La hausse du dollar alimente la crainte d'une nouvelle guerre des monnaies
Alors que la hausse du dollar attise l'inflation, le monde risque de s’enfoncer dans une spirale de hausse des taux et de rachats pour soutenir les devises. Personne n'en sortira gagnant.
C’est un éternel recommencement. Après avoir renoué avec les pics d’inflation que nous avons connus dans les années 1980, nous subissons à nouveau la force destructrice du tout-puissant dollar. Depuis quelques semaines, les experts font à nouveau allusion à une citation emblématique des années 1970: "Le dollar est notre devise, mais votre problème", avait déclaré le ministre américain des Finances, John Connally, en 1971 à ses homologues – ébahis – de plusieurs grands pays occidentaux.
Aujourd’hui, le dollar provoque une nouvelle fois des maux de tête aux banquiers centraux du monde entier. Fait remarquable: les grandes économies occidentales – zone euro, Japon, Royaume-Uni – ont vu leur devise baisser plus fortement face au dollar que les pays émergents, traditionnellement plus vulnérables. Le réal brésilien a même gagné du terrain par rapport au dollar depuis le début de l’année, mais il faut dire que la banque centrale brésilienne relève également ses taux d’intérêt depuis quelque temps.
"Le dollar est notre devise, mais votre problème."
La hausse des taux d'intérêt– en particulier aux États-Unis – est considérée comme le moteur essentiel des récentes fluctuations observées sur le marché mondial des devises. Fin 2021, la banque centrale américaine (Fed) avait déjà annoncé qu’un resserrement de sa politique était nécessaire pour maîtriser l’inflation galopante. Cela se fait généralement en relevant les taux d’intérêt, ce qui augmente le coût de l’argent et refroidit en principe l’économie et freine l’inflation. La seule perspective de ces hausses de taux a suffi pour propulser le dollar vers des sommets. La logique qui sous-tend cette politique est qu’un investissement en dollars devient plus intéressant en cas de hausse des taux, ce qui déclenche des mouvements des capitaux en direction des États-Unis et augmente de facto la demande de dollars.
Le cours du dollar est allé crescendo au fur et à mesure qu’il est devenu évident que la Fed comptait lutter contre l’inflation en augmentant ses taux de manière agressive. Depuis mars, la banque centrale américaine a déjà relevé son taux directeur de 3 points de pourcentage. Le contraste par rapport à la Banque centrale européenne (BCE) – qui affirmait, en décembre dernier, qu’elle ne relèverait pas ses taux en 2022 – pouvait difficilement être plus grand. L’écart grandissant entre les taux d’intérêt des deux grandes devises – ou plutôt: la différence de taux attendue, étant donné que les marchés anticipent – a fait plonger l’euro en dessous de la fameuse parité, où 1 euro vaut 1 dollar.
Entre-temps, la BCE a amorcé un mouvement de rattrapage et commencé à relever son taux directeur, de sorte que le différentiel de taux n’est plus la principale explication de la baisse de l’euro face au dollar. Deux nouveaux catalyseurs ont, depuis, pris le relais, explique Peter Vanden Houte, économiste en chef d’ING Belgique. "La guerre en Ukraine et l’explosion des prix de l’énergie pèsent lourdement sur l’économie européenne. En outre, les inquiétudes grandissantes qui agitent les marchés financiers poussent les investisseurs à se tourner vers le dollar, qui reste traditionnellement une valeur refuge." Les perspectives de croissance de l’économie américaine – relativement meilleures qu’en Europe – apportent un soutien supplémentaire au dollar.
"La guerre en Ukraine et l’explosion des prix de l’énergie pèsent lourdement sur l’économie européenne. En outre, les inquiétudes grandissantes qui agitent les marchés financiers poussent les investisseurs à se tourner vers le dollar, qui reste traditionnellement une valeur refuge."
Yen et livre sterling
Le recul de nombreuses autres devises n’est qu’une déclinaison de ce qui se passe dans la zone euro, le yen japonais et la livre sterling en tête. Au Japon, la banque centrale s’en tient catégoriquement à un taux à dix ans nul, ce qui ne fait que creuser l’écart et pousse le yen vers de nouveaux planchers par rapport au dollar. Au Royaume-Uni, le nouveau gouvernement Truss s’est tiré une balle dans le pied en annonçant une forte baisse des impôts au moment où la banque centrale se bat contre une inflation galopante et où la dette publique s’envole. Les marchés financiers se sont donc débarrassés des obligations souveraines britanniques, faisant chuter la livre sterling à un niveau record par rapport au dollar. Entre-temps, Truss a fait volte-face.
