Tribune | Pourquoi est-il devenu si difficile de travailler encore ensemble à un projet commun?
La gestion des ressources humaines doit réhabiliter le travail comme objet principal de son action au détriment d'une individualisation croissante du travail qui a fini par compromettre le collectif et la performance des organisations.
La gestion des ressources humaines (GRH) est souvent perçue comme une fonction de support dédiée à la gestion et à l’accompagnement des individus. Dans cette perspective, sa mission consiste à fournir le personnel nécessaire à la réalisation des objectifs de l’entreprise, tant en quantité qu’en qualité. C’est une fonction d’allocation des ressources, comme toute fonction de gestion, du reste.
De nombreux modèles se sont développés pour structurer les activités RH les plus génératrices de valeur au regard de cette mission. Le plus populaire est celui des rôles identifiés par Dave Ulrich, consultant-gourou qui enseigne par ailleurs à l’Université du Michigan. Il distingue des rôles stratégiques, d’expertise fonctionnelle, de développement du capital humain et de représentation des employés. Ces modèles invitent grosso modo les professionnels RH à contribuer plus directement à la stratégie, mais constatent que l’essentiel de leur temps est alloué à des activités d’expertise administrative et d’accompagnement des individus.
Force est de constater que cette spécialisation dans la gestion de "l’individu" ne semble pas porter ses fruits si l’on considère l’évolution du taux d’absentéisme global et, dans certaines entreprises, du niveau d’engagement au travail, de la capacité d’attirer et de fidéliser les talents.
La gestion de "l’individu"
En effet, au fil des décennies, les départements RH semblent avoir considéré que leur valeur ajoutée tenait à leur capacité à individualiser les processus RH. De nombreux outils se sont ainsi développés afin de permettre aux salariés de moduler leurs conditions de travail au regard de leurs préférences: salaire à la carte (plan cafétéria), parcours professionnels et de développement individualisés, horaires et lieux de travail adaptables, coaching et accompagnement psychologique (via une hot-line, par exemple) amenant le salarié à "se connaître soi-même" et à "se focaliser sur ses attentes et son projet professionnel personnel", ont ainsi complété un arsenal déjà constitué d’objectifs, d’évaluations et de récompenses individuels.
Or, force est de constater que cette spécialisation dans la gestion de "l’individu" ne semble pas porter ses fruits si l’on considère l’évolution du taux d’absentéisme global et, dans certaines entreprises, du niveau d’engagement au travail, de la capacité d’attirer et de fidéliser les talents ou encore du management de proximité.
À force d’avoir érigé l’individualité (satisfaction personnelle, bonheur, équilibre, risques psychosociaux) en finalité plutôt qu’en moyen, et à force d’avoir privé les managers de leur responsabilité-autorité en matière d’organisation du travail au bénéfice d’une approche exclusivement centrée sur l’accompagnement individuel, il semble aujourd’hui plus difficile de travailler ensemble au service d’un projet commun. Rien d’incongru, en soi.
La GRH doit gérer le travail, c’est-à-dire réhabiliter la communauté, l’organisation du travail et des sujets, au détriment d’une focale qui s’est trop portée sur le bien-être individuel et l’individu.
Réhabiliter le travail
Une cartographie de l’évolution des activités et rôles, menée de 2020 à 2022 auprès d’une même cohorte de responsables RH, montre que la priorité est ailleurs, dans la (re)construction des communautés de travail. Celle-ci passe par diverses activités mobilisant des méthodologies participatives et invite, en creux, la GRH à réhabiliter le travail comme objet principal de son action. C’est le travail qui relie, soutient l’engagement organisationnel et l’identité professionnelle. Il est moteur de sens, car il met en relation la personne et l’activité, dans le cadre d’une communauté de travail (l’entreprise, l’établissement, l’unité, la communauté de pratique…) re-visibilisée et recentrée.
Dès lors, pour répondre aux enjeux de notre temps, la GRH doit gérer le travail, c’est-à-dire réhabiliter la communauté, l’organisation du travail et des sujets et habiletés gestionnaires (charge de travail, gouvernance, qualité du management), au détriment d’une focale qui s’est trop portée sur le bien-être individuel et l’individu.
Ce rééquilibrage — car il n’est pas question de délaisser totalement l’accompagnement — nécessite un enrichissement de compétences, notamment en réinvitant, au sein de ces départements, gestionnaires et sociologues capables de rapprocher l’action de la GRH du projet de l’organisation. Ce faisant, c’est une transition plus fondamentale qui s’opère: celle de la GRH et de sa grammaire (individus, mesure, objectivation, satisfaction individuelle…) vers le management humain et la sienne (communauté, reconnaissance, travail réel…).
Laurent Taskin
Professeur à la Louvain School of Management
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