Nous vivons de plus en plus vieux, et nous héritons donc de plus en plus tard de nos parents. Souvent alors que nous sommes déjà bien installés dans la vie, alors que la troisième génération prend elle-même son envol. Vu le timing, ce sont plutôt les petits-enfants qui auraient alors besoin d’un coup de pouce plutôt que leurs parents qui héritent et qui ont déjà souvent reçu une donation entre-temps. Une réalité à laquelle le saut (partiel) de génération apporte une solution. Voyons comment. Et quels sont les avantages et inconvénients de la formule par rapport aux autres options envisageables.
Les grands-parents ne sont évidemment pas obligés d’attendre leur décès pour transmettre quelque chose à leurs petits-enfants. Rien ne les empêche de leur faire des donations de leur vivant. Mais, en pratique, ce n’est pas aussi simple qu’il y paraît.
"Les donations aux petits-enfants sont assez peu répandues", indique Sophie Slits, Legal advisor-Estate planning à la Banque Nagelmackers. "Les grands-parents ne font pas si volontiers des donations à leurs petits-enfants, confirme le notaire Renaud Grégoire. D’abord parce qu’ils craignent que leurs propres enfants, qui sont leurs héritiers directs, se sentent lésés, mais également parce qu’ils risqueraient de créer des distorsions. Si leur fille a 4 enfants et leurs deux fils chacun deux enfants, les grands-parents qui donneraient 10.000 euros à chacun de leurs petits-enfants respecteraient certes l’égalité entre ces derniers mais favoriseraient la branche de leur fille (40.000 euros, contre 20.000 euros du côté de chacun des fils). Et à l’inverse, s’ils respectent l’égalité par branche, c’est au niveau des petits-enfants que des frustrations pourraient naître", explique-t-il.
Les grands-parents ont également la possibilité d’intégrer leurs petits-enfants dans leur planification successorale.
Le saut de génération (renonciation totale)
"Dans le cadre d’une planification successorale, le premier réflexe, c’est de penser à ses enfants. Dans un second temps viennent les petits-enfants, mais l’âge de ces derniers est évidemment déterminant. Lorsqu’ils ont 25 ou 30 ans, on peut envisager un saut de génération", contextualise Sophie Slits.
Dans ce cas, l’héritier touche son héritage, paie l’intégralité des droits de successions dus, mais il a ensuite la possibilité d’en faire donation, en tout ou partie, à la génération suivante et ce sans devoir payer de droits de donation!
"Le saut de génération (partiel) dépend du bon vouloir de l’héritier, ce qui ne permet pas d’être totalement maître de sa planification successorale."
Organiser un saut d’héritage n’est cependant pas une mince affaire. Concrètement, les grands-parents doivent inviter leurs enfants à renoncer à leur héritage au profit de leur propre descendance. "Le grand-parent peut exprimer sa volonté en ce sens mais il ne sera jamais maître de la décision. Il dépend du bon vouloir de son enfant et n’est donc pas en mesure d’organiser une planification digne de ce nom", nuance-t-elle. Autre frein et non des moindres: le parent doit obligatoirement renoncer à la totalité de l’héritage. Il ne peut en conserver une partie. "Cette logique du ‘tout ou rien’ est évidemment totalement rédhibitoire et explique à elle seule le flop total de cette technique", indique Renaud Grégoire.
En outre, l’optimisation fiscale est limitée. Certes, l’opération permet d’éviter que les droits de succession soient payés deux fois sur un même patrimoine, la première au décès des grands-parents et la seconde au décès des parents, mais en Wallonie et à Bruxelles, cela s’arrête là. "Les droits de succession à payer par les petits-enfants sont identiques à ceux que le renonçant aurait payés", pointe la spécialiste de Nagelmackers. En Flandre, les droits de succession sont calculés sur la part nette de chaque héritier, ce qui permet d’en limiter l’impact global.
Le saut de génération partiel
Le saut de génération partiel apporte un correctif important susceptible de donner un nouvel élan aux transmissions familiales, estiment les spécialistes que nous avons consultés.
Alors que la Région flamande a déjà adopté le saut de génération partiel voici un an, la Région wallonne vient d’adopter un décret en ce sens. En Région bruxelloise par contre, les lignes n’ont toujours pas bougé…
À l’instar de la Flandre, la Wallonie permet désormais le saut de génération partiel à des conditions fiscales très avantageuses.
Mais de quoi s’agit-il? L’avocat Grégory Homans (Dekeyser & Associés) estime qu’il serait plus adéquat de parler de "donation rapide". "La nouveauté, c’est la possibilité de faire (dans la foulée d’une succession, NDLR) une donation qui constitue un saut de génération", résume Renaud Grégoire.
Concrètement, cela donne ceci. Un héritier en ligne directe a la possibilité de faire donation de tout ou partie de l’héritage qu’il a recueilli – et pour lequel il a payé les droits de succession –, au profit de sa propre descendance au 1er degré, en bénéficiant de droits de donation de 0%.