La douloureuse conséquence de la hausse du dollar est une poussée supplémentaire d’inflation pour les pays "non-dollar". De nombreuses importations – en particulier les achats de pétrole – sont réglées dans la principale devise mondiale. Et cette hausse rend les importations plus chères, à un moment très inopportun où les banquiers centraux sont aux prises avec la lutte contre l’inflation née dans le sillage de la pandémie de Covid-19. La lutte féroce de la Fed contre sa propre inflation complique donc involontairement la tâche du reste du monde: "Vous le savez, c’est votre problème."
C’est tout sauf innocent. Les pays qui souhaitent lutter contre l’inflation en réduisant autant que possible – notamment en soutenant leur devise – le fossé qui les sépare des taux américains pourraient être amenés à surenchérir en matière de taux. Ils pourraient ainsi réduire la pression sur la hausse du coût des importations, mais en sacrifiant une partie de leur croissance économique. Le grand danger est qu’une spirale mondiale de hausse des taux étouffe inutilement l’économie et provoque une profonde récession. Maurice Obstfeld, l’ancien économiste en chef du Fonds Monétaire International (FMI), a récemment lancé une mise en garde à ce sujet.
Le scénario d’une guerre des monnaies "inversée" se profile donc. "Inversée" parce que, dans une guerre des devises classiques, les pays baissent leur devise pour devenir plus concurrentiels – en réduisant le coût de leurs exportations – au détriment d’autres pays. Aujourd’hui, nous sommes menacés par une possible course au soutien des devises pour freiner l’inflation – et la croissance – au détriment de l’inflation dans d’autres pays. Dans ce sens, les États-Unis exportent une partie de leur problème d’inflation.
Les premières escarmouches ont déjà commencé. À la fin du mois dernier, la banque centrale du Japon a soutenu sa monnaie sur le marché des changes pour la première fois depuis 1998: elle a dépensé un peu moins de 20 milliards de dollars de ses réserves pour acheter du yen et le faire monter par rapport au dollar. La banque centrale sud-coréenne et son homologue indienne ont fait de même pour soutenir leur devise nationale, respectivement le won et la roupie.
Si l’on en croit la banque Nomura, l’intervention japonaise pourrait avoir "abaissé le seuil" permettant à d’autres pays – notamment le Royaume-Uni – de soutenir leur propre devise. D’autres interventions pourraient "sérieusement compromettre la collaboration internationale" et augmenter la pression internationale sur les États-Unis pour qu’ils se montrent moins agressifs en matière de hausse des taux, écrit Nomura. Pour Peter De Coensel, CEO de Degroof Petercam Asset Management, les choses sont claires: "Les petits jeux entre les devises sont de retour." Tout comme les fluctuations sauvages des devises, ajoute-t-il, l’indice de volatilité JPMorgan FX ayant monté en flèche.
La question de savoir si les États-Unis doivent limiter leurs hausses de taux pour épargner le reste du monde n’est pas neuve. Elle remonte à l’idée que le Pays de l’Oncle Sam est le fournisseur de la monnaie de réserve dominante dans le monde et, qu’en tant que tel, il doit tenir compte de toutes les parties prenantes.
Tension
"Il existe depuis longtemps une tension entre le rôle de la Fed et celui du dollar en tant que devise de réserve mondiale", explique Brad Setser, économiste du groupe de réflexion Council of Foreign Relations et ancien fonctionnaire du ministère américain des Finances. "La Fed est légalement tenue d’accorder la priorité à l’économie nationale. Au même moment, elle est consciente que l’impact du dollar sur le reste du monde a également des conséquences pour les États-Unis."
"La Fed est légalement tenue d’accorder la priorité à l’économie nationale. Au même moment, elle est consciente que l’impact du dollar sur le reste du monde a également des conséquences pour les États-Unis."
En effet, le ralentissement excessif de la croissance contre lequel Obstfeld du FMI met en garde pèse sur les exportations américaines. Un autre effet boomerang est celui provoqué par l’instabilité financière qui peut survenir dans un monde où le dollar se raréfie, car la Fed réduit son bilan en ne réinvestissant plus le produit des titres de créance arrivant à échéance (absorption de dollars). La réduction du déficit commercial américain assèche également les flux de dollars.
