Fiona Scott Morton (Yale): "Ce serait désastreux si Google n'était pas reconnu coupable pour abus de situation de monopole"
Le gouvernement américain peut-il demander des comptes aux entreprises en situation de monopole? C'est l'énorme enjeu du procès intenté contre Google, le plus grand monopole depuis des décennies. "Si le gouvernement est débouté, la Big Tech ne sera pas la seule à en réchapper", explique l'experte de renom Fiona Scott Morton. Cette année, un veto de la France lui a barré la route vers un rôle important dans la politique de concurrence au niveau européen.
Il s'agit du plus grand procès pour situation de monopole depuis l'affaire Microsoft de la fin des années 1990. C'est ainsi que l'on qualifie l'action en cours intentée par le ministère américain de la Justice contre Alphabet, la maison mère de Google. À l'époque, Microsoft avait été reconnue coupable d'abus de position dominante dans le segment des systèmes d'exploitation pour PC.
Cette fois, les enjeux sont plus importants encore. La digitalisation de l'économie a donné naissance à des mastodontes faisant la pluie et le beau temps sur leurs marchés. Amazon dans le commerce en ligne, Google dans les moteurs de recherche, Meta, la maison mère de Facebook, dans les réseaux sociaux, Apple dans les smartphones et les écosystèmes sous-jacents des applications: tous sont pointés du doigt pour leurs pratiques, soupçonnées de brider la concurrence. Avec comme victimes les consommateurs, les commerçants, l'innovation et les travailleurs (à bas salaires).
Fiona Scott Morton, professeure d'économie à l'Université Yale, se bat depuis des années contre les géants de la "Big Tech" et milite en faveur d'une réglementation appropriée. Elle est considérée comme une autorité en matière de concurrence. Plusieurs articles signés de sa main, dont une "feuille de route" pour un procès pour abus de monopole contre Google et Facebook, ont servi de base pour les procès intentés par le ministère de la Justice et l'autorité de contrôle, la Federal Trade Commission (FTC) aux États-Unis contre la Big Tech.
Les plaidoiries dans le procès contre Google ont déjà eu lieu et une décision de justice est attendue au printemps 2024. La Justice reproche à Google de payer aux fabricants de smartphones Apple et Samsung des sommes astronomiques – 26,3 milliards de dollars pour la seule année 2021 – pour installer par défaut son moteur de recherche dans leurs appareils. Cette pratique étouffe la concurrence, tandis que Google, avec une part de marché de 90%, peut augmenter impunément ses tarifs de publicités numériques.
Amazon est le dernier de la liste à s'être retrouvé, fin septembre, accusé par la FTC, dont la présidente Lina Khan, âgée de 34 ans, fait partie d'une nouvelle génération de croisés qui, après plusieurs décennies de laisser-faire, tente de mettre fin aux monopoles. Pour l'instant sans succès, comme l'ont montré plusieurs procès perdus par la FTC contre, notamment, Meta (concernant le rachat de la start-up Within) et Microsoft (acquisition d'Activision).
"Dans le système capitaliste, il est essentiel que les marchés soient concurrentiels. Cela permet de proposer des prix bas, des produits de meilleure qualité, tout en encourageant l'innovation."
Dans le cadre d'un procès privé, le développeur de Fortnite, Epic Games, a récemment obtenu gain de cause devant un jury de San Francisco, qui a estimé que Google avait abusé de sa position dominante pour prélever des commissions excessives sur les apps et jeux proposés dans son Play Store.
Les choses bougent également en Europe. Cet été, la Commission européenne a accusé Google de restreindre la concurrence sur le marché de la publicité en ligne en favorisant ses propres services. Il est intéressant de noter que la seule solution préconisée par la Commission consiste à scinder les activités de Google. Entre-temps, l'Europe a également introduit sa loi sur les marchés digitaux (Digital Markets Act ou DMA), dont l'objectif vise à resserrer l'étau autour de Google, Amazon ou Meta, notamment en les obligeant à partager leurs données et à ouvrir leurs services à la concurrence.
Ces derniers mois, Fiona Scott Morton a enquêté sur le DMA à Bruxelles. Elle avait espéré rester plus longtemps en tant que nouvelle économiste en chef de l'autorité européenne de la concurrence. Mais, à cause des protestations de la France, elle a retiré sa candidature. Selon ses détracteurs, le fait qu'elle soit américaine risquait de créer des conflits d'intérêts dans son approche des entreprises américaines de la Big Tech. D'autant plus qu'elle fut dans le passé consultante pour Apple et Amazon.
