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"Erdogan gère la Turquie comme une rente personnelle"

Recep Tayyip Erdogan arrivera toujours à tenir son rôle sur la scène internationale et à se rendre indispensable auprès de ses alliés. ©AFP

Interview | Ancien correspondant du journal Le Monde à Istanbul, Guillaume Perrier s'est prenché sur la vie et la pensée du Président turc. A ses yeux, cette dernière est en passe de devenir une doctrine nationale, dans la continuité du kémalisme.

Après 15 ans à la tête du pays, l’homme fort d’Ankara a été réélu ce 24 juin pour un mandat de cinq ans. Il va diriger la Turquie avec des pouvoirs étendus, comme celui de nommer les ministres et le directeur de la Banque centrale et de gouverner par décret. À quoi ressemble cet "Erdoganisme"? Quelles en sont ses limites et comment s’intègre-t-il dans les relations internationales? Réponses de Guillaume Perrier, auteur du récent ouvrage "Dans la tête de Recep Tayyip Erdogan" (Actes sud), qui décortique la personnalité politique du leader turc.

Le nouveau régime présidentiel donne des pouvoirs élargis au chef de l’exécutif. À quoi va ressembler cette hyper-présidence?

Le président Erdogan veut tout contrôler, tout maîtriser. À ce titre, son nouveau gouvernement est assez caricatural et en dit long sur la politique qu’il veut conduire. Il installe son gendre, Berat Albayrak, aux Finances. Il confie le portefeuille de la Défense à l’ancien chef d’état-major des forces armées turques, Hulusi Akar, dont il est très proche. Les autres ministères sont aux mains d’une série d’hommes d’affaires plus ou moins frappés par des soupçons de corruption. Le ministre de la Culture et du Tourisme est un homme d’affaires qui a fait fortune dans la promotion des croisières de luxe.

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S’il y a bien quelque chose qu’on ne peut pas contrôler par décret présidentiel, c’est la situation de l’économie.

Guillaume Perrier

Le président Erdogan gère la Turquie comme une rente personnelle qu’il faut faire fructifier à tout prix. Nous sommes dans un pli dénoncé depuis des années, notamment par les affaires de corruption qui avaient touché son gouvernement en 2013. Il faut se poser la question de savoir s’il n’a pas déjà tué la poule aux œufs d’or et s’il n’est pas en train de récupérer ce qui peut l’être avant la faillite du pays. On peut d’ailleurs penser que cet aspect de sa gestion va finir par l’affaiblir sur le long terme. Je ne vois pas comment le pays peut rester stable avec une telle équipe au pouvoir.

Chute de la monnaie turque, dégradation de la note souveraine, inflation à double chiffre. Est-on au bord d’une crise économique en Turquie?

S’il y a bien quelque chose qu’on ne peut pas contrôler par décret présidentiel, c’est la situation de l’économie. On a l’impression que la Turquie est un pays à la gestion complètement folle, qui est vendu à la découpe à des proches du pouvoir, pour qu’ils s’enrichissent. Le président Erdogan va être obligé de demander l’aide du Fonds monétaire international (FMI) à un moment donné pour remettre le pays d’aplomb. Cela signifie qu’il devra faire de vraies concessions politiques sur l’état de droit et la justice, afin que les investisseurs reprennent confiance dans le marché turc. Autrement, je ne vois pas comment le pays peut rester stable économiquement.

Peut-on craindre un repli de la Turquie sur elle-même, un scénario à l’iranienne, par exemple?

Je ne crois pas trop à un tel scénario. La Turquie est tellement intégrée dans son environnement international qu’il semble compliqué de couper tous les liens. La Turquie est dans une union douanière avec l’Union européenne, est membre de l’Otan et a noué des alliances énergétiques avec l’Europe de l’Ouest. Le pays ne peut pas vivre en autarcie. L’Iran a du gaz et du pétrole, l’Irak, le Venezuela aussi… Si la Turquie liquide toutes ses alliances pour se jeter dans les bras de la Russie, cela ne compensera pas ses pertes économiques et elle le payera par ailleurs. Si le président ne fait pas de concessions, l’économie turque risque vraiment de s’effondrer et de l’emporter avec elle.

Ce n’est pas sur l’islamisme que le président Erdogan a réussi à garder une majorité électorale forte, mais en s’alliant avec les ultranationalistes.

