Chronique | La fin de l’entreprise "traditionnelle"
L'entreprise "traditionnelle" se meurt. Deux types nouveaux émergent parmi d’autres, comme deux extrêmes d’un continuum qui cristallise les tendances en cours et préfigure l’entreprise de demain.
Je voue une passion certaine à ce que l’on nomme communément "l’entreprise", ce collectif organisé qui apprend, crée, invente, produit, rend service avec intelligence — l’intelligence du travail de gestion et d’organisation, notamment. L’entreprise est, quoiqu’on en dise, un acteur politique majeur de notre temps, un objet d’étude toujours surprenant. Pourtant, aujourd’hui, cette entreprise se meurt.
L’entreprise fait face aux transformations des systèmes et des institutions qui la régulent, en même temps que le travail mute et que le rapport au travail se reconfigure. Dans le contexte de l’hyper individualisation, de la digitalisation et de la globalisation, l’entreprise "traditionnelle" ne semble plus faire recette: les bureaux se vident, la coordination se complexifie, les cultures d’entreprise garantes des collectifs et de l’engagement paraissent artificielles, le management, en manque de reconnaissance et de leviers d’action véritables, s’épuise, le métier est d’ailleurs délaissé…
Si ces phénomènes sapent les fondements de ce collectif organisé, force est de constater que l’entreprise existe toujours. Mais, de quelle entreprise parle-t-on alors? Deux figures émergent parmi d’autres, comme deux extrêmes d’un continuum qui cristallise les tendances en cours et préfigure l’entreprise de demain.
"Entreprise tablette" et "entreprise communauté"
Premièrement, dans la continuité des évolutions récentes de la société, du monde du travail et du management, une entreprise qui relie des individus isolés, connectés entre eux pour la réalisation d’activités précisément prescrites. Nommons-la "entreprise tablette" pour ne pas utiliser le terme "plateforme" qui renvoie à d’autres réalités.
L’autonomie a un prix, dans "l’entreprise tablette": celui de la traçabilité et du contrôle (des tickets résolus, des temps de connexion, des délais, etc.).
Les travailleurs sont autonomes, ils s’auto-gèrent largement. La gestion est faite d’un grand nombre de processus digitalisés: les outils de coordination de projets côtoient les "service desks" accessibles aux salariés et via lesquels ils demandent une assistance technique (remplacement d’un outil, dépannage, accès…) au même titre qu’une inscription à une formation, l’actualisation de leur profil de compétences, l’insertion des jours de congé et des justificatifs d’absence, des questions liées à leur rémunération ou à leur progression de carrière.
Toute interaction a lieu sur les plateformes digitales de "l’entreprise tablette" ce qui permet à celle-ci de contrôler les flux et l’activité de travail de ses collaborateurs. Car l’autonomie a un prix, dans "l’entreprise tablette": celui de la traçabilité et du contrôle (des tickets résolus, des temps de connexion, des délais, etc.). Bref, dans cette figure, l’entreprise "relie" les travailleurs par la technologie, leur permet d’être connectés à elle et aux projets qu’ils gèrent. Elle est finalement un nœud de contrats explicites sur les attentes des salariés qui s’y cantonnent et produit de nombreux indicateurs de productivité utiles à son reporting.
Mission sociétale
Deuxièmement, en réaction sans doute aux tendances en cours et par nécessité pragmatique ou morale, une "entreprise communauté" qui place le sens et le travail d’organisation (et donc, le management) au centre de sa stratégie. Au-delà de sa finalité économique, l’entreprise communauté est attachée à sa mission sociétale qui est codéfinie avec la communauté de travail. "L’entreprise communauté" informe et implique sa communauté dans ses projets et sa gestion, elle met en œuvre un management humain axé sur la reconnaissance du travail réel et valorise les métiers d’encadrement qui exercent des responsabilités claires, avec exigence et bienveillance.
Comme le montre un demi-siècle d’études en sciences des organisations, personne n’apprécie de se sentir réduit au statut de donnée, de ressource ou d’indicateur.
Ces deux figures coexistent. Selon le type d’activité et le niveau de qualification, la première se prévaut d’une certaine efficacité économique de court terme, mais n’est pas épargnée par les conflits sociaux, l’absentéisme et les difficultés de fidéliser son personnel — des problématiques dont elle peut s’accommoder dans un modèle froid de gestion des ressources.
La seconde se développe dans des secteurs d’activités où il est crucial d’attirer et de fidéliser des personnes qualifiées et dans des entreprises où la mission prime. Elle attire donc les travailleurs sensibles au sens du travail — et ceux-ci sont de plus en plus nombreux. Retenons à ce titre qu’au plus l’entreprise et ses processus se digitalisent, au plus la gestion des personnes se déshumanise, au plus l’exigence d’être considéré avec humanité et dignité sera forte. Comme le montre un demi-siècle d’études en sciences des organisations, personne n’apprécie de se sentir réduit au statut de donnée, de ressource ou d’indicateur. Alors, où en êtes-vous? Et pourquoi?
Laurent Taskin
Professeur à la Louvain School of Management
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