliens est une tragédie, c’est un affrontement entre deux légitimités, et c’est vers un compromis qu’il faut inciter les uns et les autres à aller, en le faisant à partir de nos latitudes.
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- "L’engrenage est inévitable. La première attaque du 13 avril avait été chorégraphiée, c’était une démonstration de force du régime iranien, mais qui ne visait pas à enclencher des représailles."
- "Nous sommes dans une guerre régionale de moyenne intensité qui pourrait passer dans les prochains jours à une haute intensité."
- "Dans l’affrontement israélo-palestinien, une sortie de crise à court terme n’est pas envisageable. Pour cela, il faudrait un certain nombre de prérequis, un changement de leadership du côté israélien et du côté palestinien, mais aussi de direction stratégique."
- "La gauche belge, y compris les socialistes, a une vision hostile envers Israël et c’est lié à une lecture très communautariste de la vie politique."
- "Si on veut parvenir à une solution à deux États, il faut parvenir à réunir les deux camps, et non souffler sur les braises. Or, la Belgique projette sur Israël sa propre histoire coloniale, en voyant Israël comme une puissance coloniale."
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