"C'est très décevant", explique-t-elle. Et d'y voir un règlement de comptes idéologique par une France dont le modèle économique, davantage dirigé par l'État, a repris du poil de la bête.
Quels sont les enjeux des poursuites intentées par les États-Unis et l’Europe contre les géants technologiques?
Dans le système capitaliste, il est essentiel que les marchés soient concurrentiels. Cela permet de proposer des prix bas, des produits de meilleure qualité, tout en encourageant l'innovation. Parce que les consommateurs ont le choix. D'un autre côté, les entreprises ont tendance à augmenter leur pouvoir sur leurs marchés. C'est beaucoup plus rentable d'être en situation de monopole. Pour mettre fin à ces comportements, il existe des lois antitrust (le terme américain désignant les lois sur la concurrence qui luttent contre les pratiques monopolistiques dommageables, NDLR).
"Dans une démocratie, lorsque les outils ne fonctionnent pas, vous en créez de nouveaux."
Le problème est que ces lois ne fonctionnent pas bien sur les marchés numériques. Ces marchés visent par nature une forte concentration avec un nombre limité d'acteurs. Alors qu'il existe des centaines de restaurants concurrents, l'effet de réseau joue davantage pour les moteurs de recherche ou les réseaux sociaux (où l'utilité d'un service augmente avec le nombre d'utilisateurs, NDLR).
En outre, l'application des politiques de la concurrence par les tribunaux progresse lentement en Europe et aux États-Unis, alors que les technologies et les stratégies des entreprises changent très rapidement. Il y a clairement un décalage. En outre, les tribunaux – du moins aux États-Unis, où les précédents jouent un rôle très important – ont eu besoin d'une éternité pour se rendre compte que le paysage avait changé. Les économistes savent depuis déjà 40 ans que les consommateurs réagissent fortement aux paramètres par défaut (comme le moteur de recherche de Google sur un nouveau smartphone, NDLR). Finalement, nous avons eu aux États-Unis une affaire judiciaire où plusieurs experts ont pu expliquer aux juges le fonctionnement des paramètres par défaut.
En Europe, la commissaire à la Concurrence, Margrethe Vestager, et la Commission européenne ont réagi en mettant en place de nouveaux instruments dès qu'elles ont compris que l'approche actuelle ne fonctionnait pas. Cela s'est traduit par la création du Digital Services Act et du Digital Markets Act. C'est une excellente réponse: dans une démocratie, lorsque les outils ne fonctionnent pas, vous en créez de nouveaux.
Quels sont, selon vous, les principaux dégâts provoqués par les monopoles technologiques?
Le principal impact concerne l'innovation. Il y a 20 ans, nous n'avions pas un smartphone pour nous indiquer quel chemin prendre lorsque nous roulions dans une ville inconnue. Les nombreux services dont nous disposons actuellement, nous les devons aux entreprises qui se sont battues pour fabriquer toutes sortes de choses. Lorsqu'il n'y pas suffisamment de concurrence, les entreprises ne voient pas la nécessité d'innover ou d'améliorer leurs produits et services et vous obtenez à la place des publicités plus ciblées ou des contenus plus addictifs.
"Lorsqu'il n'y pas suffisamment de concurrence, les entreprises ne voient pas la nécessité d'innover ou d'améliorer leurs produits et services et vous obtenez à la place des publicités plus ciblées ou des contenus plus addictifs."
Un autre problème est que la direction prise par les innovations est définie par une poignée de personnes. Dans le cas des "app stores", il s'agit des deux personnes qui dirigent ces activités chez Google et Apple. Et qui se copient l'une l'autre, car si l'un d'eux prend une commission de 30%, l'autre suit.
Les autorités américaines se sont cassé les dents à plusieurs reprises lors de procès récents contre la Big Tech. Pourquoi les choses seraient-elles différentes aujourd'hui?
La nouvelle action en justice contre Amazon s'appuie sur une théorie bien connue selon laquelle Amazon interdit aux commerçants qui utilisent sa plateforme de proposer des conditions plus avantageuses ailleurs. D'autres procès ont déjà établi que cela provoquait un préjudice. Dans cette affaire, le juge peut s'y référer. C'est pourquoi on peut dire que les chances de succès de la FTC sont fortes.
