Que cache la bouderie des scénaristes de "l'usine à rêves"?
Pression sur les rémunérations, périodes de travail aléatoires, manque de reconnaissance…: le développement des plateformes a bouleversé l’industrie hollywoodienne et mené à un lourd conflit entre scénaristes et producteurs. Avec quelles conséquences chez nous?
Ils ont mis leur menace à exécution. Réunis au sein de la puissante Writers Guild of America (WGA), qui réunit 11.500 auteurs de films, téléfilms, séries et shows télévisés, les scénaristes américains sont partis en grève le 1er mai après l’échec des pourparlers avec l'Alliance des producteurs de cinéma et de télévision (AMPTP). Ils réclament une hausse de leur rémunération, des garanties minimales pour bénéficier d'un emploi stable et une plus grande part des bénéfices générés par l'essor du streaming.
Les studios leur répondent qu’ils doivent réduire leurs coûts en raison des "pressions économiques" (lisez, des actionnaires). La concurrence entre studios et entre plateformes est en effet devenue telle qu’ils doivent produire toujours davantage – et donc investir – pour se différencier, rognant ainsi sur leurs marges.
Le boom des plateformes
Comment en est-on arrivé là? La réponse est en grande partie due à l’essor des plateformes de streaming. "15 des 20 revendications des scénaristes sont liées aux plateformes, confirme Philippe Reynaert, ex-patron du fonds d’investissement dans l’audiovisuel Wallimage et fin connaisseur de l’industrie du 7e art; aujourd’hui, ce sont les services de streaming qui imposent les règles du jeu".
Cet essor remonte beaucoup à la crise sanitaire qui a scotché les cinéphiles chez eux. Les Netflix, Amazon, Disney+ et autres HBO se font une concurrence acharnée sur le contenu. "Les plateformes misent davantage sur du contenu fort, des histoires bien écrites plutôt que sur un casting prestigieux. Ce sont les scénaristes qui font leur succès mais ils ne sont pas reconnus à leur juste valeur", ajoute-t-il.
De fait, le marché a fortement évolué: "Avant le streaming, les grands networks de télévision structuraient le marché en produisant des séries de 20 à 25 épisodes par saison. Cela assurait des revenus récurrents aux scénaristes. Aujourd’hui, les plateformes sont cardinales, avec des saisons de 6 à 10 épisodes. Mais globalement, on produit plus de séries, ce qui maintient les scénaristes au centre du jeu", avance Marc Janssen, directeur des fictions à la RTBF.
Pourquoi cette évolution? "Les raisons sont surtout économiques, répond Aurélie Wijnants, présidente de l’Association des scénaristes de l’audiovisuel (ASA), qui a notamment travaillé sur des épisodes de la série Unité 42 (RTBF); se livrant à une concurrence féroce, les plateformes ne prennent plus le risque de s’engager sur de longues et coûteuses productions. Si ça marche, tant mieux, elle font d’autres saisons; sinon, elles s’arrêtent là, au détriment des scénaristes, qui ont alors moins de travail".
"La pression est telle que les plateformes ne veulent plus s’engager sur de longues et coûteuses productions."
Toutes proportions gardées, la présidente de l’ASA estime que les scénaristes belges ne sont pas trop mal lotis. "Nous progressons, mais les conditions sont encore loin d'être optimales, et nous ne sommes que quelques dizaines en Belgique francophone à en vivre. Mais l’apparition du fonds séries Fédération Wallonie-Bruxelles/RTBF il y a une dizaine d’années a été comme un appel d’air, cela nous a donné du travail et de la visibilité à notre métier", indique-t-elle. Dans ce contexte, la prochaine ouverture du fonds aux autres opérateurs, comme RTL, est une bonne nouvelle pour les scénaristes.
Revenus annexes
Mais revenons à Hollywood. La WGA, qui est un puissant syndicat, se charge depuis toujours de verser aux auteurs les revenus "résiduels" qu’elle perçoit auprès des producteurs. Il s’agit de revenus tirés de la réutilisation de leurs œuvres, lors des rediffusions télévisées, de ventes de DVD, etc. "Mais il s’agit d’un montant fixe quel que soit le succès de la série ou du film, les scénaristes devant céder leur droit d’exploitation en amont", observe Aurélie Wijnants; "chez nous par contre, les sociétés de gestion collective comme la Sabam ou la SACD-Scam versent des droits en fonction de la diffusion de l’œuvre. Cependant, la récente plainte des géants du web contre la loi belge sur le droit d’auteur est très inquiétante". "Le problème, c’est que les plateformes sont peu transparentes sur l’audience de ce qu’elles diffusent, ajoute Philippe Reynaert; elles donnent peu de chiffres alors que les scénaristes devraient pouvoir toucher un success fee".
