De la peur à l’amour
Dans "Shahada", le dramaturge Fida Mohissen se confronte au jeune musulman qu’il était il y a 25 ans et cette rencontre est un choc.
"Que pensez-vous de la personne que vous étiez à 20 ans?" À cette question, Fida Mohissen apporte une réponse théâtrale. S’il se tisse, au cœur de tout acte d’écriture, la rencontre entre l’auteur et lui-même, le dramaturge et comédien syrien pousse cette logique jusqu’à dialoguer avec le croyant qu’il était à l’âge de 25 ans, un autre "lui" mû par une ferveur extrême, interprété par Rami Rkab.
"Si j’avais été en Syrie et qu’il avait fallu combattre, c’est sûr que je l’aurais fait. Mais m’engager dans Daech? Jamais!"
Cette confrontation lui donne l’occasion de témoigner du profond bouleversement qui s’est opéré en lui, d’un parcours ponctué par deux événements majeurs. Pour cet homme qui a grandi au Liban et en Syrie, sous l’influence du Parti Baas et dans une foi fervente, le premier choc a été son installation en France à l’âge de 25 ans. Si les événements du 11 septembre 2001 réjouissent le musulman qu’il était, une bascule radicale va survenir un an plus tard, lorsque Fida visionne un documentaire sur les victimes des attentats. Il ne voit plus des "mécréants", mais des êtres humains. Et cette prise de conscience, nourrie par ses lectures de penseurs et de philosophes, va transformer sa relation aux autres. "Shahada" se veut le récit bouleversant de cette transformation.
Intégrer sa part d'ombre
"J’ai compris certaines choses en écrivant ce texte", nous confie Fida Mohissen. "Sans le vouloir, j’ai presque vu des notions philosophiques à l’œuvre. Notamment la dialectique hégélienne qui consiste à supprimer, sauvegarder et dépasser. Il y a par exemple des photos de moi que je détestais. Celui que je voyais n’était pas moi et je voulais le supprimer. Mais ça ne marche pas, on ne peut pas supprimer les strates du passé. Donc on sauvegarde et on finit par dépasser ça. Il s’agit aussi d’intégrer notre part d’ombre. De faire la paix avec les parties de nos vies dont on n’est pas fier. J’étais tellement coupé de l’humanité que je pouvais souhaiter beaucoup de mal à autrui."
"La peur est telle que certains choisissent le chemin du martyr."
Pourtant, le jeune Fida n’a pas basculé dans la barbarie d’une radicalisation qui aurait pu le mener à mourir en martyr. Ce qui l’a sauvé, ce sont d’abord ses parents, qui ont toujours pratiqué un islam éclairé et refusé de se soumettre aux Frères musulmans. C’est aussi la philosophie, dont les textes qu’il a lus l’ont imprégné. "Si j’avais été en Syrie et qu’il avait fallu combattre, c’est sûr que je l’aurais fait", poursuit Fida Mohissen. "Mais m’engager dans Daech? Jamais! C’est Rachid Benzine (chercheur et écrivain franco-marocain, figure de l'islam libéral, NDLR) qui dit: 'Faute de donner du sens à sa vie, on donne du sens à sa mort.' Mon père croyait en un dieu aimant et moi, je croyais en un dieu qui punit. Je croyais aux feux de l’enfer et aujourd’hui, je n’y crois plus."
"Dans le dogme des religions monothéistes, il y a l’idée du purgatoire, donc la peur d’un dieu. Des livres entiers parlent par exemple du supplice de la tombe. Il faut l’avoir vécu pour comprendre ça, il y a des théories incroyables auxquelles je souscrivais, moi qui avais quand même un cerveau! On dit par exemple qu’il n’y a que le martyr qui peut empêcher ce supplice. La peur est telle que certains choisissent le chemin du martyr. Aujourd’hui, je ne peux pas imaginer de valeurs plus grandes que les Lumières. Je crois qu’il y a deux pôles: la peur et l’amour. Et dans nos vies, on est au milieu. Il faut toujours savoir où on en est par rapport à ces deux pôles."
Bousculer les certitudes
En se confrontant au jeune homme qu’il était, Fida Mohissen témoigne qu’entre ces deux pôles, son choix s’est porté sur l’amour de l’humanité. Dans la langue arabe, le mot "Shahada" a plusieurs significations. Il veut aussi bien dire "témoin" que "martyr". C’est évidemment la première acception qu’il privilégie, avec une nuance supplémentaire: "Ce mot veut dire aussi 'être présent'. Clairement pour moi, Shahada, c’est donner mon témoignage. Mais cela correspond aussi au présent de la représentation théâtrale. Je crois que le réel triomphera toujours de tous les fantasmes. Et le réel, c’est ce témoignage. On comprend dans le spectacle que j’ai vécu tout ce qui est dit, que je viens de là. On peut changer, inverser les choses."
"Je n’ai pas besoin de croire. J’ai un besoin de connexion amoureuse."
"L’idée d’un dieu unique qui a tout créé n’est plus tenable pour moi. Je n’ai pas besoin de croire. J’ai un besoin de connexion amoureuse. C’est la pensée philosophique qui me nourrit. C’est là que je regrette de ne pas l’avoir fait plus tôt. J’ai rencontré des jeunes qui étaient comme moi avant. Si j’étais un jeune aujourd’hui et que je voyais ce spectacle, je ne pourrais plus jamais aborder ces questions avec la même certitude. Il y a un petit déclic que le spectacle aurait provoqué. Il faut bousculer les certitudes. Instiller le doute."
Même si la mise en scène de François Cervantès est minimaliste, même si le dispositif scénique est réduit à sa plus simple expression (deux chaises, deux acteurs), privilégiant le discours et les mots qui vont s’échanger, on sort de "Shahada" bouleversé et la tête pleine de questions.
Théâtre
"Shahada"
Écrit par Fida Mohissen
Mis en scène par François Cervantès
avec Fida Mohissen et Rami Rkab
Jusqu'au 11 octobre
Note de L'Echo:
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