Le procès Google se joue également sur un terrain connu. Il s'agit quasiment de la même chose que ce que Microsoft faisait à l'époque en combinant son moteur de recherche avec son système d'exploitation – omniprésent – pour éliminer des concurrents comme Netscape. J'espère donc que le juge verra les choses de la même façon.
Quelles seraient les conséquences si Google remportait tout de même la partie? Pour certains, les autres acteurs de la Big Tech ne pourraient plus être poursuivis.
Si Google gagnait, ce serait désastreux, car cela montrerait que la loi antitrust américaine ne fonctionne pas. Cela signifierait qu'une des plus grandes entreprises au monde peut se permettre de bloquer de manière flagrante l'accès au marché sans que la loi puisse s'appliquer. Les grandes entreprises technologiques ne seraient pas les seules à en réchapper. Ce serait le cas de nombreuses autres sociétés.
Dans ce cas, une nouvelle législation est nécessaire, mais quelle est la probabilité qu'elle voie le jour au vu de la polarisation et des dysfonctionnements qui caractérisent Washington actuellement?
Avec le désarroi du Congrès et le chaos qui règne dans le parti républicain, les chances de voir voter une nouvelle législation sont quasiment nulles.
En Europe, cela fonctionne encore, notamment avec le Digital Markets Act (DMA). Quel impact peut-on en attendre?
C'est une bonne piste, mais ce n'est pas la seule. Au Royaume-Uni, l'autorité de la concurrence peut décréter de nouvelles règles, si nécessaire pour chaque plateforme numérique séparément. En revanche, le DMA essaie d'englober toutes les plateformes dans une même réglementation, ce qui n'est pas simple. Même si on peut arguer qu'il n'est pas plus facile de rédiger de nouvelles règles pour chaque situation comme c'est le cas au Royaume-Uni.
"L'essentiel est que l'Europe et le Royaume-Uni tentent de faire quelque chose contre les plateformes numériques bien établies, dont le pouvoir est immense et qui font du tort aussi bien aux commerçants qu'aux annonceurs."
L'essentiel est cependant que l'Europe et le Royaume-Uni tentent au moins de faire quelque chose contre les plateformes numériques bien établies, dont le pouvoir est immense et qui font du tort aussi bien aux commerçants qu'aux annonceurs.
Partagez-vous l'inquiétude des experts selon laquelle le DMA pourrait se retrouver impuissant en raison d'un manque de moyens pour faire appliquer la loi?
C'est un véritable sujet d'inquiétude. Le DMA vise la façon dont certaines des plus grandes entreprises au monde gèrent leurs activités et engrangent des bénéfices. Ces entreprises protesteront et adapteront leurs produits d'une façon qui n'est pas souhaitée par le régulateur. Quelqu'un va devoir effectuer des contrôles, mais la Commission européenne ne possède pas le personnel suffisant et les autorités de la concurrence nationales diront qu'elles ne disposent pas non plus des ressources nécessaires.
Pour vous donner une idée: le DMA prévoit 60 à 80 personnes, tandis que l'autorité de contrôle des télécoms allemande compte à elle seule 1.200 personnes. Aux États-Unis, la FTC compte le même nombre d'employés qu'en 1975 alors que l'économie est entre-temps devenue beaucoup plus grande et plus complexe.
Êtes-vous en faveur de la scission des activités des sociétés monopolistiques? La Commission menace ainsi Google et ses activités de publicité numérique.
Je ne pense pas qu'il existe un remède unique pour toutes les sociétés et toutes les situations. Il faut voir les choses au cas par cas. Le remède doit être adapté à l'infraction.
Ceci étant dit, j'estime que, dans le cas de Google et de sa technologie publicitaire, la vente obligatoire d'activités serait une bonne solution. Aujourd'hui, Google travaille aussi bien pour les acheteurs que les vendeurs de publicités (annonceurs et médias, NDLR) tout en gérant le marché central de la publicité. Elle prend une commission et ne dit à personne quels sont les rôles précis de chacun. C'est une situation intolérable. Google ne devrait pouvoir conserver qu'une seule de ces activités.
