Gaël Faye (Prix Renaudot 2024): "Je crois qu'on ne guérit jamais d’un génocide"
Suite à l'attribution du Prix Renaudot 2024 à Gaël Faye pour son roman "Jacaranda" (Grasset), L'Echo republie son grand entretien du 13 septembre dernier avec l'auteur et musicien franco-rwandais. Une grande leçon d'humanité...
Après «Petit pays», qui a connu un immense succès, il y a huit ans, l’écrivain et musicien Gaël Faye publie «Jacaranda», chez Grasset, une fresque familiale sur cinq générations, avec, en toile de fond, l'histoire du Rwanda, un pays meurtri par l'horreur du génocide, en quête de mémoire et de rédemption, qui tente de récréer du commun malgré tout...
Vous aviez douze ans au moment du génocide des Tutsis en 1994. Comment concevez-vous votre travail d’écrivain au regard d'une telle tragédie? Comment trouver la justesse?
Dans un premier temps, c'est un travail de compréhension de mes propres expériences, des pensées qui me traversent et pour lesquelles je n'ai pas de réponses. Il y a des vertus presque curatives là-dedans. Ce qui me travaille ensuite, c'est la question de notre histoire et de comment vont faire les générations d'après avec le poids de celle-ci. Il me manquait des éléments, donc j'ai d'abord fait des entretiens avec des jeunes gens pour comprendre. J'ai pensé pouvoir me mettre dans leur psyché et parler depuis leur position. Mais plus j'avançais, plus je me disais qu’il y avait quelque chose qui ne fonctionnait pas, cela manquait de justesse. J'ai donc décidé de revenir à ma génération, qui est une génération d'entre-deux, du trait d’union.
Au Rwanda, 70% de la population a moins de 30 ans et n’a pas connu le génocide. Comment percevez-vous cette jeune génération rwandaise?
Je la vois comme une génération écrasée par le poids de l'histoire, peut-être même plus que nous…
Pourquoi?
Parce qu'elle est riche d'une histoire de violence et de traumatisme qu'elle-même n'a pas vécue directement. C'est comme débarquer dans une salle après que le crime ait lieu et devoir faire avec ça. Il y a une distance temporelle et pourtant les répercussions sont toujours là. À côté de l'élan vital de l'avenir, on trouve ces fantômes du passé qui sont toujours là.
"Il y a dans la culture rwandaise un culte de la maîtrise de l'émotion. Elle ne permet pas de crier les mots, mais elle fait crier les corps."
Ce qui conduit à se poser la question de la différence entre l'histoire et la mémoire. Si l’histoire du génocide est documentée, cela suffit-il pour autant à créer une mémoire?
C'est une question essentielle. Cette jeune génération «connaît» l’histoire: il y a de l'information sur le génocide. Est-ce que pour autant cela constitue une mémoire? Et puis surtout: comment faire pour que la mémoire reste vivante? Sinon, on s'en tient simplement à la commémoration et ensuite on revient à la vie normale. Faire cela, c’est prendre le risque de muséifier l’histoire, et donc de la répéter; c’est ne pas saisir les liens entre le présent et le passé. Il faut réactiver en permanence cette mémoire dans le présent.
Est-ce le rôle précisément de la littérature et, plus généralement, de l'art?
Les artistes créent des balises sur lesquelles on peut s'appuyer pour appréhender ce qui ressemble à un chaos, à une confusion. C'est ce que je fais quand j'écris un roman: mettre de l'ordre dans un désordre, créer une forme de cohérence…
Le silence a une place très importante dans votre récit, notamment celui de la mère de Milan, votre narrateur. Comment qualifieriez-vous ce silence?
C'est un silence qui est lié au traumatisme. On le retrouve après toute forme de traumatisme, que ce soit des guerres, des violences intrafamiliales, des incestes, etc. C'est l'incapacité à parler de ce qui nous meurtrit, de ce qui nous empêche de vivre. J'ai l'impression que ça se superpose aussi à une culture de la réserve, de la discrétion, du stoïcisme. Il y a dans la culture rwandaise un culte de la maîtrise de l'émotion. Elle ne permet pas de crier les mots, mais elle fait crier les corps. Ces corps crient au moment des commémorations, par exemple.
"La justice a permis de redonner à chacun sa place. Mais cela a été un poids pour les survivants. C'est à eux qu'on a demandé de faire les efforts."
Il y a une espèce de catharsis qui se réalise à ce moment-là?
Je ne crois pas, parce qu’avec la catharsis, on sort le mal de soi pour aller mieux. Dans ce cas, c'est un mal que l’on garde en soi. Avec la commémoration, on autorise les gens à exprimer ce mal qui les habite. Le reste de l'année, les gens gardent ça en eux.
