Ambitieux, le secteur pharmaceutique européen veut combler son retard en matière d’investissement par rapport aux États-Unis et à la Chine. Or, les propositions de la Commission européenne risquent de rendre l'innovation tout simplement impossible, prévient Lars Fruergaard Jørgensen, président de la Fédération européenne des industries et associations pharmaceutiques.
Garantir aux patients de l'Union européenne un accès plus facile aux médicaments: tel est l'objectif de la stratégie pharmaceutique pour l'Europe, une proposition globale de la Commission européenne visant à moderniser la législation européenne sur les médicaments. Un objectif que Lars Fruergaard Jørgensen, président de l'EFPIA (Fédération européenne des industries et associations pharmaceutiques), CEO et président de la société pharmaceutique danoise Novo Nordisk, approuve totalement. Même si, avec la proposition telle qu'elle se présente actuellement, c'est exactement le contraire qui se produira, selon lui.
“La plupart de ces propositions sont bonnes: elles peuvent aider notre secteur à atteindre son plein potentiel, et méritent d’être mises en œuvre rapidement”, déclare-t-il. “En revanche, la proposition de raccourcir le délai de protection de la propriété intellectuelle pour les nouveaux médicaments (lire l’encadré) est hautement contestable: cela rendrait notre travail beaucoup plus difficile. Un secteur pharmaceutique compétitif améliorerait la santé de l'Europe: cette proposition risque d'avoir l'effet inverse! Elle ne facilitera pas l'accès des Européens aux médicaments. Au contraire, elle entraînera une augmentation des investissements pharmaceutiques et de l'innovation à l'étranger.”
Retard en matière de thérapies cellulaires et géniques
À l'heure actuelle, en effet, l'Europe accuse un retard considérable en matière de recherche et de développement. Les États-Unis consacrent 25 milliards d'euros de plus à la R&D que l'Europe, alors que cet écart se chiffrait à 2 milliards d'euros voici seulement 20 ans.
En outre, la part européenne dans les essais cliniques a nettement diminué. En 2020, l'Europe représentait 19,3% des essais cliniques dans le monde, soit 6% de moins que la moyenne sur 10 ans (25,5%). Cette différence est encore plus évidente en matière d’ATMP (médicaments de thérapie innovante), comme les thérapies cellulaires et géniques. Dans cette dernière catégorie, on dénombre deux fois plus d'essais cliniques aux États-Unis qu'en Europe, et même trois fois plus en Chine. Pour ce qui concerne la prometteuse thérapie cellulaire CAR-T, seuls 20% des essais débutent effectivement chez nous. “En tant qu'industrie, nous devrions avoir l'ambition de combler cet écart en Europe, voire de devenir le leader mondial”, juge Lars Fruergaard Jørgensen.
C'est précisément pourquoi certains éléments de la nouvelle stratégie européenne le contrarient. L'autorisation d'un médicament en Europe prend plus de temps qu'aux États-Unis: 426 jours en moyenne, contre 244 outre-Atlantique. Après avoir reçu l'autorisation de mise sur le marché, un médicament ne sera disponible en Europe, pour les patients des systèmes de santé, qu'après avoir vu sa demande de remboursement acceptée. Aujourd'hui, il faut en moyenne 128 jours après l'autorisation pour qu'un médicament soit disponible sur le marché allemand, tandis que les Roumains doivent attendre en moyenne 918 jours. “Ces différences étant inacceptables, nous avons fait des propositions pour y remédier. Mais si le plan de la Commission est mis en œuvre tel quel, chaque Européen devra attendre plus longtemps pour obtenir des médicaments à l'avenir.”
L'industrie pharmaceutique est essentielle
Sans oublier l'innovation médicale, qui disparaîtra lentement du Vieux Continent. “Les investissements sont réalisés là où ils rapportent le plus. Et les meilleurs chercheurs veulent travailler avec les meilleures technologies. S'ils ne les trouvent pas en Europe, ils iront voir ailleurs. Cela ne se produira pas immédiatement, mais dans un secteur comme le nôtre, avec des délais de développement longs et une industrie à forte intensité de capital, il sera difficile d'inverser ces tendances une fois qu'elles seront amorcées.”
Les patients, nos systèmes de santé nationaux et l'économie en souffriraient. Le secteur participe à hauteur de 200 milliards d'euros à l’économie européenne, et les exportations pharmaceutiques européennes ont doublé entre 2010 et 2020. Forte de 840.000 travailleurs, l'industrie pharmaceutique contribue plus que tout autre secteur à l'excédent commercial de l'Europe.
