Critique de "Joker: Folie à deux", un film qui se moque de lui-même
Dans "Joker: Folie à deux", Todd Phillips surprend, voire critique ses fans, questionnant l'attrait pour le chaos et le culte de la personnalité autour de son antihéros. Lady Gaga rejoint Joaquin Phoenix pour un drame psychologique reconverti en comédie musicale.
L'intensité est palpable à Venise pour l'avant-première de "Joker: Folie à deux", début septembre. Devant le tapis rouge, les fans s'agglutinent des heures durant, la face peinturlurée comme leur idole. Dans les salles de projection, le film de Todd Phillips vit un traitement bien particulier. Les agents de sécurité sillonnent les rangs pour empêcher toute captation photo ou vidéo. Ils sont à la chasse aux lumières de smartphone.
Aucun doute, ce second volet fait partie des sorties les plus attendues de la 81ᵉ Mostra. Le premier avait reçu le Lion d'or en 2019, deux Oscars, et explosé le box-office (plus d'un milliard de dollars de recettes).
À ce moment-là, le réalisateur martelait que son Joker ne serait qu'un seul opus. Lorsqu'il a annoncé s'être finalement lancé dans un sequel, avec, qui plus est, Lady Gaga aux manettes, on était tenté de croire que l'appât du gain avait eu raison de lui. Mais le résultat est bien plus nuancé. Nuances qui apparaissent aussi singulièrement sur Letterboxd – le réseau social des aficionados de cinéma – en direct du Lido: les critiques ont rarement été aussi mitigées.
"Le procès du siècle"
Au niveau de la temporalité, l'intrigue suit directement le premier volet. Arthur Fleck – toujours aussi magistralement incarné par Joaquin Phoenix – est désormais enfermé dans une prison de Gotham en attendant son procès, "The trial of the century", rien que ça.
Todd Phillips met littéralement le Joker en procès, autant dans l’histoire que dans la façon dont le film interagit avec son propre héritage culturel.
Le film est d'abord introduit par un prologue animé, inspiré des "Looney Tunes" des années 1940, signé Sylvain Chomet, où Arthur lutte contre son alter ego sombre, le Joker. C'est là tout le propos de l'œuvre: un questionnement sur l'identité du tueur, ses troubles psychiatriques et la responsabilité de ses actes.
L'avocate de l'accusé tente de convaincre le tribunal qu’Arthur et le Joker sont deux personnalités distinctes, la seconde ayant été créée pour faire face à des événements traumatiques. Tandis que ses fans dans l'auditoire, à commencer par sa nouvelle petite amie Harley Quinn, interprétée par Lady Gaga, souhaitent qu'il affirme pleinement n'être que le Joker. Eux ne se soucient pas de l'humain derrière, qui risque la chaise électrique. Le film nous interroge: qu'est ce qu'un monstre? Arthur est-il une victime de son propre esprit ou un manipulateur conscient?
Réquisitoire contre le culte de la personnalité
Alors que le premier "Joker" a été critiqué pour avoir laissé ses actions violentes sans réelles conséquences morales, Todd Phillips et son co-scénariste Scott Silver s’attaquent sans détour aux malentendus. Ils mettent littéralement le Joker en procès, autant dans l’histoire que dans la façon dont le film interagit avec son propre héritage culturel. Ils rappellent que chaque acte engendre des répercussions physiques et psychologiques bien réelles. Harley Quinn, véritable groupie du Joker, est tournée en dérision, comme les femmes fascinées par les criminels de renom. Cette fascination semble parfois manipuler Arthur: qui, entre eux deux, est véritablement à l'origine du chaos?
Le film se veut donc une critique acerbe du culte de la personnalité, de ceux qui ont érigé le Joker en figure de proue d’une révolte anarchique. Ce second opus aborde le phénomène de front, tout en refusant de donner aux spectateurs ce qu’ils pourraient attendre: une simple répétition du chaos meurtrier d’Arthur.
"La La Land" version crackhead.
