Chronique | D'une pratique flexible, le télétravail est devenu un mode de vie
L'internalisation du télétravail dans l’organisation des rythmes de vie rend sa régulation par l’entreprise nettement plus délicate.
Il y a la partie visible de l’iceberg: le télétravail est pratiqué aujourd’hui par 33% de la population active belge en emploi (contre de 17% en 2018), sa fréquence a augmenté (deux jours par semaine contre un seul), les entreprises s’y sont adaptées dans leurs infrastructures IT et modes de management (responsabilisation, objectifs, etc.) pour organiser cette forme de flexibilité.
Et puis, il y a la face cachée de l’iceberg: en réalité, l’organisation du travail échappe de plus en plus aux entreprises et à leur management. Le télétravail est devenu partie intégrante d’un «mode de vie» pour celles et ceux qui peuvent le pratiquer et il charrie un nombre croissant d’enjeux qui demeurent peu pris en compte jusqu’à présent.
Face à l'impératif de «refaire collectif», les organisations ont voulu réguler la présence collective au bureau. Mais cela ne se passe pas toujours sans heurts.
Le «business case» du télétravail, dès son apparition dans les années 1980, fut celui d’un «win-win» classique: en organisant une flexibilité de l’espace et du temps de travail, notamment via le télétravail, l’entreprise gagnait en productivité et réduisait sa surface de bureaux alors que les salariés gagnaient en autonomie et qualité de vie. Cette configuration gagnante-gagnante fut confortée par les innombrables études et enquêtes réalisées sur le sujet qui pointaient toutes une augmentation de productivité due à un temps de travail plus dense (peu d’interruptions, une capacité de concentration accrue) et plus long (le temps de transport étant en partie réalloué au travail). Notons que la pratique-type du télétravail expliquant ces effets était celle d’une journée par semaine, en moyenne. Il s’agissait, et c’est essentiel, d’un isolement choisi, d’un temps de travail préservé.
L'impératif de "refaire collectif"
Aujourd’hui, dans le contexte du travail hybride, le télétravail est pratiqué plus régulièrement et, surtout, il est la reproduction d’une journée de travail «au bureau» avec son lot de réunions, d’interactions et d’interruptions. L’effet sur la productivité est nul. Pire, le collectif et le management, en souffrance, compliquent, voire entravent certaines activités clés (innovation, créativité, résolution de problèmes complexes, engagement organisationnel…).
L’hybridation du travail dépasse la sphère professionnelle et est autant source d’hybridation des temps et des espaces de vie.
Face à cet impératif de «refaire collectif», les organisations ont voulu réguler la présence collective au bureau (cf. L'Écho 19/02/2022). Mais cela ne se passe pas toujours sans heurts, à l’image de la grève des salariés d’Ubisoft l’automne dernier lorsque l’entreprise a demandé à ses salariés d’être présents trois jours par semaine sur site.
La régulation du télétravail semble ainsi en partie échapper à l’organisation et à son management. Qualifiées de «retour en arrière» ou de signes de manque de confiance, ces tentatives démontrent que le télétravail n’est plus seulement une pratique de flexibilité du travail aux mains de l’organisation, mais un mode de vie pour les salariés qui construisent leur quotidien par le biais d’arrangements permanents avec le temps… y compris le temps de travail.
C’est cette internalisation du télétravail dans l’organisation des rythmes de vie qui rend sa régulation par l’entreprise délicate. L’hybridation du travail dépasse la sphère professionnelle et est autant source d’hybridation des temps et des espaces de vie. D’autres enjeux pour les organisations, le management, la santé, l’égalité, la diversité, l’environnement, l’économie urbaine et d’autres perspectives associées à cette mutation du télétravail devenu mode de vie émergent aussi aujourd’hui et mériteraient que l’on s’y attarde.
Laurent Taskin
Professeur à la Louvain School of Management
Auteur du livre paru cette semaine: "Le télétravail, un mode de vie, Presses de Sciences Po., 140 p., 9 €.
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