Un petit exemple pour bien comprendre. "Si Paul hérite de 500.000 euros d’avoirs financiers ou d’un immeuble d’une valeur de 500.000 euros de son père Emile, après s’être acquitté des droits de succession il peut en faire donation à ses enfants, résume Me Grégory Homans. Mais pas question d’abuser du système. "Si Paul possède déjà un appartement d’une valeur de 300.000 euros et qu’il hérite des 500.000 euros de son père, il ne sera pas autorisé à faire donation de l’appartement à ses enfants, tout simplement car cet immeuble ne fait pas partie de la succession de son père", recadre le spécialiste en planification.
Dans les autres régions
- En Flandre, le saut de génération partiel a déjà été instauré il y a un an.
- En Région bruxelloise, à ce jour, seul le saut de génération total est possible! La taxation s’opère comme si l’héritier renonçant avait effectivement hérité. En clair, les droits de succession sont dus sur la totalité de l’héritage. "La multiplication des bénéficiaires effectifs (petits-enfants) ne permet pas de profiter de la progressivité des droits de succession", constate Me Grégory Homans, avocat associé au cabinet Dekeyser & Associés. Le parlementaire bruxellois (MR) Olivier de Clippele a bien tenté jadis de déposer une proposition d’ordonnance au Parlement bruxellois pour qu’on taxe non pas dans le chef du renonçant à la succession mais dans celui des bénéficiaires mais elle n’a pas abouti. Aucun projet de saut partiel de génération n’est à l’ordre du jour.
"Cette formule devrait rencontrer davantage de succès, notamment compte tenu de l’avantage fiscal indéniable qu’elle procure, mais la décision revient toujours aux héritiers. Les grands-parents peuvent juste espérer que leurs enfants seront plus à même, le moment venu, de juger de l’opportunité de renoncer à tout ou partie de l’héritage en fonction de l’âge, de la situation et des besoins de chacun", commente Sophie Slits.
Cette décision importante, l’héritier pourra en effet la prendre à tête reposée. L’éventuelle donation de tout ou partie de l’héritage à ses propres enfants (les petits-enfants, donc) devra intervenir au plus tard dans les 90 jours qui suivent le dépôt de la déclaration de succession. Comptez donc 7 mois. La donation devra faire l’objet d’un acte authentique devant notaire.
Ces donations rapides ne sont pas concernées par la réserve de progressivité. Comprenez que "pour les autres donations, les compteurs seront donc remis à zéro", observe Renaud Grégoire. "En revanche, si l’héritier est atteint d’un cancer et décède un an après une donation faite dans le cadre d’un saut de génération, cette donation sera réintégrée à sa succession (puisque décès dans les trois ans, NDLR)", ajoute-t-il.
Écueils et zones d’ombres
Notons encore que le démembrement de propriété n’est pas autorisé dans le cadre d’un saut de génération partiel. "Faire donation d’un immeuble sans avoir la possibilité de s’en réserver l’usufruit peut constituer un obstacle", fait remarquer la spécialiste de Nagelmackers. "Mais il est toujours possible de prévoir d’autres modalités", suggère-t-elle.
À ce stade, il subsiste en outre quelques zones d’ombres dans la loi.
"Une personne domiciliée en Région wallonne qui hériterait d’un défunt domicilié en Région bruxelloise pourrait-elle utiliser ce régime de faveur à l’égard de ses propres enfants?", s’interroge Renaud Grégoire.
Tentative de réponse de Me Homans, qui confirme que des précisions sont nécessaires pour garantir la sécurité juridique et fiscale. "Bien que cette problématique des résidences du défunt et du donataire dans deux Régions différentes se présentera souvent, il n’en a pas été question lors des travaux parlementaires du décret du 3 mai", constate-t-il. A ce stade, il estime toutefois que "selon les principes fiscaux, le saut générationnel wallon ne s’appliquerait que si le défunt et l’héritier-donateur sont tous deux résidents wallons".
Une analyse que semble partager Sophie Slits: "Le défunt et l’héritier doivent être résidents wallons. Par contre, le petit-enfant pourrait être domicilié dans une autre Région (puisque dans son cas il n’y a aucune incidence fiscale)", suggère-t-elle. Voilà qui mérite donc quelques clarifications. En attendant, comme le lui a fait observer un client, "c’est totalement discriminatoire…"
Alternatives?
Les grands-parents qui veulent rester totalement maîtres de leur planification successorale et opérer un saut de génération vont davantage travailler avec un testament. Ils peuvent alors vraiment faire du sur-mesure. D’autant que le nouveau droit successoral leur offre davantage de latitude. La réserve des enfants (part de la succession qui leur est dévolue par la loi) étant dorénavant limitée à la moitié du patrimoine, quel que soit le nombre d’enfants, les grands-parents ont à leur disposition l’autre moitié pour gratifier qui ils veulent et comme ils veulent.
En clair, ils ont trois options. Soit ils prennent une initiative de leur vivant (donation), soit ils organisent leur succession par testament et/ou pacte successoral, soit ils laissent leurs enfants décider de renoncer ou non à tout ou partie de leur héritage dans le cadre d’un saut de génération (partiel).