Guillaume Perrier
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Le président turc tourne-t-il le dos à la doctrine laïque et républicaine développée par Mustafa Kemal Atatürk à partir de 1923?

Plus qu’une rupture totale avec le kémalisme, on assiste à une mutation d’un régime vers une forme nouvelle de gouvernance que l’on peut qualifier d’erdoganisme, tant le président Erdogan est en train d’imposer son propre modèle politique. Il crée une deuxième République, aussi autoritaire voire plus que la première, mais avec une dynamique de transformation sociale différente.

Justement, qu’est-ce que l’erdoganisme?

C’est une mutation du régime turc qui, au lieu d’aller vers une forme de social-démocratie laïque comme on aurait pu le penser après les années 2000, est en train de muter vers une forme d’autoritarisme avec une part d’islamisme mais aussi certains codes du kémalisme, comme le nationalisme, l’étatisme et le populisme, qui font aussi partie des grands traits de caractère politiques d’Erdogan. Je dirais donc qu’il est moins en opposition au kémalisme qu’en symbiose avec certains de ses principes. Il se trouve dans une tradition turque très nette puisqu’avant lui, les présidents Turgut Ozal dans les années 80 et Adnan Menderes dans les années 50 remettaient déjà en question le dogme kémaliste, de l’intérieur et pas de l’extérieur.

Sa victoire aux élections anticipées de juin 2018 marque-t-elle le retour de l’Islam politique au pouvoir en Turquie?

Je ne crois pas. Aujourd’hui, le cœur du pouvoir de Recep Tayyip Erdogan est composé par les ultranationalistes du Parti d’action nationaliste MHP (qui forme l’alliance majoritaire au parlement avec le Parti de la justice et du développement (AKP), islamo-conservateur, NDLR) et du mouvement des Loups gris. Ce n’est pas sur l’islamisme que le président Erdogan a réussi à garder une majorité électorale forte, mais en s’alliant avec les ultranationalistes, ce qui lui a permis de capter 60% de l’électorat.

Le président Erdogan va être obligé de demander l’aide du FMI à un moment donné pour remettre le pays d’aplomb.

Guillaume Perrier

Le chef d’État turc était dernièrement au sommet de l’Otan à Bruxelles. Qu’est-il ressorti de cette visite?

La communication qui en a été faite est qu’Erdogan reste un membre important de l’Otan. On a vu que Donald Trump et Emmanuel Macron avaient besoin de garder de bonnes relations avec lui. Recep Tayyip Erdogan arrivera toujours à tenir son rôle sur la scène internationale et à se rendre indispensable auprès de ses alliés. Je ne pense pas que la place de la Turquie dans l’Otan soit remise en cause, car cette place est trop importante.

L’Union européenne verse toujours un milliard d’euros par an à la Turquie dans le cadre de négociations d’adhésion au point mort. Ces aides ne sont-elles pas remises en question?

Les fonds de pré-adhésion sont des budgets votés sur plusieurs années et attribués par tranches à tous les pays candidats au cours de leur adhésion. Quand le président Erdogan qualifiait de "nazis" certains pays de l’Union européenne, le Parlement européen avait jugé qu’il était problématique de continuer à verser ces fonds à la Turquie. Malgré cela, les fonds sont toujours distribués. Il faut tempérer cette somme car elle finance aussi des programmes engagés par l’Union européenne de longue date, reflets de ses intérêts dans la région, comme la coopération transfrontalière, des réseaux agricoles, mais aussi des prisons et des centres pour migrants. Quant à la gestion du dossier migratoire, un budget de trois milliards d’euros avait été attribué au moment de l’accord entre l’UE et la Turquie en 2016 (et versé en plusieurs fois, NDLR). La Commission européenne a décidé de débloquer trois milliards supplémentaires il y a quelques semaines, juste avant les élections en Turquie.

Dans la tête de Recep Tayyip Erdogan, de Guillaume Perrier.
Dans la tête de Recep Tayyip Erdogan, de Guillaume Perrier. ©Actes Sud

"Dans la tête de Recep Tayyip Erdogan" – Guillaume Perrier, éd. Actes Sud, 240 p., 19 euros.

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Sir Robin Niblett, spécialiste des relations internationales, membre de "Chatham House".
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