La polarisation croissante sur la scène géopolitique renforce l'importance d'un secteur pharmaceutique fort et innovant, insiste Lars Fruergaard Jørgensen. “La guerre fait rage sur notre continent, et nous évoluons d'une période de mondialisation rapide vers une ère de régionalisation accrue. L'industrie pharmaceutique fait partie de l'infrastructure essentielle, et la concurrence mondiale en termes d'innovation, de technologie et d'investissement est vive.”
En parallèle, la population européenne vieillit et souffre de plus en plus de maladies chroniques. Les coûts des soins de santé montent en flèche. Mais ce n'est pas à cause des médicaments: pendant des années, ils n'ont représenté que 15% en moyenne des dépenses de santé dans la plupart des pays européens. Selon Lars Fruergaard Jørgensen, les médicaments ne sont pas le problème: ils font partie de la solution. “La pandémie a mis en lumière certains points faibles de notre système de santé, mais elle a aussi prouvé sa résistance. Nous avons eu l'occasion de travailler ensemble pour améliorer les soins de santé. Malheureusement, le débat politique semble déjà ailleurs.”
Cette stratégie, tout comme la révision de la législation pharmaceutique qui l'accompagne, est une excellente occasion de faire en sorte que l'Europe dispose de l'écosystème le plus attractif au monde. Nous ne devons pas laisser passer cette occasion, car la question de la prochaine décennie n'est pas de savoir si l'innovation médicale aura lieu, mais où elle aura lieu.
Ce point est essentiel. La capacité d’être le premier à accéder à l’innovation est inestimable pour les patients qui ont besoin de nouvelles solutions de santé, mais aussi pour les systèmes de santé eux-mêmes, pour le développement des connaissances dans les universités, pour l’emploi et la croissance économique. C’est d’autant plus vrai pour la Belgique, car l'industrie pharmaceutique y occupe une place beaucoup plus importante dans le sillage économique que dans d'autres pays européens.
Notre gouvernement s'est engagé à faire de la Belgique une véritable “Health and Biotech Valley” en y stimulant la R&D, la recherche clinique et la production. Si notre pays veut conserver et revendiquer sa place parmi les leaders mondiaux du secteur (bio)pharmaceutique, nous ne pouvons faire l’autruche face à un contexte européen et mondial en pleine évolution. Si le secteur pharmaceutique européen perd de sa puissance, cela affectera la Belgique.
En 2024, la Belgique assurera la présidence du Conseil de l'Union européenne. L’occasion rêvée, pour notre gouvernement, de jouer un rôle décisif dans le cadre de ce projet européen, notamment en soutenant le déploiement d’une stratégie pharmaceutique forte au niveau européen.
Réforme de la législation pharmaceutique européenne: où sont les points faibles?
La Commission européenne souhaite ajuster la durée d'une forme spécifique de propriété intellectuelle: la protection réglementaire des données (PRD). Il s'agit du délai pendant lequel une entreprise détient les droits exclusifs sur les données qu'elle a collectées pour garantir la qualité et la sécurité du médicament, par exemple dans le cadre d'essais cliniques. Ce n'est qu'à l'issue de cette période que les fabricants de médicaments génériques sont autorisés à se référer à ces données pour soutenir leurs propres demandes.
La Commission estime que cette période d'exclusivité devrait être plus courte. L'EFPIA ne partage pas cet avis. “La PRD est particulièrement importante pour les petites entreprises, notamment, ou lorsqu'une nouvelle application d'un médicament est découverte au cours du développement”, avance Lars Fruergaard Jørgensen. “Pour environ un tiers des médicaments en Europe, elle est même vitale. Dans le pipeline de Novo Nordisk, on trouve un médicament qui pourrait bénéficier à des centaines de milliers de patients et dans lequel nous n'aurions pu investir sans la perspective d'une PRD.”
La Commission propose des compensations, par exemple à condition qu'une entreprise commercialise le médicament dans les 27 États membres dans un délai de deux ans. “Cet objectif est irréaliste. Les procédures de remboursement d'un médicament dans les 27 systèmes de santé des États membres ne le permettent souvent tout simplement pas.”
L'EFPIA craint que les discussions au niveau des États membres durent des années. “Nous ne devrions pas reporter les réformes réglementaires indispensables au profit de propositions irréalisables et totalement inutiles”, conclut Lars Fruergaard Jørgensen. “Nous avons besoin d'un dialogue spécifique et inclusif sur la manière dont nous pouvons réellement améliorer l'accès aux médicaments dans toute l'Europe.”