Selon Setser, le cours du dollar a entre-temps atteint un niveau où la devise commence à peser sur les États-Unis eux-mêmes. Mais cela ne signifie pas encore que la Fed doive commencer à aligner sa politique de taux sur le reste du monde en lâchant la bride.
L’expert en devises Eswar Prasad, professeur à l’Université Cornell, ne trouve pas que ce soit une bonne idée. "La Fed doit se concentrer sur son mandat, dont la priorité est aujourd’hui de lutter contre l’inflation sur son marché domestique. C’est déjà suffisamment difficile. Si elle se montre laxiste dans sa lutte contre l’inflation, le problème sera d’autant plus important pour les États-Unis et le reste du monde. En outre, l’ajout d’un vague mandat (prendre en compte l’impact sur l’étranger, NDLR) au nombre croissant de mandats de la Fed pourrait nuire à sa crédibilité et à son efficacité", explique-t-il.
En bref: il ne faut pas s’attendre à un changement de politique tant que la Fed n’aura pas réussi à maîtriser l’inflation de façon convaincante. Cette même logique s’applique aux interventions coordonnées au plan international pour affaiblir le dollar. Cela s’est passé la dernière fois en 1985, avec le célèbre accord Plaza entre les États-Unis et le Royaume-Uni, la France, l’Allemagne de l’Ouest et le Japon.
Plaza 2.0
Ce n’est pas une coïncidence si, depuis quelques semaines, les spéculations vont bon train à propos d’un éventuel Plaza 2.0, une idée que le gouvernement américain – par la voix de son conseiller Brian Deese – a déjà catégoriquement rejetée. En outre, le président Joe Biden n’y voit aucun intérêt: tout accord pour faire baisser le dollar ne ferait qu’alimenter l’inflation, un problème dont il peut se passer à l’avant-veille des élections de mi-mandat qui auront lieu le mois prochain.
"La Fed doit se concentrer sur son mandat, dont la priorité est aujourd’hui de lutter contre l’inflation sur son marché domestique. C’est déjà suffisamment difficile. Si elle se montre laxiste dans sa lutte contre l’inflation, le problème sera d’autant plus important pour les États-Unis et le reste du monde."
Setser souligne que la situation actuelle est très différente de ce qu’elle était en 1985. À l’époque, la Fed avait déjà maîtrisé l’inflation et la banque centrale avait recommencé à réduire les taux d’intérêt. Néanmoins, le dollar est resté obstinément cher, ce qui a nécessité une intervention coordonnée pour faire baisser son cours et rendre l’économie américaine à nouveau plus concurrentielle. Setser ne pense pas non plus que l’on doive rapidement s'attendre à un nouvel accord Plaza. "La Fed n’en est pas encore à la fin de ses hausses de taux. Un tel accord ne sera envisageable que lorsque la banque centrale recommencera à baisser ses taux et après une longue période de dollar fort."
Paul De Grauwe, professeur d’économie à la London School of Economics, ne voit pas comment des mesures coordonnées pourraient voir le jour aujourd’hui. Pour cela, il faut que les États-Unis collaborent, et ils n’y ont aucun intérêt. "Pour peser sur le cours du dollar, il faudrait en vendre massivement et la Fed ne le fera pas, étant donné qu’elle lutte aujourd’hui contre l’inflation. La BCE pourrait vendre elle-même des dollars en échange d’euros, mais pour cela, elle doit en recevoir suffisamment de la Fed. C’est là que le bât blesse."
En outre, De Grauwe n’est pas d’accord avec les raisons – comme la différence des taux – qui sont données pour expliquer la hausse du dollar. "En réalité, nous ne comprenons pas bien pourquoi les cours de change fluctuent. Cela n’empêche pas les analystes de réfléchir à différentes causes et d’élaborer différents scénarios. Ces scénarios peuvent cependant avoir une influence non négligeable et donner naissance à des prophéties autoréalisatrices."
Intervention unilatérale
Une des alternatives à une action concertée consisterait à intervenir unilatéralement comme l’a fait la banque centrale japonaise. Mais quel serait l’impact d’une telle intervention? Les banques centrales risqueraient d’assécher inutilement leurs réserves dans une tentative infructueuse de soutenir leur devise. Prenons le Japon: dix jours à peine après que la banque centrale nippone a soutenu sa devise, le yen avait retrouvé le même taux de change qu’avant l’intervention.
"La BCE pourrait vendre elle-même des dollars en échange d’euros, mais pour cela, elle doit en recevoir suffisamment de la Fed. C’est là que le bât blesse."