Ça veut dire que la société rwandaise ne peut pas guérir, selon vous?
Je crois qu'on ne guérit jamais d’un génocide…
Le travail de la justice s’est réalisé à un niveau international, mais aussi à l'échelle beaucoup plus locale. Votre narrateur, Milan, a travaillé sur les «gacaca», ces juridictions populaires mises en place au début des années 2000 pour juger les crimes de génocide. Ce travail de justice a-t-il permis de réparer la société rwandaise, selon vous?
Les gacaca (prononcez «gatchatcha», littéralement «herbe douce», désignant les tribunaux communautaires villageois se déroulant en plein air, NDLR.) étaient un projet de réhabilitation de la victime, de réhumanisation de la victime et du bourreau. Sans ce travail de justice, on n'aurait pas pu refonder la société, car l'impunité, qui est l'une des composantes d'un génocide, aurait perduré dans la société d'après. La justice a permis de redonner à chacun sa place. Mais cela a été un poids pour les survivants. C'est à eux qu'on a demandé de faire les efforts. Ce sont eux qui ont dû faire les sacrifices, qui ont permis aux tueurs de revenir sur les collines, de redevenir des citoyens. Ce sont eux qui payent le plus haut tribut de cette reconstitution et qui ont rebâti la société.
"On ne peut pas obliger quelqu'un à pardonner. Et puis, il y a un préalable au pardon, c’est la demande de pardon. Or, il y a peu de demandes de pardon du côté des bourreaux."
Est-ce que le pardon est possible dans un contexte comme celui-là, selon vous?
Le pardon est quelque chose de très personnel. C'est dans l'intimité de chacun que ça se joue, dans le secret. On ne peut pas obliger quelqu'un à pardonner. Et puis, il y a un préalable au pardon, c’est la demande de pardon. Or, il y a peu de demandes de pardon du côté des bourreaux.Si elles existent, elles sont souvent liées à des marchandages de peine. C'est donc un pardon intéressé. De vraies demandes de pardon, il y en a très peu. Alors, comment demander au survivant de pardonner?
De l'extérieur, le Rwanda donne aujourd'hui une impression de sécurité et de stabilité. N’est-ce qu’une façade?
Je ne pense pas que ce soit un vernis. C'est un travail de tous les jours. Les gens ont pris leurs responsabilités en se disant: «on essaye». Mais en même temps, il y a eu un tel déploiement de haine et on a affaire à des histoires humaines qui sont d'une rare violence. Si on commence à nouveau à laisser prospérer trop facilement une parole divisionniste, on sait que ça peut aller très vite. Ce que l'on observe dans la société rwandaise actuelle, c'est la conscience aigüe de la fragilité.
La culture participe à ce processus de reconstruction de la société rwandaise?
La culture a besoin de retrouver sa place au Rwanda. Hélas, certains artistes ont été des chevilles ouvrières du projet génocidaire. Des chanteurs ont appelé au meurtre sur la Radio des Mille Collines, par exemple. Dans une société de l'après, il faut donc redéfinir ce qu’est un artiste, ce qu’on entend par la culture et ce qu'on veut faire avec elle. La jeune génération fait des choses passionnantes. Elle s'inspire, par exemple, de la culture précoloniale rwandaise; elle réhabilite les chants, les danses, parfois les coiffures. (Relire notre reportage à la Triennale de Kigali du 2 mars 2024)
"Dans 20 ou 30 ans, je pense qu’on reviendra sur ces années-là et on dira: c'est une société qui a tenté quelque chose, même si c'était parfois de manière imparfaite."
Elle les modernise et les adapte à la société d'aujourd'hui, qui est aussi une société d'Internet, une société mondialisée. C'est un processus qui prend du temps. Je crois que la société rwandaise ne sait pas encore vraiment quoi penser et quoi faire de ses propres artistes. Il y a un certain décalage entre cette culture et la société. Les deux devraient se réunir. Il faut inventer des formes culturelles qui correspondent à la réalité d'aujourd'hui.
Comment imaginez-vous le Rwanda dans vingt ou trente ans?
La société rwandaise est une forme de laboratoire: elle a tenté des choses qui n'existent nulle part ailleurs. Je me souviens des pessimistes au lendemain du génocide. Nombreux était ceux qui pensait que le Rwanda ne serait plus jamais un pays. Le Rwanda a fait mentir tous les pronostics. Dans 20 ou 30 ans, je pense qu’on reviendra sur ces années-là et on dira: c'est une société qui a tenté quelque chose, même si c'était parfois de manière imparfaite. La société rwandaise a essayé de répondre à une situation inimaginable. Elle s'efforce de refaire société malgré tout. Elle tente de faire ce qu'elle peut au jour le jour. C'est la leçon quotidienne que m'offre ce pays.
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