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interview

Michèle Lamont: "L'enjeu politique aujourd’hui est de donner de la valeur aux gens"

Michèle Lamont observe que la génération Z "ne croit plus du tout dans l’american dream"." Le monde futur qu’ils veulent créer", dit-elle, "n’est plus organisé autour de la consommation, mais autour de l’inclusion et de l’authenticité". ©Nina Subin

Professeur à l'Université de Harvard, la sociologue canadienne Michèle Lamont s’intéresse principalement à la question des inégalités sociales et de la diversité. Dans son dernier livre*, elle se penche sur la notion de reconnaissance. Selon elle, "le rêve américain" est devenu hors de portée pour la plupart des gens et la société de demain s'organisera beaucoup moins autour de la consommation que de l'authenticité et de la dignité.

Les tensions sociales et les divisions au sein de notre société semblent de plus en plus marquées. Assiste-t-on, selon vous, à une redéfinition de la lutte des classes?

Oui, mais elle n’est pas mobilisée autant par les syndicats qu’il y a quarante ou cinquante ans. Après la Deuxième Guerre mondiale, il y a eu une période de mobilité sociale ascendante en Amérique du Nord et en Europe. La croissance et la consommation ont créé une classe moyenne. Mais le pouvoir d’achat de ceux qui n’ont pas de diplôme s’est considérablement réduit au cours des dernières décennies.

On entre de plus en plus dans une société à deux vitesses: ceux qui ont des diplômes vivent des vies plus confortables alors que les autres essayent de survivre…

Comment expliquez-vous cette perte d'influence des syndicats?

Les victoires des États-nations ont fait que le besoin des syndicats s’est amoindri. Et pourtant, il y a actuellement un renouveau syndical dans le contexte américain, dans le secteur des services (Starbucks, Amazon, etc.) On assiste à une remobilisation des syndicats, notamment à travers une population plus jeune qui est plus sensible à la justice sociale depuis "Black Lives Matter". Le problème en Amérique du Nord, c'est que de nombreux boulots ne sont pas suffisamment bien payés pour permettre aux gens de gagner leur vie. Pour éviter la pauvreté, beaucoup de personnes sont donc obligées d’avoir deux emplois. La qualité de vie est donc terrible. On entre de plus en plus dans une société à deux vitesses: ceux qui ont des diplômes vivent des vies plus confortables alors que les autres essayent de survivre…

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Qui incarne politiquement ces travailleurs et cette classe modeste aux États-Unis?

J’ai analysé les discours de Trump. Il parle systématiquement aux ouvriers. Il incrimine la globalisation, pointe les immigrés, promet la dignité retrouvée aux travailleurs, qu’il présente comme les piliers de la société américaine. Biden le fait aussi, mais de façon très différente. La façon de réfléchir, le langage et les blagues sexistes qu’emploie Trump résonne avec la culture mâle «working class». Trump a une plus grande proximité culturelle avec les ouvriers que la plupart des démocrates.

À la suite de l’État du Colorado, l’État du Maine vient de le rendre inéligible. Dans le cas où il se retrouverait quand même aux portes du pouvoir en 2024, il pourrait toujours compter sur l’appui de cette "working class"?

Oui, et c’est la raison pour laquelle il attaque la culture woke pour dénigrer les démocrates. Il sait qu’il s’en prend, ce faisant, aux élites. Les démocrates sont en réalité face à un casse-tête: il est très difficile de satisfaire conjointement les aspirations des ouvriers et les attentes des jeunes progressistes. On le voit notamment à travers le conflit israélo-palestinien, qui divise profondément l’électorat démocrate. De manière générale, la situation internationale actuelle affaiblit la position des démocrates. Mais il pourrait aussi y avoir des divisions parmi les républicains. Et si Trump perd ses procès, cela pourrait faire évidemment une grosse différence.

Biden qui brigue un deuxième mandat, c’est une bonne idée selon vous?

Le problème est qu'il n'existe pas d'alternative crédible à Biden chez les démocrates pour les élections de 2024. Son équipe manque de poids politique et elle n’a pas su se renouveler. Anthony Blinken, par exemple, est très compétent, mais il est beaucoup trop élitiste pour l’américain moyen. Trump n’en ferait qu’une bouchée. Cela dit, je trouve qu’on exagère avec la question de l’âge de Biden, surtout quand on regarde l'état de Trump...

Vous vous intéressez notamment à la façon avec laquelle les inégalités sociales se traduisent à travers des différences géographiques. La division géographique entre les populations s’accentue dans nos sociétés?

La division géographique et sociale des populations mine nos démocraties. Il y a un déclin croissant de la dignité au sein de la société. Le grand enjeu politique aujourd’hui est de savoir comment donner de la valeur aux gens et comment éviter la stigmatisation. Le fossé a grandi inlassablement entre les mondes urbains et les mondes ruraux en Europe et aux États-Unis. Ces populations sont plus aigries à cause du déclin social. Ils ont l’impression, à juste titre, que leur dignité n’est pas reconnue par les politiciens. Ils se sentent marginalisés.