"Selon la doctrine, une intervention sur les taux de change n’a d’impact que si elle va dans le même sens que la politique monétaire", explique Vanden Houte. Concrètement, si la banque centrale augmente ses taux, des rachats de sa propre devise peuvent donner un coup de pouce au cours de change, en fonction de la hausse des taux. Mais aujourd’hui, la banque centrale japonaise va dans le sens contraire en bétonnant à zéro son taux à dix ans. Dans ce cas, les rachats destinés à soutenir le cours du yen sont peu productifs.
Pour la zone euro, le principal obstacle vient d’ailleurs, estime Vanden Houte. "Les mesures de relance massives – l’Allemagne a encore récemment injecté 200 milliards d’euros de soutien pour l’énergie – font augmenter la demande et vont ainsi à l’encontre de la politique de resserrement de la BCE."
Il n’empêche, selon l’économiste d’ING, que l’euro est "extrêmement" sous-évalué par rapport au dollar. "Tôt ou tard, le cours basculera dans l’autre sens. Nous avons uniquement besoin d’un catalyseur pour que l’élastique saute." La résolution de la crise énergétique pourrait être ce puissant catalyseur, mais Vanden Houte craint que ce ne soit pas pour demain. "Le marché du gaz restera difficile en 2023. L’énergie reste un boulet attaché au pied de l’euro."
Pays émergents
Un point positif est que la situation reste relativement calme dans les pays émergents. Dans le passé, la hausse du dollar a plusieurs fois fait des ravages dans ces pays qui, non seulement, financent une grande partie de leurs importations, mais doivent également rembourser leurs emprunts en dollars. Le montant de ces remboursements augmente avec la hausse du billet vert. En outre, ils sont traditionnellement exposés à des retraits de capitaux lorsque les taux américains augmentent.
Mais pour Prasad, il ne faut pas craindre une crise "imminente" dans les pays émergents, à l’exception de ceux qui, à cause d’une mauvaise gestion, se sont mis eux-mêmes en difficulté, comme le Sri Lanka, la Turquie et le Venezuela. L’Argentine et l’Égypte font également toutes deux partie des pays vulnérables. De nombreux pays émergents ont fait leurs devoirs et sont aujourd’hui mieux armés contre une hausse du dollar. "En règle générale, les pays émergents résistent bien, notamment parce qu’ils ont commencé spontanément à rehausser leurs taux", explique De Coensel.
"Le revers de la médaille est que toutes ces hausses de taux d'intérêt freinent la croissance économique des pays émergents, ce qui les rend moins attrayants pour les investisseurs", explique Vanden Houte. Pour lui, les devises des pays émergents resteront vulnérables tant que la Fed continuera à relever ses taux d'intérêt, étant donné que les pays émergents doivent en principe suivre, voire aller un peu au-delà des hausses de taux américaines.
Le plus grand pays émergent, la Chine, est un cas à part. Vu que l’économie chinoise est confrontée à une crise de l’immobilier et à des mesures de confinement répétitives, la politique monétaire y est plus souple. L’écart avec les États-Unis – en plein durcissement de leur politique monétaire – a fait chuter le yuan à son plus bas niveau depuis 2008. La devise est en voie d’enregistrer le plus fort recul annuel de son histoire par rapport au billet vert.
"Si la devise chinoise est réellement sur le point de perdre davantage de terrain – ce qui semble aujourd’hui très probable – cela apportera d’autres mauvaises nouvelles pour le monde."
Cette perte reste toutefois sous contrôle, car le taux de change chinois est strictement régulé par les autorités, qui fixent la fourchette dans laquelle la devise peut fluctuer. Mais certains signes indiquent que le gouvernement chinois ne serait pas contre une baisse du yuan, car elle donnerait de l’oxygène supplémentaire à l’économie chinoise, qui dépend en grande partie des exportations.
Les analystes de la banque Barclays mettent en garde contre des conséquences potentiellement lourdes. Ils estiment que si une économie exportatrice comme la Chine laisse sa devise s’affaiblir, de nombreux autres pays lui emboîteront le pas pour rester concurrentiels. Mais cela alimenterait à nouveau l’inflation contre laquelle ces pays se battent, entre autres en soutenant leur devise. "Si la devise chinoise est réellement sur le point de perdre davantage de terrain – ce qui semble aujourd’hui très probable – cela apportera d’autres mauvaises nouvelles pour le monde", estiment les experts de Barclays. Cela ne fera que rendre les petits jeux entre devises encore plus complexes.
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