"Aujourd'hui, les fabricants de smartphones ont peur de Google car, sans Android, pas de ventes."
Quant au destin du moteur de recherche Google, c'est plus difficile, mais je pense également qu'une vente obligatoire – dans ce cas, du système d'exploitation Android – serait une bonne idée. Les fabricants de smartphones comme Samsung pourraient installer Android sur leurs appareils pour un prix régulé d'environ 10 euros et seraient libres de choisir n'importe quel moteur de recherche et app store. Aujourd'hui, ils ont peur de Google car, sans Android, pas de ventes de smartphones. Résultat: ils font ce que Google leur dit, comme accorder une place de choix au moteur de recherche et aux apps de Google. Ce n'est pas ainsi que la concurrence peut jouer.
L'avantage des désinvestissements est qu'ils constituent un moyen très puissant. Après une cession, les autorités de contrôle ne doivent plus vérifier. Avec les autres solutions – comme proposer aux consommateurs un écran avec plusieurs choix possibles – les autorités de contrôle doivent continuer à vérifier si tout se passe comme convenu. C'est une lutte permanente. En outre, elle n'est pas facile à gagner, comme l'a appris la Commission européenne avec les solutions qu'elle a imposées à Google: Google possède encore une part de marché de 90% dans le segment des recherches en ligne.
Vous avez écrit des articles proposant une stratégie pour un procès contre Facebook et Google. Pourquoi uniquement contre ces deux monopoles?
Si vous êtes outsider, vous n'avez pas accès aux informations confidentielles sur les plateformes. Mais j'ai pu piocher dans un rapport de l'autorité de la concurrence britannique, qui s'est surtout penchée sur Facebook et Google, ce qui m'a permis d'élaborer un dossier antitrust. Auparavant, j'avais déjà collaboré à un article qui a servi de base pour le procès contre Amazon.
Le défi avec Apple est que la loi américaine exige que vous apportiez la preuve que l'entreprise a acquis sa part de marché de manière inconvenante. En Europe, la situation est différente: vous pouvez poursuivre une entreprise pour abus de position dominante, par exemple si elle facture des prix excessifs, comme une commission de 30% pour les apps présentées sur son app store. Cette option n'existe pas aux États-Unis.
Cet été, vous êtes passée à côté du poste d'économiste en chef de l'autorité de la concurrence européenne après une campagne de dénigrement. Quel regard portez-vous sur cet épisode?
Fondamentalement, il s'est agi d'un conflit entre le camp qui prône le protectionnisme et les aides d'État – dont le commissaire français au marché intérieur, Thierry Breton, était un représentant – et celui qui prône un marché concurrentiel créant des conditions équitables au bénéfice des consommateurs. Je me suis retrouvée comme un pion dans ce jeu. Vous avez pu lire sur les réseaux sociaux tout ce qui a été dit sur mon compte et la seule chose qui en est sortie, en fin de compte, est mon passeport américain.
"Mes conflits d'intérêts étaient bien moindres que ceux de mon prédécesseur, le Français Pierre Régibeau. Il était consultant avant de devenir économiste en chef."
Ne vous reproche-t-on pas également d'avoir travaillé comme consultante pour Apple et Amazon?
Mes conflits d'intérêts étaient bien moindres que ceux de mon prédécesseur, le Français Pierre Régibeau. Il était consultant avant de devenir économiste en chef. Il existe également des règles claires permettant de gérer ces conflits d'intérêts. Si vous avez travaillé dans le passé pour une entreprise donnée, vous devez garder vos distances.
Cela n'aurait-il pas bridé votre efficacité étant donné qu'Apple et Amazon sont tout de même des sociétés importantes?
Le seul conflit d'intérêts pertinent en ce qui me concerne portait sur Microsoft. Pour Apple, j'ai été il y a des années experte judiciaire dans un procès contre le fabricant de puces Qualcomm. Mon travail pour Amazon remonte également à plus de deux ans. L'idée que je ne serais pas suffisamment stricte envers la Big Tech a été rapidement balayée lorsque les gens ont lu mon travail. Seul mon passeport est resté. C'est très dommage que les choses se soient passées ainsi, y compris parce que cela s'est produit cinq semaines à peine avant la date prévue pour le début de mon mandat. J'avais déjà pris toutes les dispositions nécessaires dans ma vie en fonction de ce travail.
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