Pour beaucoup de personnes hors des villes et pour la classe ouvrière, l’écologie est perçue comme une question de gens éduqués et privilégiés.

C’est aussi le reflet d’une crise des élites?

Les élites sont de plus en plus isolées. Il existe une véritable ségrégation spatiale dans nos sociétés. Il y a de moins en moins de contact entre les classes. Cet isolement des élites dans les quartiers riches ne leur permet plus de comprendre la réalité de ceux qui ne sont pas comme eux. Cela accentue le clivage et la polarisation dans la société et qui complique notamment la tâche des démocrates aux États-Unis…

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Ce fossé au sein de la société se traduit aussi au point de vue écologique?

Pour beaucoup de personnes hors des villes et pour la classe ouvrière, l’écologie est perçue comme une question de gens éduqués et privilégiés. Pour favoriser l’achat des véhicules électriques aux États-Unis, par exemple, les politiques ont alloué des subventions. Mais une subvention de 5.000 dollars pour un véhicule qui coûte 50.000 dollars n'est pas suffisante pour les classes les plus modestes.

Aux États-Unis, il y a actuellement 5% de véhicules hybrides et 1% de véhicules totalement électriques. Alors qu’ils sont et seront directement touchés par le changement climatique, les gens les plus pauvres ont l’impression que l’écologie ne les concerne pas. Ils ont l’impression que l’écologie reste une problématique de riche. L’écologie est très liée à un certain "life style": le végétarisme, le sport, l’hygiène de vie, etc. Le style de vie influence beaucoup plus qu’on ne croit notre rapport à l’écologie.

Ce que la gauche, dans son ensemble, a oublié?

La gauche a mis trop de temps à comprendre qu’elle perdait le monde ouvrier. Elle doit se concentrer sur la dignité des travailleurs si elle veut encore toucher ces populations. Aux États-Unis, Biden est très identifié au mouvement ouvrier, mais la classe ouvrière a changé, elle s’est féminisée et elle est très diversifiée au niveau ethnique.

Ce clivage dans la société est accentué par les réseaux sociaux?

À mon sens, on exagère l’importance des réseaux sociaux. Bien souvent, ce sont les gens qui utilisent les réseaux sociaux qui en soulignent l’importance démesurée. En réalité, beaucoup de personnes continuent de regarder la télé. Cela reste la façon avec laquelle la majeure partie des gens continuent de s’informer. Aux États-Unis, par exemple, les gens regardent la télévision 5h par jour.

Le rêve américain a été fonctionnel et positif, mais il est devenu dysfonctionnel.

Derrière ce clivage social, on trouve également un conflit intergénérationnel, selon vous?

La génération Z ne croit plus du tout dans l’american dream. Le monde futur qu’ils veulent créer n’est plus organisé autour de la consommation, mais autour de l’inclusion et de l’authenticité. Ils ne veulent plus construire leur vie autour du travail et d’une mobilité sociale à laquelle ils n'ont pas accès.

Ma génération a bénéficié de ce qu’on nomme l’«asset economy».Nous avons pu devenir facilement propriétaires et ce bien a pris de la valeur avec le temps. Les jeunes générations ne vivront pas avec ces avantages. Le rêve américain a été fonctionnel et positif, mais il est devenu dysfonctionnel. On peut croire à un mythe, mais il faut tout le temps le réajuster à la réalité. C’est pourquoi la crise climatique est probablement un moment charnière pour imaginer un nouveau grand récit collectif.

Le rêve chinois pourrait-il remplacer l’american dream?

Xi Jiping a, en effet, mis en avant le «rêve chinois», mais il est loin d’être accessible à tous. L’accès à la technologie, par exemple, reste réservé à la classe supérieure. D’autre part, comme en Europe, il y a une grave crise de l’emploi chez les jeunes. Il n’y a pas de mobilité sociale ascendante en Chine, à moins d’adhérer au parti. La Chine vit un moment de crise après des décennies de croissance. Comme l’Europe, elle est aussi frappée par un déclin de la fertilité et un conflit entre le monde urbain et le monde rural. La grande différence est qu'il n'existe pas de mouvement social en faveur de la diversité en Chine: les musulmans, les homosexuels et les femmes sont opprimés. Même si le régime met en valeur les femmes qui font des études supérieures, la Chine demeure une société où les femmes de 25 ans rêvent essentiellement de trouver un mari.

Comment expliquez-vous la difficulté à affronter le problème de la diversité et de l’intégration dans les pays européens?

Le problème est que le mythe républicain a empêché de reconnaitre que la société est devenue de plus en plus diversifiée. Le rêve américain a été fonctionnel et positif, mais il est devenu dysfonctionnel.Au Canada, la diversité est mieux gérée. Bien sûr, le pays n’est pas confronté aux mêmes problèmes que l’Europe, notamment à la problématique des réfugiés. Mais, en Europe, il manque d’une vraie politique multiculturelle, car le passé colonial pèse énormément.

*Seeing Others: How Recognition Works--And How It Can Heal a Divided World, Michele Lamont, Atria/One Signal Publishers, 272 p., 34, 23 euros.

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