Djemila Benhabib: "Il est temps que l'omerta autour de l'islam politique soit levée"
Porte-parole du Collectif Laïcité Yallah, la politologue et écrivaine Djemila Benhabib estime que l'islamisme politique touche l'ensemble des pays européens et mine notre démocratie de l'intérieur. Elle revient sur l’affaire Ihsane Haouach.
Porte-parole du Collectif Laïcité Yallah, créé en 2019 à l’initiative du Centre d’Action Laïque, la politologue et écrivaine Djemila Benhabib, qui a fui l’Algérie milite en faveur de la laïcité en combattant, notamment, le fondamentalisme islamiste. L’auteure de "Ma vie à contre-Coran", revient sur l’affaire Ihsane Haouach.
Quelle est votre lecture de l'affaire Ihsane Haouach?
Ce qui me semble important à retenir de cette affaire c'est que le curseur est placé sur une problématique qui existe depuis longtemps mais qui est tue: les Frères musulmans. Aujourd'hui, on a osé sortir ce dossier des tiroirs.
"La guerre à la laïcité est déclarée depuis plusieurs années. Et ce sont notamment certaines femmes voilées qui la mènent."
Il existe une militance islamiste dans notre pays qui passe par des États étrangers et des personnalités d'influence. En disant cela, l'idée n'est pas de jeter l'anathème sur les musulmans et de faire d'eux des salafistes en puissance, c'est simplement reconnaitre que l'islamisme politique, qui touche l'ensemble des pays européens, mine notre démocratie de l'intérieur.
Il y a une omerta au sujet de cette question qui favorise l'activisme des Frères musulmans. Il est temps que le silence autour de l'islam politique soit levé en Belgique. Ce débat doit être porté au Parlement.
Comment expliquez-vous ce silence? Les politiques pèchent par naïveté? Par opportunisme?
Il y a une part d'ignorance car il n'est pas aisé de comprendre le fonctionnement et la logique des Frères musulmans. Et puis, il y a aussi une part de paresse intellectuelle, d'opportunisme et de calcul. Lorsqu'on est un homme ou une femme politique, on ne peut pas se permettre d'ignorer une telle militance. La responsabilité d'Ecolo dans cette affaire est très importante. La guerre à la laïcité est déclarée depuis plusieurs années. Et ce sont notamment certaines femmes voilées qui la mènent.
"Il ne s'agit pas, en défendant la neutralité, de faire un cadeau à l'extrême-droite. Il ne faut pas faire d'amalgames en estimant, par exemple, que les musulmans sont culturellement hostiles à la neutralité."
Il est clair pour moi qu'Ihsane Haouach envisageait sa fonction à travers un détricotage de la neutralité. Ce n'est pas la première fois qu'elle a des mots extrêmement durs envers ceux qui défendent la neutralité. Dans ce contexte, la neutralité est associée à une fabrique de discrimination et ceux qui la défendent sont clairement diabolisés, assimilés à l'extrême droite.
Mais l'extrême-droite peut aussi utiliser la neutralité pour faire avancer son agenda politique en alimentant un sentiment anti-musulman...
Oui, mais il ne s'agit pas, en défendant la neutralité, de faire un cadeau à l'extrème-droite. C'est tout l'inverse. Il faut replacer cette question au centre du débat public car elle appartient à tous les citoyens. Il ne faut pas faire d'amalgames en estimant, par exemple, que les musulmans sont culturellement hostiles à la neutralité.
"Il n'est pas normal que, sous prétexte d'assurer le travail des femmes et de résorber le chômage, on cède sur le plan de la neutralité."
Quand on est progressiste et qu'on a vécu dans un pays où la démocratie n'existe pas, on sait quel est le prix de la liberté. On sait l'importance de la séparation du politique et du religieux. Cet enjeu a fait couler beaucoup de sang dans de nombreux pays musulmans. C'est pourquoi il faut se solidariser avec les forces laïques et démocratiques dans ces pays. Comment se fait-il que nous ayons, par exemple, abandonné les démocrates turcs?
De manière générale, vous voyez là un échec de la gauche?
Le logiciel de la gauche s'est totalement déréglé à partir des années 80 avec la montée du néo-libéralisme et le couple Thatcher/Reagan. À la même époque, une bonne partie de la gauche s'est rangée derrière Khomeini, en fermant les yeux sur les exactions, pour la simple raison que ce dernier était rentré en guerre contre les États-Unis.
La gauche a vu en lui quelqu'un qui était en mesure de faire ce qu'elle était incapable de réaliser: un bras de fer avec le géant américain. C'est pourquoi, aujourd'hui, la gauche doit retrouver ses fondamentaux, reconnaitre ses erreurs et faire preuve de courage.
"Les Européens ont certainement fait beaucoup pour que la raison triomphe, mais lorsqu’ils sont en politique (mais pas seulement), ils deviennent de grands émotifs, incapables de tenir un raisonnement rigoureux sur le voile islamique."
Il n'est pas normal que, sous prétexte d'assurer le travail des femmes et de résorber le chômage, on cède sur le plan de la neutralité. Il est sain de pratiquer l'ouverture et de défendre la diversité. Mais doit-on tout défaire sous prétexte de faire de la place à des gens qui instrumentalisent la liberté et la diversité pour imposer un agenda politique?
