La valorisation des start-ups technologiques en chute libre
Les entreprises technologiques qui cherchent à lever des fonds voient leur valorisation divisée par deux ou par trois par rapport à il y a quelques mois. Après les excès de 2021, le secteur entre dans une phase de normalisation.
Le secteur technologique vit actuellement une période complexe faite de tension, d’ajustement des valorisations et de prudence. Investisseurs et entrepreneurs s’observent en chiens de faïence en attendant de voir ce qu’il va se passer. Les dépréciations de valorisations des entreprises cotées font ricochet sur les privées. Et ce jusque chez nous avec des conséquences importantes qui se font déjà ressentir.
Des entrepreneurs actuellement à la recherche de fonds et qui voient leur valorisation s'écrouler ont accepté de nous parler à condition que leur anonymat soit respecté. "La valorisation de notre société a été divisée par deux en quelques semaines. Nous devons lever des fonds maintenant, c’est une catastrophe", nous confie l’un d’eux. "Nous sommes en pleine négociation sur la valorisation avec des investisseurs. Selon eux, nous avons perdu deux tiers de notre valeur. C'est absurde", raconte un autre.
Les valorisations des jeunes et moins jeunes pousses technologiques sont en chute libre, le ressenti est partagé autant par les entrepreneurs que les investisseurs. Mais si l’on prend un peu de recul, on observe également que les valorisations obtenues par les entreprises du secteur l'année dernière ont été extrêmement élevées. Trop élevées même, selon certains. "En deuxième partie d’année dernière, les valorisations ont explosé. On a vu des levées de fonds hallucinantes", selon une figure bien connue de l’écosystème technologique belge. Une impression confirmée par Cédric Bovy, qui conseille des fonds d’investissement en tant que Partner chez Bain à Bruxelles : "On observe depuis 2020 une augmentation sensible des valorisations dans le secteur. Cela a aussi été le cas pour 2021."
Les données de valorisations ne sont généralement pas divulguées par les investisseurs et entrepreneurs, mais des données agrégées par Bain permettent de confirmer cette tendance à la hausse jusqu’au début de cette année. Pour calculer une valorisation, on multiplie l’Ebitda (le bénéfice avant intérêts, impôts, dépréciation et amortissement) d’une entreprise. "On constate que les multiples dans le domaine des technologies sont passés d’environ 13 à 14 fois l’Ebitda en 2018-2019 à 16 à 18 fois en 2020 et 2021."
"Nous sommes dans une normalisation du marché après les excès de l’année dernière."
Une chute pour corriger les excès
Le niveau historiquement bas des taux d’intérêt en 2021 a poussé sur le marché une masse de nouveaux investisseurs attirés par les promesses de croissance du secteur technologique. "Il y a eu trop d’argent et en face trop peu de deals à faire, cela a fait exploser certaines valorisations." La chute actuelle des valorisations ne serait donc pas une bulle qui explose, mais plutôt une correction après des sommets anormaux. Un constat qui vaut pour l’international, mais aussi pour la Belgique. Frank Maene, investisseur belge de référence depuis plus de 20 ans dans le secteur technologique, confirme: "Nous sommes dans une normalisation du marché après les excès de l’année dernière."
Le signal à la baisse est venu des plus grands. Les sociétés technologiques cotées en bourse, pour la plupart sur le marché américain, ont vu leur valorisation parfois divisée par deux ou par trois. "Il y a un effet ricochet pour les entreprises qui sont à leur 3e ou 4e levée de fonds. Pas encore pour les toutes jeunes sociétés qui sont à leur première ou deuxième levée de fonds, mais cela pourrait arriver", poursuit Frank Maene qui est à la tête du fonds d'investissement Volta Ventures.
Certains ont réussi à lever des fonds juste avant la tempête avec des valorisations gonflées à bloc. On peut par exemple citer Deliverect, cette start-up gantoise qui a créé un logiciel pour aider les restaurants à mieux gérer les commandes en ligne. Suite à une levée de fonds de 132 millions d’euros en janvier dernier, elle a été valorisée à 1,26 milliard d’euros, faisant d’elle une licorne. "Si leur levée de fonds avait lieu aujourd’hui, la valorisation tournerait plutôt autour des 400 millions d’euros", nous souffle l’un de nos interlocuteurs.
