Le Raw-Gelände, à Berlin, une ruche culturelle et un modèle d'auto-gestion en sursis
Le Raw-Gelände est l’un des hauts lieux de la culture alternative berlinoise, installé dans d'anciens ateliers de maintenance ferroviaire. Soumis à la pression immobilière et la gentrification, le site est aujourd'hui menacé.
Dans le quartier de Friedrichshain se trouve un lieu alternatif qui, à l’instar du Holzmarkt (L’Echo du 31 décembre), a longtemps représenté l’effervescence artistique de Berlin: le Raw-Gelände. Comme le Sisyphos, vaste club situé dans une ancienne usine, ou encore le Tempelhof, l'un des aéroports les plus importants de l'histoire de l'Allemagne qui, en 2010, s’est transformé en immense parc urbain, le Raw-Gelände est le fruit d’une réaffectation. Il trouve ses origines dans le passé industriel de Berlin.
Une histoire longue, qui remonte au milieu du XIXe siècle: à cette époque, le Raw-Gelände était une usine de chemin de fer qui assurait l’entretien des trains: le «Königlich Preußische Eisenbahnwerkstatt Berlin II» (l’atelier de chemin de fer royal prussien de Berlin). À la fin du XIXe siècle, l’usine s’agrandit: le pays connaît un boom économique, associé à une expansion ferroviaire.
En 1944, 80% du lieu est détruit par un raid aérien. Il faudra attendre 1967 pour que le site soit reconstruit et rebaptisé «Reichsbahnausbesserungswerk (RAW) Franz Stenzer», en hommage à un député communiste et cheminot bavarois, assassiné à Dachau en 1933. L’activité de l’usine reprend et profite même de la chute du mur de Berlin, en 1989: la réunification a en effet généré des besoins importants en termes de capacités de réparation et de maintenance. Les activités se maintiennent jusqu’en 1994. Un an plus tard, l’usine ferme définitivement ses portes.
Une ruche culturelle auto-gérée
S’ensuit une période de désaffectation jusqu’à l’arrivée, à la fin des années 90, de certains artistes qui commencent à prendre possession du lieu: le site devient le théâtre d’une grande effervescence artistique, comme en témoigne la prolifération des graffs, tags et peintures murales qui garnissent les murs des bâtiments. Outre le développement artistique, c’est aussi un projet socioculturel plus vaste qui naît: l’espace obéit en effet au modèle de l’auto-gestion.
Outre le développement artistique, c’est aussi un projet socio-culturel plus vaste qui naît: l’espace obéit en effet au modèle de l’auto-gestion.
L’objectif est de créer et gérer des espaces culturels ouverts à tous, aussi bien des espaces de production pour artistes que des événements culturels. L’ébullition artistique s’associe à une émulation démocratique: la plupart des ateliers sont gérés de manière démocratique et on assiste à la création d’assemblées. Comme le Holzmarkt, le Raw-Gelände offre ainsi une belle diversité d’activités et se présente comme une véritable ruche culturelle communautaire, construite pour et avec les habitants. Hormis les ateliers, les galeries d’art et les restaurants, la musique occupe une place importante sur le site: on y trouve plusieurs clubs, qui assurent une intense vie nocturne.
Danser dans une cabine téléphonique
Une part belle est faite aussi aux arts du cirque, mais aussi au sport: dans un hangar, on trouve un immense Skate Park avec des rampes impressionnantes. En explorant encore un peu plus le lieu, on peut aussi découvrir un ancien bunker datant de la Seconde Guerre mondiale, transformé en espace d’escalade. L’été, on peut aussi chiner dans le marché aux puces ou regarder un film au cinéma en plein air.
La grandeur de l’espace frappe d’emblée: la taille est équivalente à celle de 14 terrains de football! On y croise relativement peu de gens à cette heure de la journée: le lieu s’anime surtout la nuit.
Mais c’est le street art qui est très clairement la marque de fabrique du lieu: les graffs et les tags sont partout. Pas un mur n’y échappe, du plus moderne au plus délabré. On peut ainsi s’amuser à décrypter les peintures, chargées de références multiples, et qui donnent au lieu, plutôt gris et morose de prime abord, un aspect lumineux et chargé de couleurs. Enfin, au rayon des activités insolites, on peut aussi danser dans une cabine téléphonique qui fait office de discothèque, la «Teledisko»...
Un lieu en sursis
Lors de notre visite, la grandeur de l’espace frappe d’emblée: la taille est équivalente à celle de 14 terrains de football! On y croise relativement peu de gens à cette heure de la journée: le lieu s’anime surtout la nuit. Quelques touristes prennent des photos, peu s’attardent. On entend parler anglais majoritairement. Les guides touristiques discutent des fresques murales avant d’emmener les groupes profiter de la gastronomie locale.