Il n' y a pas d'assouplissement à effectuer au niveau de la neutralité. La question des droits humains est universelle. L'universalité des droits humains ne doit pas être modulée en fonction de la culture et de la religion.
Le Premier ministre Alexander de Croo a déclaré dans un entretien : " Il faut être impartial et intègre, bien sûr, mais ça n'a rien à voir avec porter le voile ou ne pas le porter : ça n'a rien à voir avec comment vous êtes habillé ". Qu'en pensez-vous?
Le Premier ministre semble prisonnier de ses contradictions. Il dit la chose et son contraire dans la même phrase. Il méconnait le phénomène de l’islamisme qui se cache derrière des femmes voilées pour avancer à bas bruit. C’est cela le véritable problème. Peut-il, aujourd’hui, prétendre que l’islam politique n’a pas de stratégie d’entrisme dans notre pays?
Les Européens ont certainement fait beaucoup pour que la raison triomphe, mais lorsqu’ils sont en politique (mais pas seulement), ils deviennent de grands émotifs, incapables de tenir un raisonnement rigoureux sur le voile islamique. Un jour, on joue la carte du pathos, demain c’est celle du logos et en définitive, l’islamisme avance.
"Les islamistes jouent les libertés individuelles contre les libertés collectives pour fracturer davantage la société."
D’ailleurs, il est toujours gagnant. Car même perdant, l’islamisme gagne. La responsabilité du Premier ministre c’est de protéger nos compatriotes de l’islam politique, de son entrisme, de son arrogance et de sa violence. Il fait une monstrueuse erreur en renvoyant dos à dos l’émancipation sociale et économique et l’émancipation citoyenne.
Il n’y a pas de choix possible entre les deux. On ne peut sacrifier l’une pour sauver l’autre. Les deux émancipations sont constitutives de la citoyenneté. Elles sont même indissociables l’une de l’autre. Les femmes musulmanes méritent les deux! Le travail et la neutralité de l’État. Car elles sont citoyennes avant d’être musulmanes.
En Allemagne, deux femmes musulmanes avaient contesté devant la justice européenne l'interdiction de porter le voile islamique sur leur lieu de travail. Ce jeudi, la justice européenne a tranché en se prononçant en faveur de l'interdiction du voile au travail. " L'interdiction du port de toute expression visible de convictions politiques, philosophiques ou religieuses peut être justifiée par la nécessité pour l'employeur de projeter une image de neutralité à l'égard de la clientèle ou d'éviter des conflits sociaux ", a estimé la Cour dans un communiqué. Comment interprétez-vous ce jugement?
Le milieu de travail n’est pas un lieu consacré à l’exhibitionnisme religieux. Je ne crois pas un seul instant à la bonne foi de ces plaignantes. Ce sont des femmes pilotées, téléguidées par des lobbies islamistes qui ont pour mission de modifier en profondeur nos lois et notre rapport à la démocratie. Leur stratégie est claire et repose sur ce couple infernal: victimisation, culpabilisation.
Les islamistes jouent les libertés individuelles contre les libertés collectives pour fracturer davantage la société. Ils amalgament la liberté de religion avec l’expression de la liberté de religion, qui n’est pas tout à fait la même chose, pour nous faire croire que la liberté de religion est absolue. En réalité ce qu’ils cherchent à obtenir c’est un droit à l’intégrisme religieux. Chose qu’ils ont d’ailleurs déjà obtenue dans les pays anglo-saxons...
"Les islamistes testent nos institutions, les mettent à l’épreuve, les défient. Il est temps que l’Europe affiche une attitude à la hauteur de son héritage humaniste, qu’elle se montre plus ferme sur les principes démocratiques."
C'est-à-dire?
On a déjà vu des éducatrices, à Montréal, portant le voile intégral pour s’occuper de gamins de moins de six ans. Lorsqu’on a interrogé les parents sur leur choix, certains n’avaient rien avoir avec l’islam. C’était des bobos qui préparaient leurs gamins à l’ouverture et à la diversité. Parce que dans leurs esprits diversité rime avec voile intégral. C’est ça ce qu’ils appellent la liberté de religion, la tolérance, l’ouverture. Les islamistes ne seraient jamais arrivés là où ils sont sans cette naïveté, cette complaisance, cette ignorance.
Les islamistes testent nos institutions, les mettent à l’épreuve, les défient. Il est temps que l’Europe affiche une attitude à la hauteur de son héritage humaniste, qu’elle se montre plus ferme sur les principes démocratiques. Moins lâche. Surtout, qu’elle arrête de se cacher derrière son petit doigt. Pourquoi cette hésitation à défendre la liberté, l’égalité, l’émancipation et à affirmer une fois pour toute que la séparation de l’État et des religions est un principe inaliénable ?
Les plus lus
- 1 Fabien Pinckaers: "Je suis comme Odoo, je n'ai pas besoin d'argent"
- 2 Élections communales: après recomptage des votes, le MR perd un siège au profit d'Ecolo à Bruxelles-Ville
- 3 Guerre en Ukraine | "Les Occidentaux sont-ils prêts à nous laisser gagner? Parfois, j'en doute"
- 4 Rafael Nadal entend désormais multiplier les coups gagnants en affaires
- 5 Gouvernement fédéral: l'Arizona de Bart De Wever se voit confier la discussion sur le budget des soins de santé