Diviser par deux ou par trois
Cette situation de dépréciation des valorisations est très compliquée à gérer pour un entrepreneur. Certains ont levé des fonds au cours de deux dernières années à une valorisation X, et lors de leur levée actuelle, leur valorisation est revue à la baisse. "En tant qu’entrepreneur, tu ne veux jamais avoir une valorisation en baisse par rapport à une précédente levée de fonds. C’est horrible comme signal et surtout ça coûte très cher à l’entrepreneur", nous explique le fondateur d’une start-up technologique belge.
Effectivement ce scénario peut coûter cher à l’entrepreneur, car lorsque la valorisation d’une entreprise est revue à la baisse d’un tour de table à l’autre, il y a généralement des clauses de dilution très importantes pour les fondateurs qui doivent céder des parts de leur capital à leurs investisseurs pour compenser la baisse de la valorisation.
Pour les entreprises qui ne peuvent pas attendre une période plus favorable pour lever des fonds, le temps presse. "Le marché est toujours en baisse. Il faut aller chercher de l’argent le plus vite possible en espérant que dans 18 ou 24 mois, la situation leur sera plus favorable."
La situation est complexe pour les entrepreneurs, particulièrement ceux à la recherche de fonds, mais aussi pour les investisseurs, selon l’un de nos interlocuteurs qui gravite dans l’écosystème de financement des entreprises technologiques belges. "On va passer par une période de 6 mois très compliquée. Les investisseurs vont devoir prendre leur marqueur rouge et faire le tri dans leur portefeuille. L'ambiance est plus cynique qu’il y a quelques mois."
Le pire est-il passé ?
Il est difficile d’objectiver le ressenti des entrepreneurs avec qui nous avons pu nous entretenir. Nous avons tenté de mettre des chiffres sur les mots, mais c’est mission impossible, semble-t-il. "Ces données ne seront pas disponibles avant 3 à 6 mois", nous explique Cédric Bovy chez Bain, qui confirme tout de même la tendance à la baisse, lui aussi. "Le ressenti est une stagnation et une diminution, mais pas une chute de la même ampleur que celle constatée dans les marchés publics. En tout cas jusqu’à présent." Cela s’explique par le fait que les sociétés qui font l’objet de transactions au cours des dernières semaines sont celles qui ont déjà prouvé leur rentabilité. "Les valorisations seront certainement sous pression au cours des prochains mois."
"Nous ne mangeons pas du capital à la grosse louche. Nous sommes rentables depuis 2017."
Toutes les sociétés technologiques ne sont pas concernées. Les entreprises qui sont actives dans des tendances sociétales de fond et qui ont la rentabilité en ligne de mire pourraient passer entre les gouttes. Celles qui ont déjà prouvé leur modèle économique ont carrément un collier d’immunité auprès des investisseurs. Le meilleur exemple est la société technologique wallonne Odoo, fondée par Fabien Pinckaers et dont la valorisation n’en finit plus de grimper et qui semble faire fi de la situation actuelle. Son directeur financier Alessandro Mazzocchetti nous explique pourquoi: "Nos actionnaires, comme Summit Capital, se renforcent dans notre tour de table parce que nous affichons une croissance de 60 à 70 % de notre chiffre d'affaires. Mais surtout, nous ne mangeons pas du capital à la grosse louche. Nous sommes rentables depuis 2017."
"Il a fallu 6 ans pour se remettre de la crise de 2001, mais ici la situation est différente, car l’argent est toujours là."
Pour les autres, la grande question est de savoir combien de temps cette chute des valorisations va durer. "Il a fallu 6 ans pour se remettre de la crise de 2001, mais ici la situation est différente, car l’argent est toujours là. Les fonds d’investissement vont attendre et certainement renégocier les deals en cours avec des clauses moins conviviales pour les entrepreneurs. Les rôles sont donc en train de s’inverser", explique Frank Maene.
Pour autant, tout n’est pas rose pour les investisseurs. Les opportunités de nouveaux investissements sont du pain bénit, mais les entreprises déjà en portefeuille et leur valorisation en chute vont avoir un impact négatif sur la valeur globale des fonds d’investissement. La situation est donc tendue et remplie d’incertitude de chaque côté d’une corde que chacun essaie de tirer au maximum vers lui en attendant une période plus favorable.
- Les entreprises technologiques qui cherchent à lever des fonds voient leur valorisation divisée par deux ou par trois par rapport à il y a quelques mois.
- Coté investisseurs, on confirme la tendance à la baisse, mais on parle de normalisation du marché après les excès des dernières années.
- Pour ceux qui doivent lever des fonds, le temps presse. Ceux qui ont déjà prouvé leur modèle économique devraient passer entre les gouttes.
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