"Les plateformes sont peu transparentes sur l’audience de ce qu’elles diffusent, elles donnent peu de chiffres alors que les scénaristes devraient pouvoir toucher un success fee.»
Une autre crainte s’est invitée à la table des négociations, l’essor de l’intelligence artificielle et son impact sur le travail des scénaristes. De la science-fiction? "Pas du tout, c’est une crainte légitime, estime Aurélie Wijnants; il ne faudrait pas que les opérateurs s’inspirent de scénarios d’une série existante pour générer de nouveaux épisodes via l’intelligence artificielle, dit-elle; mais tant que cela reste un outil générateur d’idées pour un scénariste, comme le sont par exemple les faits divers dans les journaux, pourquoi pas?"
Peu de répercussions à court terme
Au-delà des enjeux pour les scénaristes et l’industrie audiovisuelle aux États-Unis, quelles pourraient être les répercussions de ces grèves en Europe? Les chaînes de télé et les plateformes vidéo risquent-elles de voir leur source de contenus se tarir au fil du temps ? On songe par exemple à la chaîne à péage Be tv qui diffuse beaucoup de productions US, grâce notamment à son partenariat privilégié avec le géant HBO (Game of Thrones…): "Je ne suis pas trop inquiet à ce stade, répond son directeur général Christian Loiseau; d’abord nous avons de la marge avec beaucoup de séries déjà écrites et qui sont en cours de production; ensuite, nous ne dépendons pas que des États-Unis puisque 50% de ce que nous diffusons doit être produit dans l’Union européenne, c’est une obligation légale et nous sommes même au-delà; si cette grève devait s’éterniser nous pourrions toujours nous tourner davantage vers ces contenus-là, notamment ceux de Canal+, notre partenaire historique".
"Nous ne dépendons pas que des États-Unis puisque 50% de ce que nous diffusons doit être produit dans l’Union européenne."
Pas d’inquiétude non plus à la RTBF, même si sa plateforme Auvio diffuse beaucoup de séries: "Notre stratégie ne repose pas sur la fiction US mais européenne, notamment britannique, nous pouvons donc plus facilement anticiper une éventuelle pénurie", indique Marc Janssen.
Une opportunité et une menace
Cet expert, tout comme Philippe Reynaert, voit aussi le bon côté des choses derrière cette crise. "Si le mouvement devait durer aussi longtemps que le précédent (100 jours en 2007-2008, NDLR), cela pourrait être une opportunité pour l’industrie européenne de se relancer alors que le secteur n’a pas encore retrouvé ses niveaux d’avant la crise sanitaire", indique Philippe Reynaert. C’est d’autant plus vrai que "les plateformes distribuées chez nous doivent désormais contribuer à la production locale, comme l’impose la directive Services médias audiovisuels, note Marc Janssen; ce qui se passe à Hollywood pourrait donc contribuer à accélérer la structuration de leurs investissements européens, notamment en Belgique".
Dans ce contexte, les scénaristes européens, qui se disent solidaires avec leurs collègues américains, restent en alerte: "Même si les conditions d’emploi des scénaristes sont radicalement différentes aux États-Unis, les résultats de la grève de la WGA qui s'annonce longue et dfficile auront inévitablement un impact sur les scénaristes européens", conclut Aurélie Wijnants. À cause, précisément, de l’omniprésence des plateformes de streaming qui vont essaimer un peu partout.
René Manzor est un réalisateur, scénariste et romancier français. Il a longtemps travaillé à Hollywood. Il décrypte la grogne des scénaristes américains.
Vous avez travaillé dix ans pour Hollywood. Comment êtes-vous arrivé là-bas ?
C'est Steven Spielberg qui m'a fait venir à Hollywood après avoir vu mes deux premiers longs-métrages: "Le Passage" et "3615 code Père Noël". Pendant dix ans, je n'ai pas pris un jour de congé tant les possibilités de travail étaient énormes, comme réalisateur, scénariste, script docteur ou écrivain fantôme pour les studios. J’ai travaillé sur tous types de productions (films, séries), à la fois comme scénariste et réalisateur sur "Warrior Spirit" ou "Legends of the North", ou en tant que simple réalisateur sur des productions comme "Highlander", "Les Aventures du jeune Indiana Jones", "Beyond Belief", "Red Shoes Diary", "The Raven", etc.
