"Ce que Poutine propose est irréaliste", estime Sven Biscop (Institut Egmont)
Alors que les tambours de la guerre résonnent aux portes de l'Ukraine, les pourparlers entre la Russie et l'Occident sont au point mort. Une invasion russe pourrait coûter cher à l'Europe.
La crise ukrainienne a monopolisé, cette semaine, la scène internationale. Malgré plusieurs rencontres de haut niveau, à Genève, à l'Otan et à l'OSCE, les pourparlers entre la Russie et l'Occident sont dans l'impasse. En attendant, Moscou continue à acheminer des troupes et de l'artillerie à la frontière ukrainienne, menaçant de passer à l'offensive si l'Europe et les États-Unis ne cèdent pas à ses conditions.
Le président russe Vladimir Poutine veut redessiner l’architecture de sécurité européenne, exigeant le retrait des forces américaines des pays de l'Est et la fin de l'élargissement de l'Otan. Pour les alliés, c'est non.
Sven Biscop, professeur à l’université de Gand et directeur à l'Institut royal des relations internationales (Institut Egmont), décrypte pour L'Echo les enjeux de cette crise.
La Russie a-t-elle l’intention d’envahir l’Ukraine?
C'est possible. Malgré les pourparlers de cette semaine, on ne sait toujours pas si Poutine cherche un compromis. L’instabilité permanente pourrait être un but pour lui. Il maintiendrait une présence en Ukraine pour s’assurer qu’elle reste instable et l’utiliser contre nous.
C’est aussi possible qu’il cherche à conquérir du territoire ukrainien supplémentaire pour créer le lien entre le Donbass et la Crimée, un pont terrestre pour renforcer l'accès à la mer Noire, et faire de la mer d’Azov un "lac" russe.
Pourquoi Poutine exerce-t-il maintenant cette pression militaire?
"Ce sera très difficile, dans un premier temps, d'être privé du gaz russe."
C’est le fruit d’une évolution géopolitique qui a débuté en 1989, avec la chute de l’URSS. La Russie est toujours en train de s’accorder avec cette évolution. Cela cadre aussi avec une culture russe de se voir comme la cible éternelle d’un monde extérieur hostile, toujours prêt à l’envahir. La Russie n’a pas de frontière naturelle. C’est l’image d’une Russie constamment menacée, victime, mais toujours victorieuse. C’est ce discours qui crée la légitimité du régime.
Il y a aussi des motifs de politique intérieure. Le régime ne peut pas offrir grand-chose à sa population et cela va empirer avec la transition énergétique.
Que risque l’Europe?
Le risque d’un conflit avec l’UE et l'Otan est très limité. La Russie n’en a pas les moyens, ni économiquement, ni militairement.
Par contre, une guerre en Ukraine forcerait l’Europe à restreindre encore plus ses relations avec la Russie, avec des conséquences majeures pour notre approvisionnement énergétique. Ce sera très difficile, dans un premier temps, d'être privé du gaz russe. Cela nous forcera à investir davantage dans notre propre dissuasion militaire. Et cela créera une instabilité permanente à nos frontières.
Avec le risque d'une nouvelle crise migratoire?
"L’Ukraine est prête à se battre. Ce ne sera pas si facile de la conquérir."
Oui, si la Russie essaye de conquérir toute l’Ukraine. Dans le cas plus probable de la conquête du territoire entre le Donbass et la Crimée, les réfugiés seront des personnes déplacées intérieurement.
Le Kremlin a-t-il les moyens de prendre toute l’Ukraine ?
Oui, mais l’Ukraine est prête à se battre. Ce ne sera pas si facile de la conquérir, cela deviendra vite une guerre d’attrition.
Les Américains et les Européens interviendraient-ils militairement?
Non. Tout au plus vont-ils approvisionner l’Ukraine en munitions et équipements.
Un tel conflit coûterait cher à l’Europe?
C’est clair.
La Russie pourrait-elle accroître sa menace hybride sur l’Europe, entre autres par des cyberattaques?
Difficile à dire. Ceci dit, sans préjuger des auteurs, on vient d'avoir une grave cyberattaque contre la défense belge.
Quel est l’intérêt pour l’Europe d’avoir une Ukraine stable?
L’Ukraine peut très bien s'orienter vers Moscou si elle le souhaite. Mais comme elle a choisi de s’orienter vers l'Europe, on est moralement obligé de la soutenir. Une Ukraine stable et indépendante fonctionne comme un État tampon entre l’Europe et la Russie. Elle nous aide à maintenir notre propre stabilité.
"La Russie ne veut pas des Européens à la table. Elle préfère parler avec les États-Unis, qu’elle voit comme la vraie puissance."
Pourquoi les Européens sont-ils si peu influents sur cette crise, alors qu’elle les concerne directement?
La Russie ne veut pas des Européens à la table. Elle préfère parler avec les États-Unis, qu’elle voit comme la vraie puissance. L'Union européenne n'a pas, non plus, de système de prise de décision centralisée en matière de défense et d'affaires étrangères. Elle dispose du Service européen d’action extérieure, mais il arrive très souvent après les pays membres. Il est comme un 28e État, et pas son bras diplomatique.
L’UE n’est pas préparée, elle n’a aucun scénario pour affronter cette situation. Cela restera une négociation bilatérale entre les Américains et les Russes, alors que les Européens sont les premiers concernés. Le plus sage serait de dire "voilà ce que nous voulons".
Pourquoi l’UE est-elle si faible ?
