La Cour constitutionnelle va se pencher sur l'une des armes préférées de l'administration fiscale face aux investisseurs. Cet outil, prévu par l'article 90, 1° du code des impôts sur les revenus (CIR), permet, dans certains cas, de taxer des plus-values réalisées sur des instruments financiers ou des immeubles. La Cour de cassation vient de poser une question préjudicielle à la Cour constitutionnelle au sujet de la conformité de cet article à la Constitution belge.
"Il est très compliqué pour un contribuable de prévoir si la taxation au titre de revenus divers s’appliquera ou non à son cas de figure, par exemple, en cas de cession d’actions."
On l'ignore parfois, mais en droit belge, la non-taxation des plus-values, pourtant considérée comme un pilier de notre fiscalité, constitue en réalité une exception. Le principe de base est, en effet, la taxation des "revenus divers", une catégorie fourre-tout à laquelle le fisc peut recourir quand il estime que certains contribuables ne répondent pas aux conditions de non-taxation des plus-values.
À cet effet, l'article 90, 1° du CIR dispose que "les revenus divers sont les bénéfices ou profits qui résultent de prestations, opérations ou spéculations quelconques, en dehors de l'exercice d'une activité professionnelle, à l'exclusion des opérations de gestion normale d'un patrimoine privé consistant en biens immobiliers, valeurs de portefeuille et objets mobiliers".
Nid à litiges
Pour bénéficier de la non-taxation des plus-values, par exemple sur des actions ou encore lors de la revente d'immeubles, il faut donc réaliser ces opérations dans le cadre de la "gestion normale d'un patrimoine privé". Le problème est que cette notion est assez floue, ce qui permet au fisc d'établir lui-même une appréciation en fonction de certains critères par toujours très clairs. À partir de combien de plus-values ou de quel montant de plus-values excède-t-on une gestion normale du patrimoine?
Cette incertitude est un nid à litiges entre les contribuables et l'administration fiscale. L'un de ces différends est remonté récemment jusqu'à la plus haute juridiction belge, la Cour de cassation. Celle-ci s'est alors demandée si cette disposition fiscale clé n'était pas contraire aux principes constitutionnels.
"Si la Cour constitutionnelle considère que cette disposition viole la Constitution, cela provoquerait un mini-séisme!"
"En l’espèce, la Cour constitutionnelle doit se prononcer sur la question de savoir si cette règle ne viole pas, tout d'abord, le principe de prévisibilité de la loi fiscale", explique Denis-Emmanuel Philippe, avocat associé au cabinet Bloom Law. "La gestion normale du patrimoine privé s’apprécie au regard du critère du bon père de famille. Or, il s’agit d’une notion évolutive, d’un critère dynamique, qui doit s’apprécier notamment en fonction de l’état de la fortune du contribuable et de sa situation personnelle. Il est dès lors très compliqué pour un contribuable de prévoir si la taxation au titre de revenus divers s’appliquera ou non à son cas de figure, par exemple, en cas de cession d’actions, ce qui peut violer le principe de prévisibilité de la loi fiscale."
Conséquences importantes
La Cour constitutionnelle est aussi interrogée sur la conformité de l'article 90, 1° au principe de non-discrimination. Il s'agira donc, pour la Cour constitutionnelle, de vérifier s'il existe une justification raisonnable, sur base d'un critère objectif, eu égard à l'objectif poursuivi par le législateur, quand on traite différemment, d'une part, les bénéfices ou profits considérés comme imposables en application de cet article et, d'autre part, les bénéfices ou profits découlant de la gestion normale d'un patrimoine privé, qui sont non imposables.
En cas d'inconstitutionnalité, l'Inspection spéciale des impôts perdrait l'arme qui lui a permis d'intervenir notamment dans la vente des actions de Jules Destrooper.
Cet examen de constitutionnalité qui se profile pour cet instrument à disposition du fisc peut sembler très théorique mais en pratique, il pourrait avoir des conséquences importantes en cas de constat d'inconstitutionnalité. "Si la Cour constitutionnelle considère que cette disposition viole la constitution, cela provoquerait un mini-séisme!", assure Me Philippe. "En effet, ceci voudrait dire que le fisc ne pourrait plus utiliser cette catégorie 'fourre-tout' des revenus divers pour taxer toute une série de choses, comme certaines plus-values 'anormales' sur actions ou encore certaines plus-values immobilières 'anormales' réalisées par des multipropriétaires, à savoir ceux qui prennent des risques et font des opérations d’achats/ventes répétitives."
Comme exemple de plus-value sur actions considérée comme anormale par le fisc récemment, Denis-Emmanuel Philippe cite le cas de la plus-value réalisée lors de la vente des actions de Jules Destrooper. Un constat d'inconstitutionnalité priverait donc l'Isi (Inspection spéciale des impôts) d'une arme puissante dans un pareil cas.
Dégrèvement sur cinq ans
Mais selon Me Philippe, une telle décision de la Cour constitutionnelle "semble toutefois peu vraisemblable". Il rappelle en effet qu'en 2017, une question préjudicielle avait été posée pour voir s’il n’y avait pas une discrimination dans ce même article de loi parce que l'exception porte sur les plus-values sur les biens immobiliers, valeurs de portefeuille et objets mobiliers mais pas les plus-values sur les biens mobiliers immatériels, comme un fonds de commerce. "La Cour constitutionnelle avait répondu par la négative, estimant que le législateur avait pu légitimement limiter le bénéfice de l’exemption en question aux biens ainsi énumérés", rappelle Denis-Emmanuel Philippe.
"Un arrêt négatif de la Cour constitutionnelle constituerait, de facto, une invitation au législateur à corriger sa loi pour l'avenir."
Reste à voir ce qu'elle décidera dans ce cas-ci car la question est posée sous un tout autre angle. L'affaire est en tout cas prise très au sérieux par les fiscalistes car un arrêt défavorable au fisc pourrait avoir des effets importants. En effet, un constat d'inconstitutionnalité, "peut constituer un 'fait ou élément nouveau' susceptible de fonder un dégrèvement d'office", souligne Denis-Emmanuel Philippe. "En bref, ceci signifie que les contribuables qui se sont fait imposer à titre de revenu divers dans le passé pourraient obtenir, dans certains cas, un dégrèvement de l’impôt dans les cinq ans de son établissement."
Autre conséquence, mais pour l'avenir: en cas d'inconstitutionnalité constatée par la Cour, "un nouveau délai de six mois prend cours pour l’introduction d’un recours en annulation de la norme législative considérée", rappelle Me Philippe. "Pour cette raison, un arrêt négatif de la Cour constitutionnelle en réponse à la question préjudicielle constituerait, de facto, une invitation au législateur à corriger sa loi pour l'avenir." De quoi précipiter la réforme de l'impôt des personnes physiques que prépare le ministre des Finances, Vincent Van Peteghem (CD&V)?
- La Cour constitutionnelle va devoir examiner la disposition fiscale qui permet de taxer certaines plus-values qui, selon le fisc, échappent à l'exception légale érigeant un célèbre principe du droit fiscal belge: la non-taxation des plus-values sur actions et sur immeubles.
- Les conditions permettant de taxer néanmoins des plus-values sont si vagues qu'on pourrait être en présence d'une violation du principe de prévisibilité de l'impôt.
- Il y aurait aussi une discrimination potentielle entre ce qui relève ou non de la gestion du patrimoine privé, condition nécessaire à la non-taxation des plus-values.
- Un constat d'inconstitutionnalité aurait des conséquences importantes, tant pour le passé que pour l'avenir.