L’art semble ici quelque peu «figé». L’effervescence paraît appartenir à un passé récent. C’est comme si le site était devenu un musée à ciel ouvert. Certes, l’effet est bien là, mais, étrangement, le lieu manque de vie… À nouveau, c’est aux abords du site qu’il est possible de prendre un peu de recul. Nous rencontrons cette fois un homme plus âgé, qui a vu la formation du projet: «L’endroit a beaucoup changé. Ou plutôt: ce sont les gens qui ont changé. Ce n’est plus la même population qui fréquente le lieu. C’est comme si le Raw-Gelände avait été victime de son succès et de son projet atypique. Certains artistes sont partis et ceux qui restent encore sont un peu effacés par les simples curieux et les touristes. En soi, ce n’est pas grave, mais cela a contribué à dévitaliser le lieu. Comme dans d'autres endroits, il y a eu un phénomène de gentrification».
"Face à la spéculation immobilière, on observe une vraie mobilisation citoyenne: les artistes et les riverains se mobilisent. Ces lieux sont le symbole de l’intrication de la culture et de la vie sociale."
Un autre homme se mêle à notre conversation: «Le Raw-Gelände est en sursis depuis un certain temps. Le site a été racheté et il va être complètement transformé. C’est très triste. Je ne sais pas ce qu’il restera du projet initial». En y retournant, nous apercevons une jeune femme qui prend quelques photos, mais qui ne semble pas être une touriste. Elle connaît très bien le lieu et a beaucoup fréquenté les espaces alternatifs berlinois. Elle se révèle moins pessimiste que nos deux interlocuteurs précédents: «Le lieu va changer, c’est certain. Mais il faut s’estimer heureux qu’il ne s’agit pas d’une fermeture définitive. Le site va continuer d’exister, mais sous une autre forme. L’enjeu, c’est la survie». Une amie à elle, architecte, nous rejoint quelques minutes plus tard.
Spéculation immobilière
Nous continuons la discussion: «Face à la spéculation immobilière, on observe une vraie mobilisation citoyenne: les artistes et les riverains se mobilisent. Ces lieux sont le symbole de l’intrication de la culture et de la vie sociale. Les habitants ont l’impression qu’on leur retire quelque chose. Ils ne veulent pas que ce quartier soit transformé en musée à ciel ouvert, avec quelques Starbucks. Tous ces lieux ne sont pas de simples centres culturels implantés en marge d’un quartier. Très souvent, le quartier s’est construit à partir d’eux et à travers eux. Il ne s’agit pas d’une simple ‘greffe’ artistique ou culturelle, comme on le voit très souvent aujourd’hui. Ce sont de vrais lieux de vie et de création. Ce sont eux qui ont donné à Berlin son aura alternative et bouillonnante. Depuis la fermeture, en 2012, du Tacheles (l'un des plus célèbres squats de Berlin, occupé entre 1990 et 2012 par des artistes, NDLR), on sait très bien que ces lieux sont en danger, ainsi que de nombreux squats d’artistes.»
Le plan de réaffectation du site se nomme "RAW 2040": certains bâtiments vont être préservés tandis que d’autres vont être démolis afin d’être remplacés, notamment par un gratte-ciel.
«Le problème n’est pas en soi d’envisager de réaménager ou de faire évoluer ces endroits. La question est: qui s’en charge et pour quels intérêts? La solution de la protection n’est pas nécessairement la meilleure: protéger le lieu, c’est aussi prendre le risque de le figer. Il faudrait avoir un vrai débat sur ce sujet, à Berlin, mais aussi dans d’autres capitales européennes: quelle place voulons-nous accorder aux lieux alternatifs dans l’espace public?»
Projet de gratte-ciel
Le Raw-Gelände intéresse indéniablement les investisseurs immobiliers, ne serait-ce que par sa taille exceptionnelle. Fin des années 2000, le site a ainsi été racheté. Aujourd’hui, la société Kurth-Immobilien possède 51.000 mètres carrés, soit la majorité de la zone. Démarré en 2018, le projet de réaménagement prévoit à la fois la préservation et la modernisation du lieu.
Le plan se nomme «RAW 2040»: certains bâtiments vont être préservés tandis que d’autres vont être démolis afin d’être remplacés. Le plan d’aménagement prévoit aussi la construction d’un gratte-ciel haut d’une centaine de mètres... La construction devait démarrer l’année dernière, mais, suite à plusieurs blocages, le projet est à l’arrêt. Selon les prévisions, les travaux ne seront pas achevés au moins avant dix ans... Le Raw fait de la résistance, mais pour combien de temps encore?
> Infos: Raw-Gelände Berlin - Revaler Strasse 99, 10245 Berlin, Allemagne. Téléphone: +49 551 547450
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