"Iberia" par Nelson Goerner: le récit du tourneur de pages
J’ai tourné les pages du grand pianiste argentin Nelson Goerner lors de son enregistrement d’"Iberia" d'Albéniz, en juillet 2021, à Flagey... l’une des œuvres les plus virtuoses. J’en tremble encore!
Ce n’était pas un concert tout à fait comme les autres, plutôt une réunion de happy-few bienveillants, rassemblés à Flagey par Nelson Goerner et Alpha, pour leur enregistrement d’«Iberia». Mais je ne m’attendais pas en relevant le col de ma chemise à voir s’afficher «Nelson» sur mon portable. Depuis son enregistrement fantasmatique de Chopin sur le vieux Pleyel du compositeur, en 2007, on se croise d’année en année, quand il vient en Belgique, et une relation d’estime mutuelle s’est tissée entre nous. Mais jamais je n’aurais cru l’entendre dire à trois-quart d’heure d’une de ses prestations: «Xavier, tu veux bien me tourner les pages? Je connais tout par cœur mais, dans les deux premiers des quatre cahiers d’‘Iberia’, ça me rassurerait?»
Ça m'avait bien fait marrer à l'époque de voir Pierre-Laurent Aimard quasiment baffer son tourneur de pages qui ne comprenait rien à ses collages, et me voilà dans sa position!
Après avoir dit oui sans trop y réfléchir et pressé un peu la marmaille qui devait m'accompagner, je commence à réaliser. "Iberia", ce n'est pas vraiment les préludes de Chopin. C'est le genre de partitions que l'amateur achète par curiosité et qu'il range tout aussi vite à la vue de la forêt de notes qui débordent des pages. Bref, non seulement c'est injouable, mais encore faut-il suivre celui qui arrive à le jouer!
Et je connais Nelson, surtout depuis quelques années qu'il se mesure à ce que le piano romantique a livré de plus virtuose: ça gaze! Et rien de pire qu'un tourneur de pages qui tourne trop tôt, ou après coup, quand la musique a débordé sur la page suivante, et que le pianiste est en roue libre. Ça m'avait bien fait marrer à l'époque de voir Pierre-Laurent Aimard quasiment baffer son tourneur de pages qui ne comprenait rien à ses collages, et me voilà dans la position de ce dernier!
Imperturbable
Nelson, lui, est imperturbable lorsque je le rejoins dans les coulisses de Flagey, peut-être un peu plus fermé que d'habitude, tout entier à sa concentration. Je jette un œil à la partition: un grand format à l'ancienne, déjà un peu parcheminée, mais très bien tenue, ni cornée ni peinturlurée. Presque vierge. Et la musique démarre par la sublime "Evocación", presque une berceuse dont la douceur et la nostalgie m'aiguisent l'oreille alors que je cherche la bonne distance pour qu'à aucun moment je ne gêne Nelson ou qu'il ne sente mon trac.
Puis, tout d'un coup, dans "El puerto", les choses se corsent. En un éclair, il faut que je choisisse la ligne que je suis sûr de pouvoir suivre sans perdre le fil. La musique défile très vite, je me lève à l'avant-dernière portée de la page de droite, la recroqueville pour qu'il puisse voir la suite du texte, presse de la main gauche la page de gauche, pour maintenir le cahier sur le pupitre pendant l'opération, et tourne la page, très vite mais suffisamment élégamment pour que les micros ne captent rien d'autre que la course folle des marteaux en furie.
L'essence cubiste d'"Iberia"
Deux choses me frappent. Le geste de Nelson, toujours souple, qui amortit chaque geste fulgurant en un atterrissage en douceur tout en repartant en un éclair dans un nouveau trait. Une technique de Scaramuzza, dira-t-il plus tard – le père de l'école argentine qui a formé la grande Martha Argerich. Son corps ne semble pas non plus limité à sa largeur naturelle mais embrasse toute l'étendue du clavier. De mon point de vue, c'est comme si le pianiste n'était plus face à un piano mais à la régie de la salle tout entière dont il actionnerait les multiples lumières dans un ballet millimétré.
La douceur a fait place au rude soleil d'Andalousie dont les éclats irradient un instrument poussé dans ses derniers retranchements. Nelson, ici, me fait penser à Picasso filmé par Henri-Georges Clouzot traçant d’un seul geste un chef-d'œuvre sur une plaque de verre face à la caméra du réalisateur. L'essence cubiste d'"Iberia"!
Quand résonne la dernière note du premier cahier, je suis plus vite qu'à mon tour dans la salle, parmi les autres auditeurs. Mais Nelson attend, me fait signe du chef... "Tu n'as pas fini", traduit un autre spectateur amusé. "Ah, oui, il m'avait dit 'pour deux cahiers'"... Et me voilà remonté sur scène dare-dare et scotché à "Rondeña", "Almeria" et "Triana"...
J'en tremble encore, mais rien ne transparaît dans l'enregistrement que je me repasse en ce moment même. Nelson est royal, Albéniz, dans sa foudroyante clarté, et moi, enfin rassuré. Tout est en place.
Classique
"Iberia"
Composé par Isaac Albéniz (1860 - 1909)
Interprété par Nelson Goerner, piano
Label: Alpha Classics (Outhere)
Note de L'Echo:
Les plus lus
- 1 Fabien Pinckaers: "Je suis comme Odoo, je n'ai pas besoin d'argent"
- 2 Gouvernement fédéral: l'Arizona de Bart De Wever se voit confier la discussion sur le budget des soins de santé
- 3 Élections communales: après recomptage des votes, le MR perd un siège au profit d'Ecolo à Bruxelles-Ville
- 4 À Bruxelles, l'écrasante majorité des logements Airbnb sont exploités sans respecter les règles
- 5 Gouvernement wallon: la note de Pierre-Yves Jeholet prônant un contrôle plus serré des chômeurs est validée