Stupéfiants en Belgique: les dessous d'une guerre sans fin
En désignant les "mafias de la drogue" comme responsables des menaces contre sa personne, le ministre de la Justice illustre la dérive connue en Belgique, devenue en une décennie un pays de cocagne pour les trafiquants de stupéfiants.
Ce n'est qu'une "petite" histoire de stups, comme policiers, avocats et magistrats peuvent en raconter des dizaines: elles font leur quotidien. Mais celle-ci marque par sa violence et son timing. Fin juillet, la place Bethléem, à Saint-Gilles, espace en cours de gentrification et souvent bondé d'enfants, est évacué à la suite de la découverte d'une grenade dégoupillée près d'un café. Elle n'a heureusement pas explosé. L'histoire derrière cette grenade? Une guerre de territoire entre trafiquants de stupéfiants, poussant un camp anderlechtois à "embaucher" un Français pour attaquer le bar en question. "C'est pour dire à quel point c'est devenu la folie", soupire une source judiciaire. Cet épisode n'est qu'un de ceux qui animent aujourd'hui la capitale, devenue queue de comète d'un implacable essor du trafic de stupéfiants en Belgique, centré autour du port d'Anvers.
Le lien entre cet événement bruxellois et les menaces contre le ministre de la Justice Vincent Van Quickenborne (Open Vld), poussé à vivre plusieurs jours dans une "safe house"? C'est lui-même qui le fait: la mainmise grandissante des mafias des stupéfiants. La Belgique a toujours été un lieu de passage de la drogue en Europe, mais les produits ne faisaient qu'y transiter. Aujourd'hui, l'appât du gain est tel que la délinquance locale s'est dirigée vers le trafic, tandis que la présence du port d'Anvers a attiré des grandes familles marocaines, albanaises et surinamaises et même sud-américaines dans le pays.
Marché plus lucratif
La délinquance en Belgique a ainsi connu une profonde métamorphose, avec une chute drastique de la criminalité en rue: les vols et extorsions ont chuté de 49% en dix ans. Le nombre de vols de voiture a été divisé par trois et les cambriolages et vols à main armée divisés par deux dans le même laps de temps. La criminalité n'a pas pour autant disparu, elle s'est juste réorientée, exactement comme le ferait une entreprise qui repère un marché plus lucratif et moins risqué.
"La délinquance entière s'est tournée vers les stups pour une raison de risque/bénéfice."
"La délinquance entière s'est tournée vers les stups pour une raison de risque/bénéfice. Les mecs le savent, ils font le calcul de la peine encourue et des gains envisageables", analyse le pénaliste bruxellois Yannick De Vlaemynck, qui dit que sur dix dossiers qu'il traite, sept concernent aujourd'hui les stupéfiants et un ou deux des violences liées au trafic. En bref, plus la peine de risquer des années de prison pour un car-jacking ou un vol à l'arraché quand on peut se faire des dizaines de milliers d'euros en quelques deals. Aujourd'hui, si la cocaïne, ultrarentable du fait de sa banalisation notable au sein de la classe moyenne et des plus aisés, a pris le dessus, la culture du cannabis et des drogues de synthèse reste à haut niveau, tandis que l'héroïne est en fort déclin.
À l'origine de cette descente en flammes? L'essor du port d'Anvers, qui reste sur une dynamique sidérante ces 20 dernières années, passant de 3,5 millions d'EVP (équivalent vingt pieds, l'unité de mesure du nombre de conteneurs qui transitent) en 1999 à 12,02 millions en 2021, soit une multiplication du trafic par 3,5 en 22 ans. Un développement qui a fait une partie de la fortune de la Flandre, mais au détriment de la quantité des contrôles des conteneurs, qui prennent beaucoup de temps – donc de l'argent –, constatent toutes les sources que nous avons contactées. "Les responsables du port doivent prendre les choses en main. Le port s'est développé, car on a considéré que le libre commerce était la valeur absolue. Il ne fallait pas trop de contrôles douaniers pour que celui-ci soit fluide et rapide", grince un haut magistrat, sous couvert d'anonymat.
