Sherry Turkle: "Le numérique, dans son approche globalisante, résume et simplifie tout à l'excès"
Professeur d'études sociales en science et technologie au Massachusetts Institute of Technology (MIT), Sherry Turkle fait autorité dans la description les effets du numérique sur la psychologie humaine. L'auteure du best-seller "Seuls ensemble" estime que les nouvelles technologies et les réseaux sociaux dénaturent profondément les rapports humains et ébranlent les structures basiques de la société.
Les SMS et messageries instantanées deviennent un mode de communication par défaut. Pourquoi estimez-vous que leur impact sur le bien-être est moins positif qu'une communication directe et réelle?
Quand nous discutons face-à-face, nous avons des contacts oculaires, le langage du corps, toutes ces subtilités qui sont profondément ancrées en nous et qui nous permettent d'établir une connexion véritable. Toute interaction ou relation par écrans interposés réduit le spectre de possibilités. Même en visioconférence, le face-à-face est une illusion. Lorsque nous regardons l'écran pour voir notre interlocuteur, nous ne le regardons jamais dans les yeux. C'est la raison pour laquelle, si une interaction de visu n'est pas possible, parler au téléphone est préférable, car cela permet au moins de se focaliser sur la tessiture de la voix.
Le problème des conversations de visu vient du fait qu'elles prennent place en temps réel, ce qui implique un manque de contrôle.
Comment expliquez-vous cette tendance à la virtualisation des échanges, particulièrement au sein des jeunes générations?
Je me souviens d'un entretien passionnant avec un jeune, qui m'expliquait qu'il adorait les messages écrits, et qui m'assurait que l'expérience était supérieure à celle d'une conversation réelle. Selon lui, le problème des conversations de visu vient du fait qu'elles prennent place en temps réel, ce qui implique un manque de contrôle.
La conversation est trop rapide et il est impossible de contrôler ce que l'autre personne va dire. Dans une conversation réelle, il n'est pas possible de faire autre chose, de quitter l'endroit où l'on se trouve, alors que les messages écrits donnent cette liberté.
Nous avons tendance à vouloir contrôler l'image que les gens ont de nous, ce qui nous amène à passer des heures à prendre les meilleures photos, les mettre sur Instagram ou Facebook, y appliquer des filtres. L'usage d’outils technologiques vise à empêcher les autres de nous dire des choses comme "tu ne sembles pas aller bien", "tu sembles fatigué", "tu veux de l'aide ?"... Autant de réflexions qui peuvent donner envie de se cacher, car on se sent ainsi dévalorisé.
La vulnérabilité, c'est la naissance de l'empathie.
Vous expliquez aussi pourquoi une conversation implique l'acceptation d'une forme de vulnérabilité qui n'existe pas dans les messages textuels…
Nous utilisons effectivement les textes, les écrans et les appareils pour nous sentir moins vulnérables. Mais cette approche est contre-productive, car la vulnérabilité, c'est la naissance de l'empathie. À travers notre vulnérabilité, qui n'apparaît jamais mieux que dans une interaction réelle, nous reconnaissons à l'autre le droit d'être également vulnérable. C'est le début de la relation, ou son enrichissement, ou son prolongement.
Le paradoxe, c'est que les conversations directes, en réel, sont censées être plus légères et libératrices, car elles ont éphémères, alors qu'avec le numérique, chaque détail est enregistré pour toujours. Comment expliquez-vous cette tendance à vouloir malgré tout montrer autant de choses sur les réseaux sociaux?
Ce n'est pas un paradoxe. Nous avons deux vies scindées, l'une dans laquelle nous tendons à imiter les personnalités qui se montrent beaucoup dans des programmes avec énormément de manipulations, et l'autre dans laquelle nous avons plutôt tendance à vouloir nous cacher. Cela a un coût, car nous perdons la capacité à partager ce que nous ressentons et ce que nous sommes vraiment, ce qui est au fond ce que nous recherchons.
Plus nous sommes connectés et visibles, plus nous avons besoin de nous cacher et de nous protéger?
Il faut faire le distinguo entre connexion et conversation. Nous sommes très connectés, mais en réalité nous ne discutons plus ou peu. Cela s'observe chez les plus jeunes, qui sont hyperconnectés et qui s'envoient sans cesse des messages, mais ne semblent plus autant intéressés à dialoguer lorsqu'ils sont côte à côte. Nous en arrivons même à concevoir un futur où les gens préféreront parler à des robots, ce qui est évidemment la mauvaise direction.