Nous sommes toujours divisés. Trop peu de dirigeants européens comprennent que si nous restons divisés, nous n’avons aucun impact. Certains pays pensent que s’ils se profilent individuellement, ils pèseront face aux États-Unis. C’est faux. Seuls quelques États, comme la Belgique, ont un vrai réflexe européen.
Quel compromis est envisageable avec la Russie?
Pour avoir un compromis, il faut des concessions honorables. Ce serait honorable de faire de l’Ukraine un État neutre, qui n’a pas le droit de se joindre à une alliance militaire, tout en étant libre d'avoir des alliances économiques. La neutralité est possible, voyez la Suède, la Finlande, la Suisse… La majorité des États de l'UE n’ont jamais voulu faire entrer l’Ukraine dans l’Otan. C’est le gouvernement Bush qui a poussé à cela en 2008.
La concession honorable du côté russe, ce serait de se retirer du Donbass. Quant à la Crimée, il faut vivre avec, elle restera russe.
Les exigences de Poutine sont-elles réalistes?
Ce que Poutine propose est irréaliste. On ne va pas dénuder les pays de l’Est qui sont déjà membres de l’Otan. Par contre, on peut trouver un accord qui limiterait le stationnement de certaines armes dans certaines régions. Dans ce cas, les Russes devront faire un pas. On parlera de Kaliningrad ou de la zone frontalière avec l’Ukraine.
Qu’est-ce que l’UE gagnerait d’un compromis?
La stabilité. L’Europe est prête à collaborer avec la Russie. Mais la Russie cherche la confrontation. Elle est dans une tendance négative, elle perd de la puissance. Sa posture offensive sert à masquer son affaiblissement.
Une Russie affaiblie ne risque-t-elle pas de passer à l’attaque?
Oui, c’est possible. Même si ses actions militaires en Géorgie, en Ukraine ont été contre-productives. La Russie a pris des territoires, mais l’opinion publique de ces deux pays s’est tournée à 90% vers l’Occident.
Les interventions militaires russes ne marchent que lorsqu’elles sont brèves, pour rétablir l’ordre sans s'attirer les foudres de la population. Comme elle vient de le faire au Kazakhstan, une intervention qui a, d'ailleurs, été très utile à la Chine et sa route de la soie.
Le vrai problème de Poutine n’est-il pas la montée en puissance de la Chine?
Oui, il est probable qu'il cherche à masquer derrière la crise ukrainienne le fait que la Russie est devenue le deuxième violon après la Chine.
C’est un cercle vicieux. Plus Poutine cherche la confrontation avec nous, plus il est forcé de flirter avec la Chine et plus il devient dépendant d'elle. Cette dépendance accroît l’assertivité des Russes, qui se sentent humiliés, et ils la retournent contre nous.
Qu’y a-t-il dans la tête de Poutine ?
Qui peut prétendre lire la pensée de Poutine? Je pense qu’il regarde toutes les options et qu'il n'est pas encore sûr de savoir jusqu’où il peut - et il veut - aller.
On peut dire aussi que Poutine a deux grands objectifs, le prestige d’une grande puissance et rétablir une sphère d’influence sur l’ex-URSS. Cette logique offensive implique un coût. Mais il accroît sa légitimité intérieure. C’est proche du "trumpisme". Il dit à sa population : "Vous êtes pauvres, et vous le resterez. Mais vous serez pauvres et fiers." Vous ne gagneriez jamais des élections en Belgique avec ça. (rire)
- "On ne sait toujours pas si Poutine cherche un compromis. L’instabilité permanente pourrait être un but pour lui."
- "Une guerre en Ukraine forcerait l’Europe à restreindre ses relations avec la Russie, avec des conséquences majeures pour notre approvisionnement énergétique."
- "L’UE n’est pas préparée, elle n’a aucun scénario pour affronter cette situation."
- "L’Europe est prête à collaborer avec la Russie. Mais la Russie cherche la confrontation."
- "Plus Poutine cherche la confrontation avec nous, plus il est forcé de flirter avec la Chine et plus il devient dépendant d'elle."
L'Ukraine a été frappée vendredi par une cyberattaque d'ampleur mais les autorités ont assuré n'avoir pas constaté de dommages importants après cette agression d'origine inconnue qui intervient en plein regain de tensions avec la Russie.
L'Ukraine et ses alliés occidentaux ont accusé à maintes reprises des équipes de hackers russes de mener des attaques coordonnées contre leurs sites et infrastructures stratégiques, ce dont Moscou se défend.
Vendredi à la mi-journée, les sites de plusieurs ministères ukrainiens, dont ceux des Affaires étrangères et des Situations d'urgence, restaient inaccessibles, a constaté l'AFP.
Avant que le site de la diplomatie ukrainienne ne soit rendu inaccessible, un message menaçant --en ukrainien, russe et polonais-- avait été publié sur sa page d'accueil par les auteurs de l'attaque.
"Ukrainiens, prenez peur et préparez-vous au pire. Toutes vos données personnelles ont été téléchargées sur le Web", pouvait-on lire dans ce message accompagné de plusieurs logos dont un drapeau ukrainien barré.
Un sabotage informatique d'ampleur visant les infrastructures stratégiques ukrainiennes afin de désorganiser les autorités est l'un des scénarios évoqués comme pouvant être le signe avant-coureur d'une offensive militaire classique.
L'Ukraine a plusieurs fois été la cible de cyberattaques prêtées à la Russie, notamment en 2017 contre plusieurs infrastructures critiques et en 2015 contre son réseau d'électricité.
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