"Les Colombiens gèrent le service après-vente"
Au port d'Anvers, c'est le trafic de cocaïne qui a explosé, avec des saisies qui ont grimpé de manière exponentielle, multipliées par 14 en huit ans, pour atteindre le chiffre sidérant de 89.450 tonnes en 2021 – des saisies record issues notamment des enquêtes liées au craquage des cryptophones Sky ECC. Ces chiffres sont la conséquence de l'évolution du trafic mondial de cocaïne et de la surproduction issue du marché colombien, principal lieu de production des feuilles de coca. "La drogue est fabriquée en Colombie et arrive à Anvers dans des conteneurs en provenance d'Équateur ou du Brésil. Elle arrivait auparavant déjà 'prête à l'emploi'. Mais maintenant, elle débarque 'fondue' dans des matériaux, comme du carrelage, par exemple, afin de sécuriser la ligne d'approvisionement. Des laboratoires d'extraction ont été conçus en Europe par des organisations belges qui passent commande en Colombie et gèrent, ici, l'extraction et la distribution. Un phénomène récent que l'on constate: les Colombiens assurent un 'service après-vente' et envoient ici leurs chimistes pour former les 'employés' locaux", poursuit une source proche du dossier. Une externalisation qui rappelle à quel point le crime vit sa mue entrepreneuriale en Belgique, où chaque tâche est confiée à un pro, jusqu'au blanchiment de l'argent, confié à des spécialistes qui apprécient par-dessus tout les "facilités" offertes à Dubaï (Émirats arabes unis).
"Les petites mains restent des branques, mais ceux au-dessus sont des pros."
C'est ainsi le cas de l'affaire du laboratoire de Strée, aimable bourgade du Hainaut où des Colombiens ont formé des Albanais aux rudiments de la chimie, pour le compte d'une organisation belgo-néerlandaise, afin de transformer la pâte de coca et la cocaïne base en chlorhydrate de cocaïne. Perquisitionné en mars 2021, le laboratoire a été démantelé. Ce dossier, traité par le parquet fédéral et surnommé Pharmaceutica par les enquêteurs de la PJF de Liège, est bientôt bouclé et devrait arriver devant le tribunal correctionnel pour une audience d'introduction au début de l'année 2023.
"Plus gros que les attentats de Paris"
Si cette affaire est d'importance, elle fait presque pâle figure face aux dossiers Sky ECC. Le volet francophone de l'affaire, lui aussi traité par le parquet fédéral et deux juges d'instruction bruxellois, est en voie d'achèvement. Selon plusieurs sources judiciaires, le juge du principal volet de l'enquête – plus de 80 inculpés, plus de 40 détenus – devrait communiquer son dossier au parquet fédéral, pour un règlement de procédure espéré en décembre, et un procès espéré en 2023. "Ce dossier est plus gros que celui des attentats de Paris: il fait plus de 300 tomes de procédure", indique une source. "Les petites mains restent des branques, mais ceux au-dessus sont des pros, qui ont déjà été confrontés à la police. Personne ne parle, personne ne balance personne. À tous les échelons, ils craignent de se faire descendre", précise un autre magistrat. Quant au degré de violence constaté dans ce dossier, il dépasse ce qu'on avait connu jusqu'ici en Europe, avec en point d'orgue la découverte d'une salle de torture aux Pays-Bas.
"J'ai parfois l'impression que l'on accentue le spectre du 'narco-État' pour expliquer les moyens énormes, au niveau financier et des effectifs, engagés dans les dossiers Sky ECC."
Bref, l'action de la police et de la justice a un impact, et c'est peut-être pour cela que le ministre de la Justice a été ciblé. Mais l'avocate Nathalie Gallant pose un tout autre regard. "J'ai parfois l'impression que l'on accentue le spectre du 'narco-État' pour expliquer les moyens énormes, au niveau financier et des effectifs, engagés dans les dossiers Sky ECC. La justice et la police se sont enfermées dans ce choix et doivent le justifier", critique celle qui défend un ressortissant albanais suspecté d'être le dirigeant de l'organisation criminelle visée par la principale enquête Sky.
Police contre trafiquants, la lutte existe depuis des années maintenant. Les premiers démantèlent un réseau, les autres corrompent – un policier fédéral bruxellois est sous mandat d'arrêt après avoir proposé un million d'euros à des douaniers pour accéder à un conteneur contenant de la cocaïne, a révélé Le Soir il y a dix jours. Œil pour œil, dent pour dent: un affrontement sans fin. "Notre action induit un surcroît de violence. Nous sommes intervenus et des gens n'ont pas pu payer ce qu'ils devaient et les créanciers ont voulu récupérer leur mise à coup de grenades...", observe un magistrat. "En arrêtant beaucoup de personnes, on les a beaucoup dérangés", a noté le procureur fédéral Frédéric Van Leeuw, jeudi, sur La Une. Prochaine étape en 2023, avec les énormes procès annoncés. Qui se dérouleront sous haute sécurité.
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