Vous expliquez dans votre ouvrage que la moitié des personnes en couple consultent leur téléphone très régulièrement lorsqu'elles sont physiquement ensemble. La vie de couple est-elle définitivement transformée par l'irruption du numérique?
Les gens commencent à réaliser leur impact négatif. Une expérimentation majeure a été menée sur des sujets en train de prendre un repas, avec l'écran du téléphone soit apparent, soit invisible. Il a été démontré que même lorsque l'écran était invisible, mais que le téléphone était dans leur champ de vision, ils pensaient à ce qu'ils pouvaient peut-être avoir reçu sur leur téléphone durant leur interaction avec la personne qui leur faisait face. Les gens ont mis longtemps à prendre la mesure des phénomènes psychologiques inconscients qui existent lorsqu'un smartphone est à portée de main, et à avoir conscience que leurs données personnelles étaient exploitées de façon à les garder connectés le plus longtemps possible.
Regarder un enfant de deux ans affirmer son besoin d'écran est effrayant.
La dopamine est une des clés du problème. Comment mieux comprendre les circuits de récompense?
Il y a d'autres façons d'activer la dopamine. Aller faire une randonnée active les mêmes circuits, tout comme parler de visu à des amis. Le fait est que nous sommes suspendus à nos téléphones, et que nous devons nous interroger sur le mal que cela nous fait, ainsi qu'aux prochaines générations. Regarder un enfant de deux ans affirmer son besoin d'écran est effrayant, à cet âge où il devrait au contraire apprendre à gérer l'ennui et la solitude, qui plus tard lui permettront de former des relations. Être bien avec soi-même est la base pour être bien avec les autres et avoir la possibilité de s'intéresser à eux.
Le modèle économique de Facebook est pernicieux, anti-démocratique, antisocial.
Les phénomènes de haine en ligne sont-ils intrinsèquement liés à l'utilisation des outils informatiques, ou sont-ils avant tout le résultat des évolutions de la société?
Je ne pense pas que les écrans soient les seuls responsables, dans une société où tant de choses vont mal par ailleurs. Mais, si nous prenons, par exemple, l'algorithme de Facebook, on sait qu'il consiste essentiellement à s'assurer que les personnes restent le plus longtemps possible devant leur écran, et que son ressort principal est la colère. Il sépare les gens dans des groupes différents, qui sont antagonistes et entre lesquels le fossé ne cesse de croître. C'est un modèle économique pernicieux, anti-démocratique, antisocial. Quand des millions de personnes, voire des milliards, sont piégés par ce modèle économique, les conséquences sont massives.
Ce qui est important, c'est de savoir être seul... pour ne pas souffrir de la solitude. Ne pas supporter le fait d'être seul, c'est aller vers des gens pour des mauvaises raisons.
Vous estimez par ailleurs que les réseaux sociaux et sites de rencontres ne permettent pas de développer une bonne "éducation sentimentale". Qu'entendez-vous par là?
Les technologies nous font revenir à des modes d'échanges qui sont assez proches de la logique qui prévalait dans les systèmes d'éducation d'il y a plusieurs décennies, où l'on apprenait les choses par cœur, appliquait des règles sociales sans réfléchir, particulièrement dans les établissements scolaires primaires et secondaires. Ce n'est qu'à partir des études supérieures que l'on apprenait à dépasser ces pré-conditionnements, à aller au fond des choses, dans nos diverses relations. Le numérique, dans son approche globalisante, résume et simplifie tout à l'excès, et amène du même coup les utilisateurs à céder à certaines facilités, à certains automatismes, sans s'interroger sur ce dont ils se privent.
Comme le sommeil, l'exercice physique ou l'alimentation, peut-on quantifier la durée de communication idéale, chaque jour ou chaque semaine, pour maintenir une bonne santé psychologique?
Il n'y a aucune règle. Mais ce qui est important, c'est de savoir être seul... pour ne pas souffrir de la solitude. Ne pas supporter le fait d'être seul, c'est aller vers des gens pour des mauvaises raisons, voire s'entourer de personne qui peuvent être néfastes. Alors qu'accepter et aimer être seul peut permettre au final de mieux s'entourer, de bâtir des échanges qui ont du sens. Il n'est donc pas possible de quantifier le temps idéal de communication et de partage. Ce qui compte, c'est de trouver du sens, en étant seul, ou en étant accompagné.
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