Quelle est votre analyse du conflit actuel?
La raison essentielle du conflit est liée à l'importance grandissante de la VOD et surtout du streaming dans l'exploitation des œuvres. Un film produit il y a dix ans peut se retrouver aujourd'hui en tête des audiences sur une plateforme sans que les revenus de ses auteurs ne soient indexés sur ce succès. L'arrivée des plateformes a changé les pratiques et les formats. Les saisons ne font plus 20 à 25 épisodes mais de 8 à 10, ce qui change considérablement les revenus des auteurs qui sont payés par épisode. Il y a dix ans, un tiers des auteurs travaillaient au revenu minimum, soit 6.700 euros par semaine. Aujourd'hui, c'est la moitié. Sans parler de la tentation de faire appel à l'intelligence artificielle pour remplacer les auteurs. Les IA écrivent déjà des essais, des idées ou des scénarios régurgités à partir du contenu sur lequel elles ont été formées. Si la technique n'est pas encore au point, cela évolue à une vitesse alarmante et l'on frémit d'avance à ce qu'un croisement entre ces IA et une étude de marché pourrait générer comme œuvre.
Quelles différences y a-t-il entre le statut des scénaristes aux USA par rapport à l’Europe ?
Contrairement à ce qui se passe en France par exemple, un auteur ne peut travailler aux USA que s'il est syndiqué. Ce qui assure au syndicat une puissance de négociation phénoménale. La Writers Guild of America (WGA) doit négocier des contrats tous les trois ans et trouver un accord avec l’Alliance of Motion Picture and Television Producers (AMPTP). En France, l'adhésion à un syndicat n'est pas obligatoire. Et donc la Guilde des scénaristes ou le Club des auteurs n’ont pas la puissance de négociation de la WGA. Sur les séries télé, par exemple, le statut des scénaristes est très différent. Les États-Unis pratiquent le système de l'atelier d'écriture. Chaque auteur y gagne 10.000 dollars en moyenne par épisode. Le collectif fait que la paternité d'un auteur devient moins importante. À ce forfait, s'ajoutent les "residuals" (royalties) que les studios doivent payer aux auteurs pour les rediffusions ou les reventes sur câble, plateforme ou à l'étranger. Au total, un auteur américain est bien mieux payé qu'un français - l'écart moyen est de 1 à 3 - et accepte donc plus facilement d'abandonner au producteur la propriété intellectuelle de son œuvre (le copyright). En France, les rémunérations sont des forfaits qui varient selon les chaînes (privées ou publiques) et les durées (52 ou 90 minutes) auxquels viennent s'ajouter des droits de diffusion. Comme il y a moins de ventes à l'export, les sources de gains sont limitées pour l'auteur, mais il garde la propriété intellectuelle de son œuvre. Il peut faire valoir ce droit moral et mettre son veto à l'exploitation de son texte, ou récupérer ses droits en cas de faillite du producteur.
Comment voyez-vous l’issue du conflit ?
La pression va être forte pour parvenir à un accord. La grève de 2007-2008 qui avait duré 100 jours avait mis à l'arrêt l'industrie et coûté 2 milliards à l'économie de Los Angeles. Des séries comme "Prison Break", "24 Heures", "Lost" ou "Desperate Housewives" avaient été interrompues. Les talk-shows nocturnes seront les premiers programmes impactés car ils sont scénarisés eux aussi.
Le conflit pourrait-il toucher les réalisateurs?
C'est tout à fait possible car la grève des scénaristes est soutenue par les syndicats des acteurs et des réalisateurs, dont les contrats arrivent à échéance le 30 juin.
- Les scénaristes hollywoodiens sont partis en grève cette semaine, paralysant ainsi l'industrie audiovisuelle US.
- L'omniprésence des plateformes de streaming a considérablement affecté leurs conditions de travail et leur rémunération
- A ce stade, ce mouvement n'a pas encore d'impact sur les diffuseurs européens qui disent avoir suffisamment de stock de contenus.
- Il pourrait même permettre à l'industrie audiovisuelle européenne de se régénerer après la crise sanitaire.
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