Photographié par Lawrence Sher, le film ravit les sens. La colorimétrie contraste avec le premier. Ici, on retrouve de belles lumières dorées et bleues, avec plus de profondeur. Quelques plans restent en tête, comme Arthur allumant une cigarette dans sa cellule, ou un plan aérien avec des parapluies colorés. Les références et inspirations puisent directement dans les comédies musicales classiques comme "Les Parapluies de Cherbourg" de Jacques Demy, alors qu'elles se rapprochaient plutôt du "Taxi Driver" de Martin Scorsese dans le premier.
Mais malgré cette recherche narrative et esthétique, ce "Joker 2" n'apporte pas d'innovation marquante en son genre et suscite peu d'émotion.
La bande originale, composée par la violoncelliste islandaise Hildur Guðnadóttir, cueille le spectateur. Le choix d'inclure des chansons classiques des années 1940 et 1950 dans un film aussi sombre apporte un contraste saisissant et un commentaire subtil sur la quête désespérée d'amour et de reconnaissance. Mais la dimension de comédie musicale n'apporte pas de plus-value au film qui semble uniquement miser sur la présence de Lady Gaga à l'écran, créant une mixture peu convaincante, une sorte de "La La Land" version crackhead.
Certes, ce sequel échappe au travers de n'être qu'une copie conforme d'un premier blockbuster bien huilé. Mais malgré cette recherche narrative et esthétique, il n'apporte pas d'innovation marquante en son genre et suscite peu d'émotion.
Drame
"Joker: Folie à deux"
Par Todd Phillips
Avec Joaquin Phoenix et Lady Gaga
À voir à partir du 02 octobre 2024
Note de L'Echo:
Quand Tim Burton ressuscite Batman pour en faire un héros torturé, ambigu, fidèle à la vision hallucinée qu’en a donné le Britannique Alan Moore dans les comics des années 80, il lui faut construire son univers sur un Grand Méchant digne de ce nom (dans la tradition du méchant "construit", défendue par Alfred Hitchcock). Grâce au génie de Jack Nicholson, alors au sommet de sa gloire, Tim Burton va inventer un Joker en pleine possession de ses moyens: puissant, drôle, et capable de réguler les pulsions schizophrènes qui l’assaillent, et font toute sa complexité.
On se souviendra non seulement de son sourire, mais aussi de sa voix, et de nombreuses répliques cultes, comme le célèbre "This town needs an enema!" Alors que de nombreux spectateurs entendent "enemy", le Joker fait ici allusion au mot "enema", signifiant seringue pour chevaux. Il préconise donc plutôt ici une grande purge salutaire pour Gotham City…
Heath Ledger
Est-ce parce qu’il est décédé prématurément que l’Australien Heath Ledger est désormais considéré par tous comme un génie du cinéma? Sûrement pas. C’est (entre autres) grâce à son travail d’orfèvre sur le Joker dans les films de Christopher Nolan (ce qui lui valut un Oscar à titre posthume). Il est le premier à lui conférer un surplus, non de folie, mais bien… d’humanité. Derrière son maquillage outrancier de clown démoniaque se cache le visage de l’enfant qu’il était (et qu’il est resté).
Car ce qu’il y a de délicieux, avec le Joker, c’est qu’il n’est pas là comme le méchant américain classique par goût du pouvoir ou de l’argent. Il est là, comme l’Homme Pingouin, pour tenter (en vain!) de guérir ses blessures. Blessures narcissiques qui remontent bien sûr à l’enfance… et qui font du personnage une victime avant d’être un bourreau. C’est sur cet acquis que Joaquin Phoenix va construire. Aurions-nous eu droit à cette formidable franchise à part entière, sans l’apport incommensurable de Heath Ledger?
Jared Leto
Depuis 2016 et «Suicide Squad», Jared Leto est, en parallèle à Joaquin Phoenix, un autre Joker. Plus hystérique, esthétiquement plus bizarre avec ses tatouages, ses cheveux vert fluo et ses bijoux en or, il en fait beaucoup trop. Mais ce «beaucoup trop» est totalement assumé et apporte son lot de malaise: ce n’est pas l’acteur qui en fait trop. Mais le personnage. Un autre moyen, bien sûr, de tenter d’oublier ses inoubliables traumas…
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